L'homme : image ou ressemblance du Divin ? (Gen.:1;26-27)
Il faut encore relire Gen.:1;26-27 : "Et Il dira : dieux, nous ferons un humain dans notre image comme notre ressemblance et ils descendront dans le poisson de la mer et dans l'oiseau du ciel et dans le bétail et dans toute la Terre et dans tout le rampant rampant au-dessus de la Terre.
Et Il créera des dieux avec l'humain dans son image, dans l'image des dieux Il créa avec lui, du mâle et du femelle Il créa avec eux."
Reprenons le texte au plus près …
"Et Il : qui est ce "Il" ? Celui qui est le sujet du verbe BaRA au tout premier verset : "Dans un commencement, Il créa des dieux avec le Ciel et avec la Terre". Ce verbe vient de la racine BR qui signifie "blé", ce qui donne le sens "ensemencer" plutôt que "créer". On est bien dans une vision émanationniste et non créationniste. Nulle part, dans la Torah, la notion de "création ex nihilo" n'apparait ; une telle conception est bien postérieure, typiquement romano-chrétienne. L'Ensemenceur, en cette fin du sixième cycle de l'émanation des mondes (le sixième jour de la Genèse, donc), va exprimer Son intention de faire émerger l'humain. Ce sera Son dernier projet. Ensuite, lors du septième cycle encore à venir, Il se reposera : l'univers est ensemencé et ce qui suivra l'humain dans le monde viendra naturellement, sans qu'Il doive intervenir. L'univers est alors entièrement fécondé et pourra, dès lors, se déployer en autonomie, sans plus d'impulsion divine : le Divin sera au repos. L'arbre, alors, pousse. La graine est devenue l'arbre, alors la graine disparait puisque l'arbre est devenu la graine. Le Divin, alors, est totalement incarné : l'Esprit et le Cosmos ne font plus qu'un. Tout l'élan est donné. L'Ensemenceur a tout ensemencé. L'humain aura été Son dernier germe, et ce germe engendrera lui-même ce qui le dépassera : le surhumain. Mais n'anticipons pas trop …
dira : l'Ensemenceur parle de Sa Parole fécondante. Il est le Logos qui ensemence le Cosmos et lui offre un Télos. Il dit, il prédit : tous les verbes de la Genèse (de Gen.:1;3 à Gen.:2;3) sont conjugués sur le mode inaccompli et projettent un "à venir". Il ne "crée" pas, il prédit ce qui va advenir, se qui va se créer, ce qui va jaillir, ce qui va émerger comme suite de ses ensemencements. "Il" n'est pas un Dieu créateur, Il est l'Ensemenceur. Il est le Divin dont tout émane comme un arbre qui sème ses graines sans savoir ce qu'il va en advenir. Car le Divin n'est pas omniscient : Il désire, Il veut, Il espère, mais Il ne sait pas ce qui sortira de ses ensemencements. Ce que l'homme appelle Bien ou Mal, ne sont que des émergences improbables, imprévisibles, incertaines, des chemins de déploiement du Divin dans sa propre chair cosmique. Son Logos fait tout émerger de Lui, mais, on le verra, ce Logos enclenche des processus d'émanation dont le résultat est parfois très loin de correspondre à l'intention affirmée. Ce sera le cas, ici, avec l'avènement de l'humain.
dieux : l'Ensemenceur parle. Sa Parole, son Verbe, son Logos s'adresse aux dieux qu'Il a déjà suscités. Les dieux qu'Il aura créés avec le Ciel et avec la Terre (Gen.:1;1) ; ceux qu'Il aura vus avec la Lumière (Gen.:1;4) ; ceux qu'Il aura faits avec l'espace (Gen.:1:7) ; ceux qu'Il aura faits avec les deux grands luminaires (Gen.:1;16) ; ceux qu'Il aura créés avec les grands dragons et avec toute âme vivante rampante qui grouillent [dans] l'eau selon leur espèce et avec tout oiseau ailé selon son espèce (Gen.:1;21) ; ceux qu'Il aura faits avec la vie de la terre selon son espèce et avec le bétail selon son espèce et avec tout rampant de l'humus selon son espèce (Gen.1;25).
Tous ces dieux sont des Elohim, pluriel de Elohah qui signifie, tout ensemble, déesse ou déité, forgé sur la racine El qui signifie soit "dieu", soit "vers, pour". Ce double sens fait comprendre que ce qui est nommé "dieu" correspond à une intention, une expression particulière et singulière de l'Intention divine originelle : chaque être émané de l'Ensemenceur est porteur d'une intention qui lui est propre, qui est sa vocation spécifique au sein du cosmos. Ce point est, bien sûr, essentiel : chaque être, minéral ou vivant - et chaque homme, aussi, on le verra -, porte sa propre justification, possède son propre rôle fondamental à jouer au sein de la Nature (Natura : "ce qui est en train de naître", participe futur du verbe latin nascior : "naître").
nous ferons : L'Ensemenceur s'adresse à tous ces dieux qu'Il a suscités et les fait Ses complices, pour la première fois, dans le dernier ensemencement qu'Il projette … "Nous ferons", eux et Lui. Pourquoi, donc, l'Ensemenceur associe-t-Il ses dieux à ce dernier acte d'ensemencement ? Précisément parce que c'est le dernier, parce qu'il est la clé de voûte de l'édifice cosmique et que toutes les forces vives de l'univers doivent y converger afin de constituer un univers autoportant, autoréférentiel, autosuffisant. La cohérence et la cohésion de Son œuvre, de Son autopoïèse, sont à ce prix. Par ce dernier jet d'ensemencement, l'Ensemenceur quitte le rôle du Brahma originel et géniteur pour devenir le Shiva indien, le Dionysos grec, le Feu héraclitéen, à la fois feu rayonnant et chauffant, et feu brûlant et consumant, à la fois créateur de vie et destructeur de vie. La Vie, à présent, en est là : elle se déploiera d'elle-même dès que l'Esprit lui sera insufflé car cet Esprit qui l'habitera sera son propre ensemenceur, son propre moteur éternel : l'Ensemenceur sera alors totalement incarné dans l'Esprit de Vie, dans l'Âme cosmique. D'originel, l'Esprit devient immanent.
un humain : un humain, pas l'humain ! Un Adam dont on sait qu'il devra être initié par 'Hawah et dépassé au travers de Noa'h, le tranquille, seul rescapé des premières générations de cet homo sapiens demens largement raté qui sortira du jardin d'Eden de l'innocence animale, qui s'affirmera par le meurtre (Gen.:4;8) et qui corrompra la Terre entière (Gen.:6;5-6) au lieu de la "garder et servir" (Gen.:2;15). L'histoire de l'humanité, aujourd'hui, est arrivée à ce jour où le déluge est décrété et où un Noa'h devra refonder une nouvelle humanité, sur d'autres bases, avec un autre esprit, car tout le reste des humains sera détruit par la violence des éléments en révolte contre lui. Notre histoire humaine, aujourd'hui, va entamer la réalisation du verset 5 du chapitre 6 du livre de la Genèse … l'ère d'Adam est close, l'ère de Noé a commencé …
Bref : l'Ensemenceur croit encore en Son idée d'humain et Il associe les autres dieux pour le faire naître. Adam signifie "l'humain" au sens le plus générique ; sa racine ADM se décline autour du "rouge" (la couleur du sang qui est DaM : l'humain est le sanguin, marqué, dès l'origine, dans son nom même, du signe de la violence) ; son féminin Adamah, désigne l'humus, le sol (la glèbe dirait André Chouraqui). Comme en latin ou en français, "humain" et "humus" sont indissociables, parèdre l'un de l'autre.
Ainsi, l'Ensemenceur avec ses dieux, décide de susciter l'humain comme dernier engendrement, porteur du souffle de l'Esprit au sein même du cosmos qui est la chair même de l'Ensemenceur : l'univers peut devenir panenthéiste. L'Ensemenceur, ses dieux et le cosmos deviennent l'Un absolu, sans second. L'Esprit vivifie tout, chaque parcelle du Tout-Un : toute les dualités peuvent s'effondrer, L'univers peut devenir Dieu, Dieu peut devenir l'univers : Pan-Théos. Et dans l'Esprit divin, l'humain, parce qu'il sera porteur d'intelligence et de sagesse, va advenir comme clé de voûte de cette dynamique de l'Esprit dans la Matière et de la Matière dans l'Esprit. La désillusion divine sera immense … Mais cet humain à venir, quel sera-t-il dans la vision et le désir divins ?
dans notre image : l'Ensemenceur voudrait un humain qui soit, d'abord, dans leur image commune, à Lui et aux dieux. "Dans notre image", c'est-à-dire en conformité avec leur représentation de l'avenir cosmique : un humain adéquat, imprégné de sa vocation et de sa mission d'ensemenceur subsidiaire, porteur de l'esprit comme reflet de l'Esprit. L'humain est d'abord conçu comme véhicule divin au service de l'incarnation totale et définitive de l'Esprit dans le Cosmos. L'humain a vocation d'inséminer l'Esprit partout, en tout, avec tout. Telle est l'image que l'Ensemenceur et ses dieux se font de cet humain qui va bientôt advenir entre Ciel et Terre, sur et par l'humus, entre eau d'en-haut et eau d'en-bas. Pour bien comprendre la suite, il est essentiel de voir, dans l'expression "dans notre image", l'idée cruciale de conformité, d'allégeance de la nature humaine au projet divin. Cela n'empêche nullement la liberté de l'humain ; seulement, elle est une liberté conditionnelle, une liberté contrainte au sein d'un Réel indépendant de ses caprices. L'humain ne prend sens et valeur que par son action lorsqu'elle est conforme à sa vocation profonde qui est d'être porteur et inséminateur de l'Esprit entre Ciel et Terre.
comme notre ressemblance : mais, dans Sa fougue et Son enthousiasme, l'Ensemenceur va plus loin, trop loin (Il se rétractera, d'ailleurs, on le verra). Il veut susciter un humain qui soit aussi "comme leur ressemblance", à Lui et aux dieux.
Cela indique, primo, que l'Ensemenceur et ses dieux sont semblables : les dieux, en tant qu'intentions particulières, ne sont que des déclinaisons singulières de l'Intention originelle de l'Ensemenceur. Il y a totale convergence, cohérence et cohésion entre elles toutes. Les dieux, les Elohim, déclinent l'Un, le Sans-Fin, l'Ayn-Sof de la Kabbale : ils ne sont que ses hypostases, ses émanations, ses reflets, ses Séphirot.
Secundo, en proclamant la future ressemblance entre l'humain et eux, l'Ensemenceur veut que tout l'humain soit habité par Son Intention primordiale, qu'il en soit l'instrument docile et lige et qu'elle en soit la nature profonde. L'humain n'a de sens qu'au service exclusif de l'Intention divine de s'accomplir en plénitude à travers lui. Par sa ressemblance avec eux, l'humain, comme les dieux, serait d'emblée à ranger au rang des hypostases divines.
et ils : qui sont ces "ils" ? Les traductions classiques font une terrible impasse et semblent oublier que Adam (l'humain") est toujours exprimé, dans le texte, au singulier alors que le sujet du verbe qui suit, doit clairement être un masculin pluriel : "ils". Ces "ils" ne peuvent être que les dieux, les Elohim, auxquels l'Ensemenceur vient de s'adresser pour leur communiquer son intention de susciter l'humain.
descendront : ici encore, les traductions classiques trahissent le texte hébreu : elles traduisent le verbe YRDW (qui, par le Y initial et le W final, est bien une troisième personne du pluriel sur le mode inaccompli) par "il dominera". C'est un total contre-sens. La racine RD qui apparait ici, renvoie au verbe YRD qui signifie "descendre" (la seule racine approchante serait RWD qui signifie "demeurer, habiter dans" ce qui converge bien avec l'idée de "descendre dans"). Le verbe "dominer", quant à lui, en hébreu, donne ShLTh ou 'HLSh qui sont des racines clairement étrangères à la racine RD utilisée dans le texte. Ainsi, après avoir entendu l'Ensemenceur leur parler de l'humain, les dieux descendent vers leur "chez eux" respectifs : ils rejoignent leur demeure spécifique dans les profondeurs de la Vie qui grouille et se déploie au sein de la création (cfr. les versets Gen.:1;21 et 25). La traduction-trahison du verbe YRD par "dominer" a été un coup de maître des chrétiens - et, à leur suite, de certains rabbins - pour signifier que Dieu aurait placé l'Homme au-dessus des animaux pour les dominer et les asservir, pour signifier la totale supériorité humaine, pour désigner l'homme comme un être à part, d'une autre nature que la Nature, pour distinguer l'Homme de la Vie vulgaire en lui donnant un statut très particulier. Dans la réalité du texte, rien de tel. On trouve : "les dieux descendront" et non pas "l'humain dominera" …
dans le poisson de la mer et dans l'oiseau du ciel et dans le bétail et dans toute la Terre et dans tout le rampant rampant au-dessus de la Terre : le rapport est évident avec les versets 21 et 25 du premier chapitre du livre de la Genèse qui sont clairs et explicites : l'Ensemenceur engendre des dieux pour porter son Intention générale et pour la décliner en intentions particulières selon que ces dieux seront "des dieux qu'Il créera avec les grands dragons et avec toute âme vivante rampante qui grouillent [dans] l'eau selon leur espèce et avec tout oiseau ailé selon son espèce" (Gen.:1;21) ou "des dieux qu'Il fera avec la vie de la terre selon son espèce et avec le bétail selon son espèce et avec tout rampant du l'humus selon son espèce" (Gen.1;25)". Le parallèle entre ces deux versets et notre verset est flagrant et immédiat : dès qu'informés de- et associés à- l'émergence de l'humain, les dieux redescendent dans leur demeure, dans leur mission, dans leurs incarnations : l'homme adviendra, ils en sont informés. L'Ensemenceur les associe à ce projet dont Il se chargera : l'humain sera fait en conformité avec l'Intention unique qu'ils partagent déjà tous.
Et Il : l'Ensemenceur, ses dieux étant retournés vaquer à leur mission au sein de la Vie, reprend l'initiative pour réaliser son projet "humain".
créera : le verbe, ici, est à nouveau BaRA : "ensemencer", conjugué sur le mode inaccompli c'est-à-dire avec une idée de "à venir". L'Ensemenceur se reprend à ensemencer, pour la dernière fois. Ensemencer l'humain comme dit ? Non …
des dieux : l'Ensemenceur ensemence … des dieux, de nouveaux Elohim, de nouvelles intentions particulières qui, elles, induiront l'humain. Ce sont ces nouveaux dieux qui feront l'humain, pas Lui. Il se contente de constituer des intermédiaires, des démiurges. Ces démiurges de l'humain, quelque part, donnent raison aux interprétations des gnostiques alexandrins qui, constatant l'infâmante turpitude de l'humain, son inexcellence, son action polluante sur l'œuvre divine, avaient conclu que l'humain était le fruit d'un mauvais démiurge ayant raté son œuvre.
Il reste cependant une idée forte : les Elohim de l'humain sont en lui ! Ils forgent et nourrissent sa finalité, sa vocation, sa mission ; ils expriment l'Intention profonde dont l'humain est censé être porteur. Ce sont ces Elohim-là, ces dieux-là, ces démiurges infirmes qui animent l'humain de l'intérieur, qui en constitue l'âme, elle aussi infirme.
Il faudra, bien plus tard, que l'homme soit rectifié, qu'il devienne le "droit de dieu" qui est la signification de Israël (YShR-AL : rectitude de dieu).
avec l'humain : l'Ensemenceur ensemence des dieux, des Elohim, des démiurges avec l'humain, avec mission de forger l'humain, de le former de l'intérieur, de le déployer. Dans le second récit de la Genèse des hommes (Gen.:2, 3 et 4), Le serpent-devin (Na'hash, en hébreu, a ces deux sens) est un de ces démiurges qui fera du mieux qu'il peut, en confondant le mâle (Ish) et la femelle (Ishah) et, surtout, en confondant l'arbre qui est au milieu du jardin d'Eden - qui est l'arbre de Vie - avec l'autre arbre, qui n'est pas au milieu du jardin et qui est l'arbre de la Connaissance de bon et du mauvais.
L'Ensemenceur s'est trompé : Il a prescrit des démiurges trop faibles pour une tâche trop grande. La clé de voûte de l'édifice est compromise. La construction est bancale et Il ne le sait pas encore. Il faudra encore bien des épisodes pour que la triste réalité apparaisse au grand jour. Il faudra l'imbroglio du jardin d'Eden qui laissera croire à une faute de 'Hawah, la vivante, alors qu'il s'agit d'une balourdise et d'un quiproquo du serpent-devin. Il faudra le meurtre d'Abel (Hévèl), le pâtre, l'humain primitif, par Caïn (Qayn), le cultivateur, l'homme civilisé, créateur de villes et père des technologies et des arts. Il faudra la naissance insignifiante de Seth mais qui fut père de Enoch (Enosh) par qui l'on commença d'invoquer par le nom de YHWH (Gen.:4;26). Il faudra le meurtre infâme et si mystérieux de Lamech (Lèmèkh). Il faudra, surtout, les copulations entre les fils de ces Elohim ratés, les funestes démiurges, et les filles de l'humain qui donnèrent naissance à des "puissants" (Guiborim), ainsi que l'apparition des "avortons" (Néphilim). Il faudra, donc, qu'à leur suite, YHWH visse "comme est grand le mal de l'humain" … Ce sera le grand déluge, la grande extermination, le grand nettoyage, la grande purge du monde. On efface tout et on recommence. Noa'h sera le porteur de ce renouveau. Mais les mauvais Elohim, les démiurges infirmes et faibles, n'en dirent pas, pour autant, leur dernier mot …
dans son image, : les démiurges, les Elohim de l'humain, furent engendrés presque conformément à l'idée de l'Ensemenceur : ils furent ensemencés (créés) comme prédit mais pas dans l'image conjointe de l'Ensemenceur et de tous les dieux antérieurs, comme c'était prévu ("dans leur image"), mais bien dans la seule image de l'Ensemenceur ("dans Son image"). Funeste erreur ! Les démiurges humains sont conformes à l'Intention originelle, mais ils sont déconnectés des intentions particulières des dieux qui peuplent et animent le Cosmos et la Vie, entre Ciel et Terre. La cohérence et la cohésion sont rompues. L'humain sera un être vivant déconnecté de la Vie ; il sera en rupture avec le Réel ; il sera dans l'illusion d'être un être autre, jeté là, face au monde, et non partie intégrante du monde ; il ne vivra pas naturellement en symbiose avec tout ce qui l'entoure et il s'enfermera dans l'absurde illusion d'être étranger au monde, d'être un ego isolé, jailli d'on ne sait où et chu dans un monde qui ne parait pas être le sien.
Quelle bévue ! Parce qu'il ne nait pas aussi dans l'image des dieux, l'humain vient au monde séparé du Réel et de la Nature en tant que ce qui est en train d'advenir. L'humain est engendré, avec pour seule référence, l'Ineffable absolu qui lui est inaccessible : il nait orphelin dans un monde vivant qu'il ne reconnait pas, qu'il ne connait pas et qui ne le reconnait pas non plus. Les dieux de l'Homme et les dieux de la Nature s'opposent : ils ne sont plus en cohérence.
De plus, encore contrairement à la Parole de l'Ensemenceur, non seulement les démiurges de l'humain ne sont créés que dans Sa seule image, mais ils sont aussi créés hors de "leur ressemblance", c'est-à-dire ni "comme" Sa ressemblance ni "comme" la ressemblance des autres dieux antérieurs. L'humain ne ressemble à rien. Il ne ressemble à rien qu'à lui-même, condamné, dès sa première heure, à un narcissisme et à un nombrilisme dont il ne s'est jamais ni démenti, ni départi. Ainsi va l'engendrement de l'humain : image approximative et partielle, et ressemblance nulle et omise. La Parole ne s'est pas réalisée. L'Ensemenceur s'est trompé lourdement ; Il ne le sait pas encore.
dans une image des dieux Il créa avec lui : alors commence la grande confusion que traduit et trahit le style même du texte. "Dans une image des dieux" : lesquels ? Ceux de la Nature ou ceux de l'Homme ? On ne sait plus. "Il ensemença" : c'est donc bien l'Ensemenceur qui œuvre et qui devra assumer la responsabilité de ses bévues. "Avec lui" : qui est ce "lui" ? L'Ensemenceur ou l'humain ?
Comment faut-il lire ce texte sans ponctuation ?
Ou bien, il faut lire : "dans une image des dieux, il créa avec lui" : mais alors que créa-t-il ? et en concordance avec quels dieux : ceux de la Nature ou ceux de l'Homme ? La phrase ne veut, ainsi, pas dire grand' chose.
Ou bien, il faut lire : "Dans une image, des dieux il créa avec lui" : il créa des dieux dans une certaine image (laquelle ?) … mais avec qui : avec lui-même ou avec l'humain ? Si c'est avec Lui-même, Il s'instrumentaliserait au service de dieux démiurgiques passablement nuls : lecture peu probable. Alors, c'est avec l'humain, et l'instrumentalisation porte sur l'homme - ce qui est plus concevable - mais alors la logique s'inverse : ce sont les dieux qui viennent par l'homme et non l'inverse. Les dieux de l'Homme, opposés au dieux de la Nature, sont ensemencés directement en l'homme par l'Ensemenceur Lui-même … On comprend alors mieux ce qui est dit plus haut : "Il créera des dieux avec l'humain dans son image". Ce "avec" ne porte pas une idée d'accompagnement, mais une idée d'instrumentalisation : c'est au moyen de l'humain lui-même que l'Ensemenceur ensemencera les dieux de l'Homme. L'humain ainsi, dans les mains divines, devient l'instrument de ses propres fantasmes, de sa propre rupture d'avec le Réel, d'avec la Nature, d'avec la Vie et d'avec tous leurs dieux … : le grand Pan est mort !
Quoiqu'il en soit, il faut aussi remarquer que ce deuxième usage du verbe BaRA utilise le mode accompli, rendu en français par le passé simple : "Il créa". Les jeux sont faits. Il est trop tard. La bévue est accomplie. L'homme est marqué définitivement. Et il n'en est pas responsable. Les chrétiens nieront cette irresponsabilité et proclameront le "péché originel" qui est indispensable à toute leur théologie de la "rédemption" et du "sacrifice" de Dieu au travers de son fils unique, etc … Si expiation il doit y avoir, elle doit être bien plus divine qu'humaine. C'est Dieu qui s'est trompé … mais l'homme en a bien profité, profitant de l'indulgence de ce Dieu plein de remords. Dieu s'est trompé et Il en souffre ; et Sa souffrance est la source et la signification de toutes les souffrances des hommes. Dieu est imparfait, en voie de perfection, en voie d'un accomplissement dont l'homme n'est qu'un instrument.
Disons tout ceci autrement : l'humain, fruit de l'évolution cosmique, est la marche qui enjambe le seuil qui va de la Vie à l'Esprit. Ce passage induit une rupture, une bifurcation entre deux logiques : celle de la Nature et celle de la Culture, celle du biologique et celle du noétique. Mais l'humain est trop faible, habité par des dieux débiles, coupé du Réel, il n'est qu'une charnière entre deux mondes, l'un, antérieur, qui ne le reconnait plus et l'exclut, et l'autre, postérieur, qui le dépassera et l'oubliera.
L'humain est condamné au tragique et à l'héroïque, qui feront sa noblesse et son élégance s'il les assume, qui feront sa déchéance et son malheur s'il ne les assume pas.
du mâle et du femelle Il créa avec eux. : encore une fois, la confusion règne dans ce dernier membre de verset. Qui est "eux" ? Le seul pluriel usité concernent les Elohim, les dieux. L'humain est encore toujours singulier. Ainsi faut-il comprendre qu'au moyen des dieux de l'Homme, l'Ensemenceur institue, sur le mode accompli, donc définitif, la différenciation des sexes : du mâle et du femelle. L'humain sera donc un être dialectique, enfermé pour toujours dans la binarité, dans la bipolarité, entre Nature et Culture, entre dieux naturels et dieux idéels, entre ego et monde.
Mais derrière cet enfermement apparent, se dessine le grand espoir final : par la dialectique qui l'habite, l'humain peut devenir, s'il l'accepte, un processus qui peut avancer, qui peut s'accomplir, qui peut s'épanouir. Et peut-être était-ce là le grand dessein de l'Ensemenceur que d'engendrer un être capable de franchir la limites de tous les déterminismes et de toutes les inconsciences pour aimer son destin jusqu'à désirer et vouloir le réaliser héroïquement malgré son essence tragique … Son destin lui appartient !
Marc Halévy, Shabbat, 20 février 2010.