Individuel contre Collectif ?
De Pierre Lévy en parlant des cyberespaces et du mode collaboratif :
"Toute prise de contrôle par un petit groupe de ce qui procède de tous, toute fixation d'une vivante expression collective, toute évolution vers la transcendance annihile immédiatement le caractère angélique du monde virtuel, qui choit alors immédiatement dans les régions obscures de la domination, du pouvoir, de l'appartenance et de l'exclusion."
Cette réflexion s'inscrit dans la nouvelle vulgate gauchisante d'idéalisation du collectif par le Web 2.0 : ses concepts fondateurs sont "collectivité, gratuité, générosité, solidarité, non propriété", etc …, les mêmes que ceux qui fondèrent les idéologies marxiennes successives.
Nouvelle version du mythe de la supériorité du collectif sur l'individuel …
Brisons les ailes à ce canard ! Le collectif a plus de force (matérielle, parce que l'énergie se cumule), mais l'individuel a plus d'intelligence (immatérielle, parce que la néguentropie ne se cumule pas). Explicitons …
La thermodynamique repose sur deux principes physiques extrêmement clairs.
- Le premier est celui de la conservation de l'énergie : l'énergie ne se crée pas ni ne se détruit, mais se transforme et se cumule. Là, un plus un égale deux.
- Le second est celui de la croissance de l'entropie qui mesure le degré d'uniformité, d'homogénéité, de non-organisation, de non-complexité, de non-information : ce second principe dit qu'en l'absence d'apport externe d'énergie, l'entropie globale d'un système quelconque augmente c'est-à-dire que ce système, naturellement, se dégrade, se dilue, se délite et finit par disparaître.
Créer une idée, un ordre, une organisation, une structure, une connaissance, c'est générer de la néguentropie (le contraire de l'entropie), c'est diminuer l'entropie globale (puisque l'on engendre de l'ordre et de l'information là où le principe entropique cherche à en détruire). Pour pouvoir aller à l'encontre du second principe - ce qui est licite -, la règle implique qu'il faille dégrader de l'énergie (car on ne consomme jamais de l'énergie, puisqu'elle se conserve, par contre, on en dégrade la "qualité" c'est-à-dire son degré de concentration, on la dilue, en somme).
Un être humain, comme tout être vivant, possède deux capacités fondamentales : celle d'accumuler de l'énergie au travers de son métabolisme et celle de générer de l'information, de la mémoire, de la connaissance, de l'organisation donc de la néguentropie. Avec le passage de l'individuel au collectif, la quantité d'énergie concentrée disponible est augmentée, proportionnellement au nombre des individus constituant ce collectif : l'énergie se conservant, elle se cumule donc l'énergie mobilisable croît avec le nombre d'individus rassemblés. L'union fait la force, dit-on.
Mais en matière d'intelligence (c'est-à-dire de capacité à engendrer de la néguentropie), c'est exactement l'inverse qui se passe. L'entropie globale d'un ensemble de systèmes connectés croît bien plus vite que l'entropie individuelle de chacun de ses constituants. C'est une pure conséquence de l'équation de Boltzmann qui dit que l'entropie S est égale à : S=k.lnW où k est une constante et où W est le nombre statistique de configurations microscopiques possibles pour arriver à la même organisation globale.
Plus le nombre de constituants est grand plus la fonction W croît exponentiellement vite (c'est pour cela que Boltzmann a utilisé un logarithme qui, parce qu'inverse de l'exponentielle, en atténue l'effet "explosif").
Autrement dit, plus le nombre de composants d'un ensemble est grand, plus sa tendance à générer de l'entropie s'accélère.
Cela signifie, concrètement, que plus le nombre des individus constituants un collectif augmente, plus ce collectif devient inintelligent puisque sa capacité à générer de la néguentropie diminue exponentiellement.
Cela est confirmé largement par les études concernant la psychologie des foules : un ensemble important d'individus "normaux" placés en situation d'excitation collective devient une machine barbare destructrice (cfr. le Nazisme ou les supporters de football).
Cela signifie - et c'est politiquement très incorrect - que la masse est bien plus stupide que chacun des individus qui la compose (voilà qui a de quoi perturber l'idéal démocratique).
Mais, dira-t-on, l'intelligence collective, cela existe et cela marche ! Non. Il n'y a pas d'intelligence collective. Il y a parfois, sous certaines conditions, parfaitement étudiées par David Böhm par exemple, une stimulation collective de certaines intelligences individuelles. En fait, dans ce genre de cas, la présence des autres, leurs âneries, leurs erreurs, leurs réactions à ce que "je" dis, me surexcitent les neurones et me font monter d'un cran dans l'échelle de ma créativité. Le collectif, pour ces individus-là, joue le même rôle que le catalyseur dans certaines réactions chimiques : ils accélèrent la réaction sans y participer. Un groupe n'est pas créatif. Mais un brainstorming bien mené alimente la créativité des individus créatifs : il faut permettre au groupe de générer des matériaux idéels mais laisser aux "génies" le soin de les exploiter seuls.
Ce phénomène est bien connu au travers des sacro-saints travaux de groupe prônés par les "pédagogues" du collectif : dans la réalité, les individus les plus intelligents "tirent" derrière eux la masse des ânes. Ils font tout le boulot - sauf quelques corvées qu'ils redistribuent - et les autres en profitent. Mais le travail aurait été, presque toujours, mieux fait et plus vite (avec moins de fatigue puisque le déficit d'intelligence collective requiert une surconsommation d'énergies individuelles), par l'individu intelligent seul que par le "groupe" qui le parasite.
Par amalgame idéologique dicté par les fantasmes de Gauche, on se plait, de nos jours, à confondre collectif et collaboratif, autrement dit, à confondre travail de groupe (travail collectif) et travail en réseau (travail collaboratif).
Le travail matériel de transformation d'énergie, dans son acception industrielle, est un travail collectif qui appelle le cumul des forces et énergies individuelles.
Par contre, le travail collaboratif en réseau est un travail intellectuel de recueil et d'élaboration d'idées où chaque collaborateur travaille individuellement, en solitaire, avec ses propres talents et compétences - censés être complémentaires à ceux des autres collaborateurs -, mais où l'ensemble de ces travaux solitaires est synthétisé par un autre collaborateur dont le talent et la compétence particuliers sont, précisément, cette capacité de synthèse qui, elle aussi, sera un acte solitaire et individuel.
L'avenir du Web 2.0 n'est pas dans ces fumisteries de réseaux sociaux "grand public" qui ne sont que le reflet de la médiocrité populacière. Il est dans l'émergence naturelle et spontanée de réseaux protéiformes de petites communautés (fermées, électives et cooptatives) d'individus collaboratifs dont la collaboration durera le temps de mener à bien le projet qui les fédère.
Il y a une immense conclusion à tirer de tout ceci.
L'humanité, aujourd'hui, entre dans la société de la connaissance et l'économie de l'immatériel c'est-à-dire que la production de valeurs - au sens noétique comme au sens économique - passe par l'intelligence néguentropique et non plus par la transformation énergétique. Cela signifie qu'elle doit apprendre à marginaliser les concepts, fonctionnements, organisations et valeurs collectifs (Etat, solidarité, lien social, morale, bien commun, instruments de masse, approches statistiques, etc …) au profit d'une organisation mosaïque où l'individu est central - ou, dans certains cas, les toutes petites communautés de moins de cinquante personnes très fédérées par un projet commun fort.
Jusqu'à aujourd'hui, la solidarité collective fut un facteur de survie et de progrès mais, aujourd'hui, parce que l'intelligence prime sur la force, cette logique s'inverse : la collectivité et ses idéaux deviennent, chaque jour un peu plus, des facteurs de faiblesse et de regrets. La société civile ne s'y trompe d'ailleurs pas qui, naturellement, instinctivement, rejette les institutions collectives (la participation électorale ne cesse de baisser et l'indifférence à l'autre - qui est un droit imprescriptible - ne cesse de croître, par exemple) et qui dénoue, patiemment, le lien social - et ses institutions comme le mariage, la famille, etc … - qui lui est une entrave.
La société de demain ne sera pas collective. Elle ne sera pas un tissu, mais une mosaïque interactive. Le collectif est devenu létal. Nietzsche l'avait annoncé … il y a plus d'un siècle !
Marc Halévy, 26 août 2010