Effets systémiques positifs et négatifs
Le Club des vigilants 2011 écrit : Pierre-Gilles de Gennes a prédit que le réacteur expérimental ITER de Cadarache ne marcherait jamais. Selon lui, les différentes pièces n’auraient pas la capacité de résister toutes ensemble sur une très longue période.
L’économie mondiale n’est pas Cadarache mais la comparaison n’en est pas moins valable : l’hyper connexion est source de fragilité. Ainsi :
■ Nul ne sait où et quand une crise financière majeure se produira mais chacun se doute que, de proche en proche, elle deviendra « systémique » et affectera le monde entier.
■ Nul n’avait prévu qu’un tremblement de terre au Japon priverait des voitures européennes de pièces indispensables à leur construction. Ce n’est pourtant qu’un début. L’objet lui-même est devenu mondial. L’optimisation des fabrications conduit au fractionnement et le fractionnement est cause de fragilité.
■ Nul ne dit que, pour la zone euro, l’Allemagne et la France sont des remparts fragiles et que leur notation AAA est un mur de papier. Certes, ces deux pays -et surtout l’Allemagne - sont en mesure d’honorer leurs dettes. Mais leurs banques sont gorgées d’autres dettes émanant de pays extrêmement vulnérables si bien qu’au total le mécano est fragile et le risque peut devenir systémique.
En bref, les réalités d’aujourd’hui soulignent les excès de l’interconnexion. D’où le risque d’un retour au protectionnisme et la nécessité d’un ajustement, c’est-à-dire d’un dérapage contrôlé pour éviter la sortie de route. Certains théoriciens font appel à des notions voisines de celle de subsidiarité dont on se sert généralement pour justifier la répartition des responsabilités entre différents échelons institutionnels ou territoriaux. En termes économiques, la traduction pourrait être : ce qui peut être réalisé efficacement dans la proximité doit, autant que possible, ne pas être traité au loin. Club des Vigilants 2011.
Les idées exposées dans ce texte reposent, peut-être sans le savoir, sur la notion de propriété émergente qui est un concept propre à la physique de la complexité.
En gros, une propriété émergente est une propriété qui nait des interactions entre les composants du système sans appartenir à aucun d'eux. L'existence de telles propriétés émergentes explique l'adage : "le tout est plus que la somme de ses parties" : le "tout" est l'ensemble de ses composants (ses "parties") PLUS l'ensemble des interactions entre ces composants.
Les systèmes mécaniques (une voiture, un ordinateur, un avion, un moteur, etc …) sont de simples assemblages où le tout est l'exacte somme de ses parties. Ils relèvent de la méthode de Descartes (la philosophie nomme cette approche, l'analycisme ou le réductionnisme). Les systèmes complexes, eux, parce qu'ils participent, par définition, de la logique de l'émergence, échappent à ladite logique cartésienne (les scientifiques disent qu'ils sont fortement "non-linéaires" ou fortement "couplés" ou fortement "intriqués", toujours loin de l'équilibre, globalement instables)
Dès que des propriétés émergentes surgissent, deux phénomènes entrent en scène qui mettent à mal la logique mécaniste et cartésienne :
- le système devient indémontable car le démonter reviendrait à couper les interactions entre composants et à "tuer" les propriétés émergentes, donc à dénaturer le système ;
- le système devient de plus en plus imprévisible (indéterminé) car le surgissement des propriétés émergentes relève non d'un déterminisme mécanique comme en physique classique, mais d'un indéterminisme chaotique (cfr. Edward Lorenz et Benoît Mandelbrot).
Les propriétés émergentes ne sont pas toujours positives. Elles peuvent aussi être négatives et faire que "le tout devienne moins que la somme de ses parties" comme dans une fusion ratée d'entreprises, par exemple, ou comme maladies systémiques (cancer, sida, alzheimer, sclérose en plaques, …).
Si les lois de la Nature peuvent jouer normalement, la sélection naturelle agit et ces systèmes "dégradés" disparaissent : la Nature ne retient et ne perpétue que les propriétés émergentes positives, celles qui apportent un réel "plus".
Mais l'action humaine peut maintenir - au prix d'énormes efforts - des systèmes systémiquement négatifs en fonctionnement. C'est par exemple le cas du sous-système financier qui, au départ, est une propriété émergente positive du système économique mais qui, aujourd'hui, se retourne contre celui-ci et tend à la dégrader exactement comme le ferait une maladie auto-immune qui auto-digère l'organisme qui la subit.
Le texte du club des vigilants mentionne ceux qui font le procès de l'hyper connexion actuelle et qui prônent, donc, une certaine déconnexion et une relocalisation ou un recentrage des activités. Ceux-là n'ont pas tout-à-fait tort mais …
Il faut veiller à ne pas confondre "connexion" et "interaction". Ce qui est dit, très justement, est que le trop de connexions (contacts) tue la vraie interaction (relation) génératrice de propriétés émergentes, c'est-à-dire, au fond, de valeurs.
L'interaction appelle la connexion, c'est évident : il est impossible d'entamer une relation sans commencer par un contact. Mais le contact seul, le contact pour le contact, est vide de valeur, stérile, futile : il est une opportunité manquée, un potentiel inexploité.
L'interaction profonde et féconde a besoin d'une durée que tue l'effervescence des connexions "zapping". Cela est vrai pour les activités économiques ou industrielles comme cela est vrai pour les activités mentales de chacun d'entre nous. La connexion permanente et obsédante rend idiot. L'intelligence, le génie et la sagesse ont besoin de temps et d'isolement, de déconnexion, donc.
La connexion est gage d'ouverture et de réceptivité ; l'interaction génère richesse, joie et valeur.
Tout le défi de notre époque tient en une équation dite de variables antagoniques : connexion et interaction croissent de conserve jusqu'à une certaine limite dite de saturation, puis divergent et se deviennent mutuellement nuisibles. Alors, trop de connexions tue l'interaction, et trop d'interactions tue la connexion (ce dernier cas mène à l'autisme, par exemple). Nous sommes arrivés, dans beaucoup de cas, à cette limite de saturation.
Une nouvelle sagesse reste à inventer …
Marc Halévy, Le 07/06/2010