De la déchirure de l'homme d'avec le réel
Maurice Magre (in : "Le livre des certitudes admirables" - Editions Aubanel à Avignon - 1940) pose le problème le plus profond, au cœur de la destinée humaine et de sa séparation d'avec le Réel-Un, en ces termes : "On ne peut expliquer (…) qu'il faille à l'âme humaine tant de peine pour reprendre sa place dans une immensité d'où elle a jailli."
Pourquoi l'homme nait-il à la conscience avec la profonde et fallacieuse prétention de se poser en être séparé de l'Être, de porter un devenir séparé du Devenir ? Cette illusion est-elle le fruit d'une tare congénitale, d'une incomplétude génétique, ou bien renait-elle en chacun d'un processus bancal de construction de soi ?
L'absurde illusion humain d'être "autre"
Le christianisme parle, concernant cette déchirure, cette séparation, de chute, de faute, de péché originel. Il ne s'agit pas de cela. Il n'y a jamais eu un "avant" radieux et un "après" (après quoi, au juste ?) déchu. La sortie du jardin d'Eden n'est ni une déchéance ni une punition, mais, tout au contraire, une nécessaire montée initiatique vers une conscience plus éveillée.
J'avais, ailleurs, assimilé cette grande rupture avec la naissance de l'ego, de ce factice rempart bâti contre la dissolution de soi, contre la peur du monde, contre la fonte d'une bien précaire liberté. Mais c'était prendre l'effet pour la cause ; c'était déplacer le problème sans le résoudre car la vraie question alors devient celle-ci : pourquoi l'homme secrète-t-il l'illusion d'un ego séparé du reste de l'univers ? pourquoi l'homme a-t-il peur de la vastitude du Réel, de son appartenance totale à ce Réel-Un ? pourquoi l'homme ne voit-il pas que sa liberté nait, précisément, de son allégeance au Réel ?
On le sent bien : toutes ces questions n'en sont qu'une seule. D'où vient l'absurde illusion humaine de constituer un "autre" face à l'univers, face au monde, face au Réel ?
Aujourd'hui, je n'entrevois qu'une seule réponse, toute nietzschéenne : l'homme est un pont en construction, entre animalité et surhumanité. Un pont inachevé. Et la rupture, la déchirure, la séparation dont il est parlé, n'est que l'expression existentielle de cette incomplétude humaine. L'humain, parce que plus tout-à-fait animal et parce que loin du surhumain, s'imagine un ego, une altérité, une distinction qui compenseraient son infirmité native : du fait qu'il se sait "autre" que l'animal déjà dépassé, et "autre" que le surhumain non encore advenu, il en infère être "autre" que tout.
L'homme est un pont inachevé
L'homme est un pont inachevé, suspendu dans le vide, entre animalité et surhumanité, un être incomplet, infirme, bancal, dont la blessure est de n'être pas encore surhumain, et dont l'orgueil blessé se rebelle contre sa propre souffrance en s'inventant une altérité foncière qui n'est que mensonge.
L'homme crève de n'être pas achevé, de n'être qu'une esquisse, qu'une étape, qu'un morceau de pont nietzschéen entre animalité et surhumanité. Il s'affirme fallacieusement "autre", séparé, par rébellion orgueilleuse contre cette condition d'intermédiaire incomplet qui est la sienne.
L'homme est un chemin qui se prend pour une destination. Il doit donc comprendre que la joie n'est pas au bout du chemin, mais que la joie est le chemin même. Que le sens et la valeur de l'homme viennent précisément de l'acceptation à être ce chemin, ce pont, ce passage. Amor fati, disait Nietzsche.
La possible réconciliation avec le Réel - et la possible réinsertion en lui - ne peut venir qu'en assumant pleinement cette condition intermédiaire et bancale, ce rôle de pont inachevé, cette mission de construction qui donne, seule, sens à l'existence humaine. S'il était achevé, l'homme ne serait qu'un absurde aboutissement inutile.
L'homme n'est qu'un entre-deux et c'est cela, précisément, qui fait la grandeur de sa vocation, s'il l'accepte et l'assume.
L'animal vit dans l'être-là, sans questionnement et sans état d'âme - jardin d'Eden. L'homme a découvert le devenir et s'y voit inachevé, infirme, bancal. De l'Être au Devenir, donc, une fois encore.
Mais parce que ce Devenir le dépasse infiniment - lui en tant qu'individu, mais lui aussi en tant qu'espèce transitoire et intermédiaire -, parce que ce Devenir l'effraie, parce que ce Devenir blesse son orgueil en lui révélant son incomplétude et ses infirmités, l'homme fuit le Réel qui est ce Devenir qui le dépasse. Il fuit le Réel et s'invente un ego pour s'y réfugier. Il rompt avec ce qu'il est et ce qu'il doit. Il s'enferme dans ce délire d'orgueil qui est tout le moteur, unique et profond, de l'histoire humaine.
Marc Halévy, février 2010