Vers une société de l'intelligence
Chaque civilisation, chaque cycle civilisationnel se construisent et s'organisent sur une valeur phare, sur un concept central.
La Grèce antique cherchait la Sagesse ; toutes ses multiples écoles et doctrines déclinaient les mille façons de vivre cette sagesse dans la vie de la cité. La sagesse grecque était une sagesse citoyenne, avant tout, une sagesse politique au sens étymologique du terme.
Rome transforma radicalement le paradigme antique en mettant au centre de la scène de vie la notion d'Ordre : ordre républicain, puis impérial, ordre militaire et légionnaire, ordre légal et législatif : l'ordre de la loi traduite en pax romana.
Le haut moyen-âge gotique, mérovingien et carolingien, mit Dieu au centre du monde et des préoccupations : ce fut l'âge d'or de la théologie chrétienne naissante (Augustin d'Hippone, Grégoire de Nysse, Grégoire de Nizianze, Irénée de Lyon, etc …) et l'âge d'or des hérésies c'est-à-dire des théologies alternatives mais non acceptées par les autorités.
Le bas moyen-âge - l'ère féodale - déplaça ce centre : le problème "Dieu" étant quasi résolu, la question cruciale devint celle du Salut : le salut des âmes, celles des chrétiens, celles des non chrétiens (juifs et musulmans), celles des enfants morts avant baptême, etc … La théologie devint sotériologie.
L'ère moderne, la Modernité donc, née à la Renaissance et agonisante sous nos yeux, voulut libérer l'homme. Elle appela cette libération, "progrès". Libérer l'homme des dogmes ecclésiaux, des caprices de la Nature, des ignorances de la Raison, du joug des tyrans et des rois, des affres de la misère et de l'injustice, des pièges de la croyance, du poids des esclavages et des colonisations, etc … Libération de l'homme, de la femme, de l'enfant. Mais, au fond, liberté pour quoi faire ? Être libre ou libéré n'est pas un but en soi. Être libre cela signifie être en mesure de faire ce que l'on veut et peut faire ou, à tout le moins, ne pas en être empêcher par quelque entrave ou contrainte externes.
Ainsi, deux questions vitales surgissent en cette fin de Modernité et de "libération".
Première question : que faire de cette liberté durement conquise et, donc, que faire de la vie, de l'existence, ainsi libérées ?
Seconde question : la libération des chaînes externes garantit-elle la libération de nos chaînes intérieures, de nos esclavages et idolâtries intérieurs, de notre vide intérieur, de nos inaptitudes et handicaps intérieurs ?
Ces deux questions fondamentales renvoient, on le voit bien, toutes deux à l'intériorité, au sens de la vie, à l'accomplissement de soi c'est-à-dire de ce processus central qu'est l'existence personnelle. C'est de joie de vivre dont il s'agit (cfr. mon "Petit traité de la Joie de vivre" - Dangles - 2011). Je suis libre, soit, mais pour faire quoi de ma vie ?
Faire quelque chose de noble de sa vie, quelque chose dont on puisse, l'heure dernière venue, être fier, quelque chose de plein, de beau, d'intense, quelque chose de réussi.
Et c'est là que l'intelligence entre en scène comme moteur central de cet accomplissement de soi, de cette joie de vivre à vouloir et à construire au quotidien. L'intelligence est cette aptitude, cette capacité, cet art de tout relier, de tisser des reliances entre tous les aspects de l'existence, de rendre la vie cohérente et fructueuse. Car il ne peut pas y avoir quelque joie de vivre que ce soit, dans le vide, ni extérieur, ni intérieur. L'homme - son corps, son esprit, son cœur et son âme - est un système complexe ouvert qui doit être, en permanence, nourri d'eau, de pain, d'érotisme, de caresses, d'informations, d'idées, de sourires, de beauté, d'élans, de passions, d'enthousiasmes.
Même le plus solitaire des ermites ne peut développer sa spiritualité intime et profonde qu'en la nourrissant des mots des prières ou de la vue des créatures ou de la lumière de l'aube ou de la joie immense de boire un gobelet d'eau fraîche à même le torrent ou la cascade.
Pour vivre dans la grande joie de l'âme, il faut donc être relié au réel, intensément. Joie et reliance vont de pair. Et la reliance est affaire d'intelligence. CQFD.
L'ère de la joie de vivre qui s'ouvre devant nous, sera aussi l'ère de la culture de l'intelligence, de toutes les intelligences, c'est-à-dire, aussi, l'ère de la lutte effrénée contre la bêtise, contre toutes les formes de bêtises. Et il y en a !
La lutte contre la bêtise à l'heure de l'intelligence est l'exact pendant, pour la Modernité libératrice, de sa lutte contre toutes les formes d'oppression, ou, pour la salvifique féodalité, de sa lutte contre le péché dans toutes ses expressions.
Depuis longtemps, les sages - et le Talmud le confirme - savent que la bêtise - et l'ignorance qui l'accompagne toujours - est mère de tous les vices, de toutes les violences, de tous les maux des hommes. Et là commence un énorme débat : on ne combat pas la bêtise à coups de savoirs, à coups de "têtes bien pleines", à coup d'instruction publique. L'école ne rend pas intelligent même lorsqu'elle rend savant. Le savoir nourrit l'intelligence mais ne la remplace pas.
L'intelligence est une disposition innée qui peut s'amplifier ou se détruire, mais qui ne peut jamais être créée ex nihilo. Je suis désolé pour la crudité des mots et la cruauté du propos, mais un c…n, né c…n, le restera, quelque effort que l'on fasse pour le rendre moins c…n.
Rien n'est plus inégalitaire que la distribution des intelligences, que la répartition de l'intelligence. L'argent ou le travail peuvent être redistribués, échangés, troqués, égalisés. L'intelligence pas. Elle peut s'accroître lorsqu'on la cultive bien régulièrement, elle peut s'étioler lorsqu'on la laisse trop longtemps en friche, mais elle ne se crée pas lorsqu'elle est absente. De plus, personne ne peut cultiver votre intelligence à votre place : vous en êtes seul responsable. Ce n'était pas le cas de votre liberté ou de votre salut ou de l'ordre qui règne autour de vous. L'intelligence est totalement individuelle et individualisée, même s'il est vrai qu'une intelligence collective peut naître des synergies entre plusieurs intelligences individuelles.
On ne peut pas, on ne pourra jamais donner de l'intelligence à quelqu'un qui en est dépourvu. C'est peut-être une injustice, mais c'est une réalité et personne, jamais, ne pourra prétendre que le réel est "juste".
Heureusement, les formes d'intelligence sont nombreuses et il y a fort à parier que, hors quelques cas extrêmes de bêtise crasse, chacun, à sa naissance, soit nanti de quelques graines, peut-être malingres, peut-être bien cachées, mais quelques graines réelles d'intelligence qu'il faudra découvrir, qu'il faudra cultiver, qu'il faudra nourrir et accroître au fil de la vie.
Ainsi se redéfinit l'école - ou, plus tard, l'université - non comme des lieux de transmission (de gavage ?) des savoirs, mais comme lieux de découverte et de développement des intelligences. Et cela change tout.
Répétons-le : les savoirs nourrissent les intelligences mais ne les remplacent jamais. La mémoire ne rend pas intelligent, mais elle lui est indispensable. L'école des intelligences ne relègue aucunement l'école des savoirs : elle la précède, elle la prépare, elle l'accompagne.
Malgré cela, notre monde sera peuplé aussi de "pauvres en esprit" comme il est déjà peuplé de pauvres en avoirs et en savoirs. Et pour eux, il n'y aura rien d'autre à faire qu'à les considérer et à les traiter comme des handicapés : des handicapés culturels comme il y a des handicapés physiques ou mentaux.
L'économie de l'intelligence - de toutes les intelligences y compris celle des mains - participe évidemment de l'économie immatérielle qui, déjà aujourd'hui, supplante l'économie industrielle, l'économie de l'objet.
L'intelligence ne se vend pas - au pis, elle se loue, étant strictement individuelle et indissociable de celui qui la porte -, mais elle engendre, par les reliances qu'elle induit, toutes les formes de valeur dont l'économie raffole.
Car la valeur économique nait bien de l'intelligence et d'elle seule. Je parle de cette valeur ajoutée qui, à la somme des valeurs des ressources mises en œuvre, ajoute la valeur émergente de leurs interactions, donc de leur reliance, donc de leur intelligence. Une voiture n'est pas que la simple juxtaposition d'un moteur, d'un châssis, de roues, etc … : l'automobile ne prendra une quelconque valeur d'usage que lorsque ces divers éléments seront dûment, convenablement et adéquatement assemblés, ajustés, organisés, agencés. Bref, lorsqu'ils seront convenablement reliés les uns aux autres.
Lorsque l'on déguste un repas préparé par Joël Robuchon ou Alain Ducasse, c'est moins leur temps de travail que l'on paie que leur intelligence culinaire et gastronomique. C'est elle qui donne aux mets, leur valeur à la fois gustative et marchande.
Ce petit exemple montre bien que l'économie de l'intelligence est déjà, mais sera toujours plus, une économie artisanale où chacun, muni de son propre bagage d'intelligences bien affutées, se réapproprie son propre fonds de commerce. Le salariat industriel et inintelligent est mort. Vivent les artisanats des intelligences et des intelligents.
Par ses sacro-saintes standardisations, normalisations, massifications et autres procéduralisations, le modèle industriel avait tout fait pour concentrer l'intelligence sur le plus petit nombre de têtes possibles. L'ouvrier, sur sa ligne, était prié d'être compétent et productif, mais pas d'être intelligent. Au contraire, parce qu'elle est subversive dans son individualité, l'intelligence était plutôt mal vue et malvenue. Taylorisme obligeait.
Aujourd'hui, la donne a changé et l'atout passé dans d'autres mains. La complexification ambiante pousse à la personnalisation des produits et des services. Les effets de taille et de masse perdent de leur acuité puisque l'intelligence est bien plus people intensive que capital intensive. Le prix, quoique prégnant, n'est plus le facteur déterminant d'achat ; la qualité prime puisque "le bon marché finit toujours par coûter trop cher". Toute la logique et le gigantisme industriels, fondés sur les économies d'échelle et les effets de levier, s'effondrent. Small sera beautiful … Artisanat, encore.
L'économie noétique se dessine déjà comme un vaste - mondial - réseau d'artisans des intelligences, fournisseurs de maîtrise de leurs arts qu'ils soient verticaux (les spécialistes) ou horizontaux (les intégrateurs). En matière d'informations, d'idées, de connaissances, le lieu central économique sera - est déjà - la "toile" : la localisation physique et géographique n'a plus d'importance. Ce qui importe, ce sont la notoriété des intelligences et la capacité de les mettre en œuvre dans les langages les plus adéquats.
Les idéologies politiques et économiques actuelles, toutes issues du 19ème siècle, se fondent sur une vision binaire fausse des sociétés humaines. Au capital et au travail, il faut, à présent, ajouter l'intelligence - et le pouvoir noétique qui en découle.
Les sociétés humaines émergent de l'exploitation de trois ressources : celle des territoires (le capital), celle de l'activité (le travail) et celle du génie (l'intelligence).
Marx n'avait vu que les deux premiers pôles et avait, de ce fait, sombré dans une vision dualiste, primaire et mécaniste (le matérialisme dialectique) : en négligeant le pouvoir noétique, il avait réduit la sociologie humaine à un irréductible conflit entre forces du capital et pouvoir économique, d'une part, et forces du travail et pouvoir politique, d'autre part. Dans cette logique, les forces du travail, par le biais de la révolution politique, devaient écraser l'ennemi : les forces du capital (par la collectivisation des outils de production) et le pouvoir économique (par la dictature du prolétariat). Les diverses tendances socialistes fonctionnent toujours sur ce schéma boiteux.
Pour dépasser Marx et entrer dans une vision complète du réel, il faut passer de cette vision dualiste puérile à une vision ternaire bien plus complexe dont les multiples combinaisons possibles tuent dans l'œuf toutes les tentations d'idéologisation simpliste.
Ce ternaire empêche de croire qu'une "victoire" d'un des pôles soit possible (dictature de droite ou de gauche) ou qu'un équilibre stable entre les deux soit tenable (démocratie socialo-capitaliste). Depuis longtemps, ce sont les intellectuels (la force noétique) qui jouent les arbitres, au travers de leur présence dans les médias, par le jeu de leurs alliances avec l'un des deux camps du binaire (Jean-Paul Sartre vs. Raymond Aron). Mais il faut d'urgence sortir de cette politique d'alliance pour affirmer le pouvoir noétique en tant que tel, ni politique, ni économique : un pouvoir de l'intelligence irréductible ni au capital (la "droite"), ni au travail (la "gauche").
Par essence, le pouvoir économique est autocratique (pour les entrepreneurs) ou ploutocratique (pour les investisseurs). Le pouvoir politique, lui, quoique démocratique en théorie, est démagogique et clientéliste en pratique. Le pouvoir noétique, lui, par logique, est un pouvoir aristocratique, au sens étymologique du terme : un pouvoir d'autorité fondé sur la maîtrise et légitimé par l'adhésion et la reconnaissance des pairs. Les politiques reçoivent leur pouvoir de la masse du peuple, les noétiques font autorité dans le regard de leurs pairs.
Il y a longtemps que le pouvoir noétique existe et travaille entre politique et économique : ce sont les commissions d'experts ou de "sages", ce sont les "conseillers", ce sont les "hommes de l'ombre", les "sherpas", les coaches", les "éminences grises", les "hommes d'influence sans pouvoir", etc …
Cependant, quelque flou, diffus ou discret soit-il, ce pouvoir noétique est un pouvoir de l'ombre, donc suspect aux yeux des médias et du public.
Il faut qu'il sorte de cette ombre en développant ses propres médias, ses propres tribunes, ses propres instances. Cela commence à se faire. Mais la récupération est facile et rapide par les deux autres pouvoirs en place.
Et puisqu'il faut clore cette excursion en noétique, redisons que le monde humain vit, sous nos yeux, une immense mutation paradigmatique, une bifurcation colossale de sa logique de développement.
Ce qui donnait sens et valeur n'en donne déjà plus. Au-delà de la Modernité, émerge peu à peu une autre logique humaine : celle de la valeur supérieure de la connaissance et de l'intelligence. C'est cela le fondement intime et ultime de la révolution noétique en cours, amplifiée et accélérée par la concomitante révolution numérique.
L'extinction évidente et inévitable des valeurs humanistes qui érigeaient en principe la centralité ou la prééminence du phénomène humain, n'est peut-être pas encore admise par la plupart, elle est déjà un fait néanmoins. Il est devenu évident que l'homme n'est rien par lui-même : il n'existe que par ce qu'il fait, dit, pense dans le monde ou, plutôt, par ce qui est fait, dit et pensé, à travers lui, par le flux immense de la Vie. Ce n'est plus l'homme, l'humanité, l'humanitude qui donnent sens et valeur à l'homme. Le sens et la valeur de l'homme ne sont plus en lui, mais hors de lui. L'homme n'est pas sa propre justification, ni la justification de ses actes.
L'homme ne prend sens et valeur que dans et par l'accomplissement de sa nature, de sa condition, de sa mission qui est de permettre la connaissance, l'intelligence, l'esprit, qui est de construire le pont entre Vie et Esprit, entre Vie et Pensée. La raison d'être de l'homme est semblable à celle de la cellule végétale initiale qui établit le pont inouï entre le règne minéral alors omniprésent et omnipuissant (la lithosphère), et le règne végétal puis animal (la biosphère). Comme le fit l'algue bleue, l'homme, à présent, doit assumer sa vocation de construire l'interface entre biosphère et noosphère. Cela seulement lui donne(ra) sens et valeur.
Le moteur de la construction de ce pont magnifique et vital, est l'intelligence, sous toutes ses formes.
L'homme ne prend(ra) sens et valeur que par cette intelligence qu'il développe(ra) et qu'il met(tra) au service de l'émergence de la noosphère. Tout le reste est subsidiaire, voire superflu, voire franchement nocif.
Marc Halévy, novembre 2010