Tisserand de la compréhension du devenir
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Les erreurs de René Descartes

Descartes est l'indiscutable fondateur de la philosophie de la Modernité. Techniquement, sa pensée est, du point de vue métaphysique : théiste, dualiste et idéaliste , de point de vue cosmologique : analyciste, réductionniste et mécaniciste, et du point de vue anthropologique : subjectiviste, humaniste et rationaliste. Ces neuf qualificatifs recouvrent autant d'erreurs capitales et fatales qui ont entrainé l'Occident dans une absurde vision du monde fondée sur le conflit de tout contre tout. Le positivisme, le scientisme et le darwinisme en sont les déclinaisons directes. L'industrialisme, le financiarisme et le consumérisme aussi.

Toute la pensée de Descartes se construit sur ce fameux point d'appui qu'est la première et seule certitude directement accessible : "Je pense donc je suis" (Cogito ergo sum).

Cette certitude première, fondamentale pour Descartes, est absurde et fausse.

Elle est absurde dans la simple mesure où le premier terme (Je pense) est un terme de mouvement puisque toute pensée est d'abord un changement, un jaillissement d'une idée, d'une conscience, un enchainement d'idées dans la conscience, et où le second terme (Je suis) est un terme d'immuabilité qui pose l'être c'est-à-dire ce qui ne devient ni n'advient, ce qui est ce qui est et ce qu'il est, ce qui est absolument identique à soi. La "certitude" cartésienne nous dit donc : je change donc je ne change pas.

Cette certitude première est aussi fausse dans la mesure où elle pose le "je" comme partie intégrante de l'évidence première. Or, ce "je", c'est-à-dire l'ego, est un concept extrêmement élaboré qui n'a rien de premier puisque le "je" ne peux se définir que face à l'autre qui, dans la démarche du doute méthodique et absolu, n'existe pas encore et ne pourra être éventuellement pris en compte que dans un second temps. Poser le "je" au cœur de la certitude première et fondatrice, revient à déjà présupposer un dualisme implicite et ontique d'un "je" face au "non-je". S'il fallait rectifier la pensée cartésienne, il faudrait remplacer le : "je pense donc je suis" par un : "il y a pensée donc il y a existence (c'est-à-dire "devenir" et non pas "être")".

Le certitude première de Descartes, pour avoir une petite chance de fonder quoique ce soit, doit devenir : "il y a pensée donc il y a devenir".

Le "donc" (ergo) pose problème car il présuppose une inférence logique du genre : "si ceci alors cela" ou, encore, "puisque ceci alors cela". Tant sur le fond que sur la forme, d'où donc viendrait cette implication ? Sur la forme, s'il y a doute méthodique et que l'on se place bien en amont de toute autre considération, à la recherche de la certitude première, on ne peut rien présupposer car cette présupposition deviendrait ipso facto, soit la certitude première tant cherchée, soit la preuve que ladite certitude ne peut exister puisqu'elle présuppose quelque chose qui lui est antérieur, ou à laquelle elle est relative. Devoir présupposer, en d'autres termes, l'existence, la validité et l'évidence de la logique aristotélicienne comme condition première de la certitude première est simplement une absurdité.

Quand au fond, même en faisant l'impasse sur ce qui précède et en acceptant la logique d'implication comme présupposé, il n'est pas possible, "logiquement", d'inférer l'un de l'autre les deux membres de la proposition sans le recours indispensable à une tierce "évidence", partie intégrante obligatoire de la supposée certitude première. Autrement dit, pour établir un lien logique d'inférence entre "penser" et "devenir", (ou, comme dans l'affirmation première de Descartes, entre "penser" et "être"), il faut passer par des définitions précises, univoques et évidentes de "penser" et de "devenir" (ou de "penser" et "être", ce qui est encore pire).

Ici encore, pour que la proposition fasse sens ou, plus exactement, qu'elle puisse fonder quoique ce soit de communicable, de partageable, il faut un présupposé implicite impossible à réaliser : posséder de manière évidente, claire, immédiate, directe, univoque, universelle, absolue - tant en latin qu'en français ou dans toutes les autres langues -, la définition de concepts ardus tels que "penser" et "devenir" ou "être". Tel n'est évidemment pas le cas.

Il faut donc renoncer, tant sur la forme que sur le fond, au "donc" central de la proposition cartésienne qui, alors, devient : "il y a pensée, il y a existence", et l'on ne comprend plus pourquoi il y reste deux membres distincts sans aucun lien évident possible entre eux.

A ce stade, soit l'on garde les deux membres de la proposition et l'on entérine un choix philosophique, celui du dualisme ontique (c'est d'ailleurs la position réelle de Descartes), soit on en élimine l'un des deux selon qu'il est faux ou qu'il est réductible à l'autre. Comme il est évident qu'il y ait à la fois existence ET pensée, la réduction s'impose. Et elle n'est guère difficile car "il y a pensée" est une des déclinaisons possibles de : "il y a existence". En effet, qu'est-ce que la pensée sinon le devenir conscient de lui-même ? La pensée devient alors une des multiples modalités possible du fait d'exister et de devenir (et non d'être puisque l'être est immuable absolument et que la pensée est processus, démarche, flux, mouvement, linéament, donc devenir).

Puisqu'il y a pensée (comme certitude seconde), la seule formulation authentiquement plausible de la certitude première de Descartes, devient alors : "il y a devenir" (la pensée n'étant qu'une des modalités particulières de ce devenir, modalité qui habitait Descartes et habite l'auteur de ces lignes).

Le "il y a devenir" peut être compacté et permet alors d'écrire un : "il advient", qui fonde le réel comme jaillissement, comme mouvement et devenir purs, comme surgissement d'existence dont participe totalement et mystérieusement l'écriture même de ces mots.

Le subjectivisme égotique de Descartes se transforme alors en un subjectivisme absolu, cosmique, moniste, hénologique. Le "il" de "il advient" est pur sujet (d'ailleurs sujet grammatical du verbe "advenir" dans la formulation proposée) et tout ce qui existe vient de lui, participe de lui et retourne à lui. On est là au cœur même des philosophies les plus antithétiques à Descartes qui soient, comme le Tao ou le Vedanta advaïta, par exemple.

Ce "il" n'a évidemment rien à voir avec le Dieu de Descartes qui est un dieu personnel, fondé sur l'absurde conviction idéaliste (car ce n'est ni une preuve "ontologique", ni une évidence) que, puisque le "je" cartésien qui pense et est, est capable de penser l'idée de perfection, cette perfection devrait nécessairement exister (idéalisme) et s'incarner (théisme) en un Dieu tout autre, radicalement et absolument étranger à tout ce qui véhicule la moindre imperfection, c'est-à-dire radicalement et absolument étranger au monde réel tel qu'il est.

Tout au contraire, ce "monde réel tel qu'il est", étant évidemment un pur produit du : "il advient" (puisque ce monde advient à l'existence à chaque instant), il est une manifestation inséparable, indissociable de lui. Cela fonde un immanentisme radical, étranger à la pensée cartésienne.

Notre "il advient" fonde ainsi un monisme radical et nie radicalement toute forme de théisme, toute forme d'idéalisme, toute forme de dualisme. Toute la métaphysique cartésienne est ainsi irrémédiablement réfutée à partir des prémisses mêmes de la pensée de Descartes.

L'épistémologie cartésienne fondée sur l'analycisme, le réductionnisme et le mécanicisme, est à l'opposé radical de la connaissance que l'on a actuellement du cosmos réel, posé comme un immense organisme vivant se déployant à partir de lui-même - comme un arbre qui pousse - qui relève du holisme (anti-analycisme), de l'organicisme (anti-mécanicisme) et de l'intentionnalisme (l'anti-réductionnisme).

Les fondements cosmologiques de Descartes sont totalement et indubitablement réfutés par les avancées des sciences physiques les plus récentes (d'ailleurs, les "travaux" de Descartes en physique ne furent qu'une longue série d'élucubrations sans le moindre fondement sérieux ; Descartes ignorait presque tout de la science de son temps et s'est contenté d'une démarche de dilettante "philosophant" la Nature selon son humeur).

 

Sur le plan anthropologique, Descartes s'abonne au subjectivisme et à l'humanisme qui mettent l'homme (singulier pour le subjectivisme et collectif pour l'humanisme) au sommet, au centre et au final de tout ce qui existe, advient et devient. Tout part de ce "je" du : "je pense donc je suis". On a bien compris que ce "je" est un sous-produit anecdotique du "il" de "il advient", une manifestation particulière et locale, éphémère et insignifiante. Monisme et immanentisme réfutent d'emblée, au principe, toute forme de centralité ou de prééminence du phénomène humain. L'homme n'est rien par lui-même : il n'existe que par ce qu'il fait, dit, pense dans le monde ou, plutôt, par ce qui est fait, dit et pensé à travers lui par le "il" de "il advient". Le seul sujet, c'est le "il", et l'homme n'est la mesure de rien sauf de sa propre insignifiance et de son propre orgueil. Exit, donc, subjectivisme et humanisme.

Il reste encore le dernier pilier de l'anthropologie cartésienne : le rationalisme. Cette notion est ambigüe car elle désigne deux doctrines très différentes à savoir : "tout a une raison d'être" et "seule la raison est source de connaissance vraie".

Cette seconde version a perdu tout sens depuis que l'on sait comment les connaissances humaines émergent de paradigmes historiques et d'intuitions floues, reformulées, après coup, en termes rationnels et logiques (c'est-à-dire "conventionnels") pour permettre leur assentiment collectif. La connaissance ne vient jamais de raisonnements, mais de résonances. Ce rationalisme-là est totalement obsolète ; ce fut celui du scientisme.

Reste la première doctrine : "tout a une raison d'être". Cet acte de foi - car il s'agit bien d'une croyance - en la consistance, en la cohérence et la cohésion du Tout-Un (qui est l'autre nom du "il" du "il advient"), est tout à l'opposé du rationalisme cartésien. En effet, pour Descartes, le sens du monde n'est pas dans ce monde, mais en Dieu, hors du monde. Ce monde-ci, le monde réel donc, est insensé, inféodé aux passions (l'anti-raison), à l'irrationalité (puisque le Mal y règne "contre" Dieu). La raison est un attribut strictement divin que l'homme partage - très partiellement -, par la grâce de Dieu, dans son âme : cette parcelle divine tombée du monde divin dans ce monde imparfait et turpide.

Le rationalisme cartésien est épistémologique ("toute connaissance vient de la raison"), il n'est pas un rationalisme cosmologique ("tout a une raison d'être") ; il s'y oppose, même.

La conclusion coule de source : le cartésianisme de Descartes et d'après Descartes est faux dans toutes ses dimensions.

Descartes s'est totalement trompé. Il a formalisé les fondements de cette Modernité naissante dont les humanistes de la Renaissance avaient fixé le programme : libérer l'homme par le progrès. Descartes a voulu libérer l'homme de l'erreur et il s'est lourdement trompé, avec des conséquences immenses et funestes. Toutes les horreurs immondes du 20ème siècle sont l'aboutissement de la pensée cartésienne, de son "je".

Répétons-le : en posant le "je" en amont de toute autre pensée et concept, Descartes a inscrit l'Occident dans une logique de conflit qu'il n'a cessé de confirmer durant quatre siècles.

Poser un "je" au fondement de tout, c'est imposer un "autre" face à ce "je", un "autre" qui désigne et identifie le "je". Le "je" n'a aucune autre consistance que par cet "autre" contre lequel, au mieux, il s'adosse, au pis, il se heurte.

Toute la Modernité est construite sur et par cet égotisme radical qui fonde le moi contre les autres, qui fonde l'homme contre la Nature, et qui fonde la Nature contre Dieu.

Marc Halévy, 26/11/2010