Tisserand de la compréhension du devenir
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Au-delà du causalisme et du déterminisme

Lettre ouverte à Luc Ferry à propos des énormités qu'il débite dans son "Spinoza et Leibniz".

Si l'on pose que tout dans l'univers est déterminé par des relations "dures" de causalité, le libre-arbitre est un leurre : il devient une simple preuve de l'ignorance où l'homme est, des déterminations qui s'imposent à lui, inconsciemment, venant tant du dehors que du dedans.

Personne, à ma connaissance, et surtout ni Spinoza, ni Leibniz, n'a jamais soutenu une telle énormité. Une preuve parmi mille autres en est que Spinoza formule l'hypothèse que semble minimiser Luc Ferry, du conatus, propre à chaque être et exprimant l'ensemble des potentialités qu'il porte en lui et dont la réalisation le mènera à la joie et à la perfection.

Avant d'aller plus loin, une remarque s'impose : l'univers est guidé par un ensemble de "lois" qui pilotent son évolution globale ainsi que les évolutions spécifiques de chacune de ses parcelles. Ces lois ne sont ni morales, ni immorales. Elles sont amorales. Pour reprendre un mot d'Albert Einstein dans son "Comment je vois le monde" : "La morale n'a rien de divin, c'est une question purement humaine". Le Mal, c'est ce qui fait du mal à l'homme ; le Bien c'est ce qui lui fait du bien. Rien de plus, rien de moins. Il n'y a pas d'impératifs catégoriques transcendantaux : Kant - et donc Ferry et tous les curés kantiens - ont tort. Toute morale est conventionnelle : des valeurs édictées par les pouvoirs en place pour conforter ce pouvoir. La morale est un instrument politique et rien d'autre. Nietzsche l'a parfaitement démontré.


Des définitions avant d'en découdre

Venons-en, maintenant, à l'essentiel et posons quelques définitions avant d'en découdre avec le causalisme et le déterminisme.

  • J'appelle "système" toute portion identifiable et organisée de l'univers, possédant des attributs qui lui sont propres (une idiosyncrasie, donc). Tout objet (de l'atome à la galaxie), tout être (de l'amibe à l'homme) sont des systèmes. Leibniz utilisait le mot "monade" pour désigner la même chose. On constate que les systèmes entretiennent entre eux des relations diverses comme des interactions (A attire B) ou des structurations (A contient B), etc …
  • J'appelle "intention" la force immanente qui pousse tout ce qui existe à s'accomplir en plénitude ou, plus précisément, qui pousse tout ce qui existe à accomplir tout l'accomplissable en soi et autour de soi. Cette notion d'intention recouvre celles d'entéléchie chez Aristote, de conatus chez Spinoza et de volonté de puissance chez Nietzsche. Tout système est le lieu de confrontation d'une intention globale de l'univers dans lequel il est plongé (l'intention du "dehors") et d'une intention spécifique qui lui est propre (l'intention du "dedans" qui est, à la fois, idiosyncratique et phylétique). Par leur nature, ces deux intentions sont identiques (accomplir tout l'accomplissable), mais leurs modalités sont différentes, voire antagoniques. Par exemple, l'accomplissement de la biosphère exige un réchauffement climatique nul, mais l'accomplissement humain exige des transformations énergétiques qui rejettent des calories dans l'atmosphère.
  • J'appelle "champ d'évolution" l'ensemble des scénarii d'évolution qui ressortent de la confrontation entre l'intention globale (celle du "dehors" du système) et l'intention spécifique (celle du "dedans" du système). Plus ce système sera rudimentaire (non complexe, mécanique), plus le nombre de ces scénarii d'évolution se réduira à un seul. On pourra parler, alors, de déterminisme strict comme pour les trajectoires mécaniques des boules de billards sur un tapis vert.
  • J'appelle un "possible", un scénario d'évolution compatible, à la fois, avec l'intention interne (la vocation propre du système) et l'intention externe (les contraintes imposées par le monde tel qu'il est et tel qu'il va).
  • J'appelle un "impossible", un scénario d'évolution qui, pour être mis en œuvre, demanderait, au système, la mobilisation d'une quantité d'énergie dont il ne dispose pas. L'ensemble des impossibles constitue le champ de contrainte propre au système étudié.

 

On peut parler de causalisme dès lors qu'il existe des impossibles qui restreignent le nombre des possibles offerts au système à un moment donné.

On peut parler de déterminisme strict dès lors qu'à tout moment, le champ des possibles se réduit à un seul.

On peut parler d'indéterminisme relatif dès lors que le champ des possibles est multiple et que tous ces possibles sont équiprobables.

 

Spinoza, Leibniz et Nietzsche

On en vient alors au fond du problème tel que Spinoza, Leibniz et Nietzsche le posent et tel que Ferry n'y a rien compris.

Primo : le champ des contraintes c'est-à-dire des impossibles, est une donnée, il résulte du monde tel qu'il est et tel qu'il va c'est-à-dire de tous les arbitrages d'optimisation qui ont été réalisés depuis la naissance de l'univers ; il traduit bien l'idée du "meilleur des mondes possibles" cher à Leibniz et à Spinoza. Il ne s'agit pas là d'un jugement de qualité ou de morale, il s'agit seulement d'observer que l'évolution cosmique est un processus global d'optimisation qui vise, dialectiquement, la plénitude des accomplissements spécifiques et globaux.

La pluralité des possibles locaux n'empêchent nullement l'unicité de l'optimisation globale puisque, statistiquement, les écarts locaux se compensent mutuellement, par simple application de la loides grands nombres. Expliquons : chaque animal, marchant sur le sol à sa guise, induit des accélérations à la Terre tout entière et, si tous les animaux marchaient dans le même sens, la Terre tournerait de plus en plus vite sur elle-même : mais, statistiquement, puisque chacun va à sa guise, l'ensemble de ces accélérations induites s'annule et la Terre tourne sur elle-même à sa vitesse propre. Le déterminisme de la rotation terrestre n'implique aucunement la perte de liberté de mouvement des êtres animés à sa surface.

Secundo : la question centrale est celle de la pluralité des possibles locaux. Si celle-ci n'existait pas, le déterminisme serait triomphant et strict, et aucun libre-arbitre et aucune éthique ne pourraient être fondés (c'est l'interprétation simpliste que Ferry donne des la philosophie spinozienne).

La physique newtonienne a longtemps imposé l'idée, systématisée par Laplace et son démon, que l'univers était régi par des lois mathématiques univoques. Cette idée naît du fait que les équations newtoniennes sont linéaires et n'offrent qu'une seule solution possible. Si l'on calcule la trajectoire d'un obus tiré dans un champ gravitationnel, celle-ci sera une parabole unique et parfaitement décrite. Toute la mécanique céleste, parangon de la weltanschauung scientiste et positiviste, véhicule cette idée rudimentaire. La physique des systèmes non mécaniques, c'est-à-dire des systèmes complexes et, spécialement, des systèmes organiques, est régi par des "lois" non linéaires, soumises à des récursivités, à des boucles de rétroaction, à des effets de mémoire et des effets "papillons" qui impliquent que leurs modèles aboutissent à des indéterminations majeures liées à la pluralité des solutions possibles. On comprendra vite l'idée si l'on se rappelle qu'un bête trinôme du second degré (donc non linéaire) offre deux solutions (ses "racines") presque toujours différentes, mais équivalentes et équiprobables.

Tertio : l'idée de libre-arbitre et, donc, d'éthique, naît de la pluralité des possibles locaux issus de la confrontation de l'intention globale avec l'intention spécifique du système étudié. Si ces deux intentions sont convergentes, la question du choix ne se pose pas et les choses suivent leur cours naturellement sans que l'une des parties "détermine" l'autre : il n'y a pas causalité, il y a convergence, c'est tout. C'est là que Spinoza pose l'idée de connaissance du troisième type et qu'il place le sage.

Le problème surgit lorsque ces deux intentions divergent et qu'un champ d'évolution jaillit avec ses possibles et ses impossibles (des contraintes, donc). Si les possibles ne sont pas équivalents et équiprobables, il existe une solution "la meilleure" sans que celle-ci soit obligatoire : là naît l'éthique qui dit simplement que ne pas choisir la meilleure solution est "mal" et que la choisir est "bien" puisqu'elle optimise et harmonise au mieux les évolutions externe et interne au système étudié. La sanction des mauvais choix est immédiate : si l'optimalité n'est pas atteinte, l'évolution est bancale … et donc douloureuse (c'est ce que Spinoza appelle la "tristesse") mais, dans le cas contraire, l'optimalité est atteinte et Spinoza parle alors de "joie".

Mais lorsque les solutions possibles et optimales sont plurielles mais aussi équiprobables et équivalentes, alors prend profondément racine l'idée d'une "vraie" liberté et d'une "vraie" éthique du choix des comportements les plus harmonieux et des plus féconds ; liberté et éthique qui peuvent mettre en œuvre des solutions locales (humaines, par exemple), riches et libres, mais totalement indifférentes du point de vue global (vues avec les yeux de Dieu, dirait Spinoza).

Quarto : en conséquence, prend sens la vieille recommandation de sagesse qui enjoint de vivre en conformité avec la Nature ce qui, dans notre jargon, signifie simplement que, lorsque l'intention interne spécifique et l'intention externe globale convergent, le problème de la liberté et de l'éthique ne se posent plus : le sage est au-dessus de toutes les lois, il vit "par-delà bien et mal" et il est infiniment et totalement libre puisqu'il ne connaît plus aucune contrainte (les contraintes naissent de la divergence des intentions).

C'est cela que Nietzsche appela l'Amor Fati, l'amour du destin, le "grand oui à la vie telle qu'elle est et telle qu'elle va". Refuser ce "grand oui", c'est entrer dans la confrontation entre le moi et le monde, c'est vouloir l'affrontement, c'est faire naître les impossibles et les contraintes, et c'est vouloir restreindre la liberté et devoir fonder une éthique.

Quinto : pourquoi ou pour quoi refuser le monde réel tel qu'il est ? Pourquoi et pour quoi vouloir l'affronter et fonder notre relation à lui sur la divergence des intentions alors que l'intention cosmique est unique et que ces divergences ne portent que sur des modalités, mais jamais sur la finalité (l'accomplissement en plénitude) ? La réponse tient en un mot : l'idéal, c'est-à-dire l'illusion, le fantasme, la chimère, le caprice que l'on déguise en universaux pour faire oublier leurs ressorts égotiques. Car ce que les hommes appellent des idéaux, ne sont rien d'autres que des aspirations égotiques, des envies pour eux : il n'y a que le minus habens qui rêve d'égalité, il n'y a que le faible qui rêve de solidarité, il n'y a que les suiveurs qui rêvent de démocratie, etc …

Sexto : assumer joyeusement le monde tel qu'il est, est-ce justifier le bourreau (exemple classique que Ferry rabâche) ? La réponse est évidemment négative : le bourreau est le pur fruit de l'idéal, du refus du monde tel qu'il est, de la confrontation et de l'affrontement induits par l'intention d'un prince qui diverge notoirement d'avec l'intention cosmique d'accomplissement. Le bourreau n'existe que parce qu'un prince veut imposer au monde une vision qui lui est incompatible. Ce prince veut "forcer" le monde par la violence (celle de son bourreau, de sa police ou de ses armées) : l'histoire montre qu'il échoue toujours, à plus ou moins brève échéance. L'histoire du socialisme national allemand, du communisme soviétique et chinois, comme celle du bonapartisme français ou du capitalisme américain le démontre à suffisance.

 

Il est temps de conclure

Le réel - notre univers qui est le tout de ce qui existe - procède d'une logique causale "molle" qui encadre tous les possibles locaux d'impossibles globaux (un impossible clair, par exemple, est de vouloir échapper à la loi de la gravitation). Il n'y a de déterminisme strict que pour les systèmes du niveau de complexité le plus bas (les systèmes mécaniques) ; plus on monte dans l'échelle des complexités, plus le nombre des possibles croît.

Mais la confrontation entre possibles et impossibles n'existe que lorsqu'il y a une divergence entre intention spécifique (interne) et intention globale (externe). Alors se posent les questions de la liberté et de l'éthique. Lorsque ces deux intentions (qui ne sont que des modalités d'une même intention unique d'accomplissement) convergent, la sagesse absolue est atteinte selon le concept de la conformité ou de l'harmonie radicales avec la Nature ; et les notions d'éthique ou de liberté relatives à l'humain perdent tout sens.

C'est là ce que nous disent Leibniz, Spinoza et Nietzsche (et Hegel) contre Descartes et Kant.

 

Marc Halévy

Le 13/11/2012