Le Corniaud, le Caïd et le Cacique …
Toute socialité résulte du jeu subtil de ces trois acteurs.
Les Caïds oppriment ou subjuguent les Corniauds jusqu'à ce que les Caciques rallient ceux-ci pour contenir ceux-là par des règles, des juges et des gardiens.
Mais les Caïds ne s'assagissent point : ils se soumettent peu ou prou, du moins en apparence, et n'ont de cesse que de saper, dévoyer et subvertir les règles imposées.
Les uns s'y prennent dans l'ombre, dans la clandestinité, dans un ordre parallèle à l'ordre des Caciques.
Les autres s'y prennent au grand jour, mimant ou singeant les Caciques, afin d'hypnotiser les Corniauds avec des rêves ou des promesses ou des mensonges : ceux-là visent à confisquer le pouvoir et à tirer leur profit des règles. Les Caciques les laissent faire, croyant avec orgueil que leurs lois sont imputrescibles et que les Corniauds sont moins corniauds qu'ils n'y paraissent.
Puis, les Caïds au pouvoir en abusent forcément et font gonfler le flot des Corniauds mécontents que quelques nouveaux Caciques récupèrent et organisent en masses, réformistes ou révolutionnaires, c'est selon, afin de reprendre le pouvoir et imposer de nouvelles règles censées plus efficientes et moins pervertibles.
Et le jeu recommence, ad libitum …
Tout groupe humain, toute nation, toute entreprise, toute association, tout parti, tout syndicat, toute maffia sont ainsi le terrain de jeu de ces trois types concurrents de comportement social.
Trois logiques s'affrontent.
La logique des Caïds qui est celle de la Jouissance égoïste et immédiate.
La logique des Corniauds qui est celle de la Sécurité indolente et confortable.
La logique des Caciques qui est celle de l'Ordre réglementé et procéduralisé.
Les proportions sont partout à peu près les mêmes : 15% de Caïds, 15 % de Caciques (qui, ensemble, forment le sous-groupe des meneurs) et 70% de Corniauds (qui forment le sous-groupe des suiveurs).
La combinatoire des alliances possibles entre ces trois comportements ouvre toute la palette des systèmes socio-politiques possibles.
L'alliance des Caïds et des Caciques engendre des systèmes totalitaires.
L'alliance des Caïds et des Corniauds engendre des systèmes mafieux.
L'alliance des Caciques et des Corniauds engendre des systèmes démagogiques.
Il n'y a pas d'autres combinaisons. Il n'y a pas d'autres choix. Il n'y a pas d'alternative sauf à briser, tout ensemble, les trois logiques de la Jouissance, de la Sécurité et de l'Ordre ce qui paraît bien utopique …
Dans la réalité vécue des sociétés et groupes humains, il est bien rare que les choses soient si tranchées. Tout système social réel est à la fois totalitaire, mafieux et démagogique parce que tout homme normalement constitué aspire, à la fois, avec des dosages très variables, à la jouissance, à la sécurité et à l'ordre.
Cette atténuation nuancée ne change rien à la problématique de fond.
Le compromis entre trois exécrables est, lui aussi, exécrable. Et toutes les étiquettes pseudo-démocratiques que l'on pourrait accoler à ces cocktails de poisons, ne changeront rien à l'affaire.
Et puisque aucun compromis n'est durable, l'histoire de tout groupe est l'histoire du cycle des alternances entre ces trois régimes possibles qui se succèderont à l'infini : on croirait trouver ici l'illustration sociale et idéologique de la roue karmique des réincarnations bouddhiques.
Il faut briser cette roue du supplice qui tourne sur elle-même sans aller nulle part. La seule voie est d'en viser le moyeu central.
Tant que la mesure et le but de toute chose humaine sera l'homme lui-même (ses appétits de caïd, ses peurs de corniaud, ses dogmes de cacique), la roue exécrable continuera de tourner de Charybde en Scylla, écrasant sous sa jante de fer des milliers de générations.
Le problème n'est pas tant de choisir quel type d'homme serait idéal, que de définir en quoi l'homme peut et doit être dépassé.
Le problème n'est pas tant de définir l'homme comme Objet au profit des Caïds ou comme Sujet assujetti (pour leur "bien" …) aux Caciques ; le problème est de définir l'homme comme Projet au-delà de lui-même.
Aucune communauté (même européenne), aucun Etat, aucune entreprise, aucune association ne sont viables s'ils se prennent pour une fin en soi. Ils ne gagnent sens et pérennité qu'en engendrant un Projet qui les dépasse.
L'homme prend, alors, sens et valeur comme Artisan de son propre dépassement.
Marc Halévy, le 07 février 2003