Complexité, économie et entreprises
Qu'est-ce que la complexité? Le monde se complexifie-t-il?
La complexité mesure la capacité d'un processus ou d'un système à devenir plus que la somme de ses parties. Elle s'appuie sur la quantité, l'intensité et la fréquence des interactions entre les constituants. La complexité engendre ce que nous appelons des propriétés émergentes, c'est-à-dire des propriétés qui surgissent du fait de ces interactions entre les constituants sans appartenir en propre à aucun d'eux. Un être vivant est plus que la somme de ses cellules. Une pensée intelligente est plus que la somme de ses neurones. Une entreprise est plus que la somme de ses postes de travail ou de ses comptes analytiques. Ce sont tous des systèmes et des processus complexes. Et plus cette complexité est élevée, plus la différence entre le tout et la somme de ses parties est grande, donc plus la production de survaleur est élevée.
Notre monde se complexifie évidemment puisque le nombre de ses acteurs (les hommes les entreprises, les marchés) a considérablement augmenté en quelques décennies, et parce que, surtout, la quantité, l'intensité et la fréquence des interactions entre ces acteurs a cru exponentiellement avec la globalisation, la mondialisation et l'émergence d'Internet.
C'est d'ailleurs l'explication profonde des turbulences que nous connaissons aujourd'hui et dont les crises passées et, surtout, à venir, ne sont que les manifestations superficielles. Avec la globalisation, la mondialisation et l'internetisation, la complexité globale du système "économie mondiale" a connu un saut quantitatif et qualitatif énorme. Ce saut, inéluctable et irréversible, je l'ai appelé la révolution noétique, la révolution économique et culturelle liée à la prolifération inouïe de la connaissance (noûs en grec) et de l'intelligence globales. Nos "sciences" économiques classiques, parce qu'elles sont analytiques et mécanistes, n'ont rien vu venir et sont incapables d'expliquer et d'anticiper ces immenses convulsions systémiques actuelles, alors que tout cela avait été abondamment prévus et décrits depuis plus de 10 ans par les prospectivistes systémiciens. Mais l'homme est ainsi fait qu'il n'accepte de changer son regard que lorsqu'il commence à souffrir …
Comment prendre en compte la complexité pour une entreprise?
Au contraire de la complication qui consomme des ressources pour ne produire aucune - ou très peu de - valeur ajoutée, la complexité est la seule vraie productrice de valeur dans l'entreprise puisque, grâce à elle, le tout vaut plus que la somme de ses parties. La valeur de l'entreprise comme la valeur de ses produits et services croit proportionnellement au nombre de ses constituants, mais comme le carré du nombre des interactions entre eux. Autrement dit, par exemple, la valeur d'un collaborateur pour l'entreprise est proportionnelle à ses compétences intrinsèques, bien sûr, mais, surtout, croît comme le carré de sa capacité à interagir avec les autres. C'est pourquoi l'on peut dire que le management est l'art de faire faire des choses extraordinaires à une équipe de gens ordinaires. Ce point est crucial.
La complexité du monde économique et social environnant ayant drastiquement augmenté en quelques décennies, l'entreprise doit impérativement se mettre au diapason de cette évolution. C'est un principe de base de la cybernétique systémique : la régulation d'un système n'est possible que si la vitesse de réaction et le niveau de complexité de ses constituants sont comparables. Ceux qui ne suivront pas, seront éliminés. Le mot grec krisis a d'ailleurs ce sens de "jugement" et de "tri" : c'est ce que nous vivons.
Une entreprise est un système ouvert, en prise permanente avec son milieu. Elle doit être en phase avec lui. Or, le milieu économique global connait une transformation profonde que nous appelons un bifurcation systémique, semblable à la métamorphose d'une chenille en papillon : c'est le même animal, mais ses deux structures anatomiques et ses deux logiques de vie sont radicalement différentes. Le passage de l'une à l'autre est douloureux et délicat, souvent dangereux même. C'est encore ce que nous vivons : le passage d'une logique économique (industrialisation, financiarisation, standardisation) à une tout autre logique économique (qualité, durabilité, créativité).
Que faut-il faire pour que l'entreprise résiste/prenne avantage face à la complexité?
Le premier grand problème posé par la complexité est d'ordre méthodologique. Nous avons tous appris à être cartésien c'est-à-dire analytique et mécaniste, à croire que tout, y compris l'économie ou l'entreprise, pouvait se ramener à un assemblage mécanique de composants. Or cela est faux dès lors que la complexité montre son nez puisque la complexité - et donc la valeur - nait des interactions entre ces composants. Si, comme le veut Descartes, on découpe le système pour le démonter, on coupe du même coup les interactions et, donc, on tue la complexité qui fait valeur.
Les systèmes très complexes ont quatre caractéristiques qui chamboulent toutes les méthodes classiques de management :
- ils sont au service de leur finalité et non de leurs modalités ; le temps des procéduralisations et des standardisations est révolu et il faut considérer le profit comme une conséquence et non comme un but : la finalité de l'entreprise est bien plus dans la maîtrise et l'excellence de ses métiers que dans ses objectifs financiers ;
- ils sont non déterministes c'est-à-dire imprévisibles ; le temps des plans est révolu et il faut apprendre à penser en termes de synchronisation et non de planification ;
- ils sont holistiques c'est-à-dire non réductibles à leurs constituants ; le temps des performances analytiques est révolu et il faut vouloir diversifier les critères d'évaluation et y intégrer de nombreuses dimensions qualitatives et globales ;
- ils sont mnésiques c'est-à-dire doués d'une mémoire forte et résistante : le temps des restructurations à la hussarde est révolu et il faut comprendre que chaque entreprise est une histoire qui se raconte et se construit chaque jour en accumulant un trésor de savoir-faire et de savoir-être qui n'apparaitront jamais dans les comptes financiers.
Concrètement, chaque entreprise doit apprendre à élever son niveau de complexité afin de se mettre au diapason de la réalité systémique du monde réel. Pour ce faire, elle doit au moins réfléchir à deux axes cruciaux de progrès.
- Augmenter sa vitesse d'action et de réaction en misant sur les valeurs immatérielles de l'intelligence et de la connaissance qui se créent, se transforment et circulent infiniment plus vite que les flux matériels.
- Passer à des modèles organisationnels en réseau où tout interagit avec tout, tout le temps, et abandonner ou marginaliser les structures hiérarchiques et procédurales qui minimisent le nombre des interactions et sont, de ce fait, trop lourdes et trop lentes : toute entreprise est un réseau de talents au centre de nombreux réseaux de parties prenantes et apprenantes.
Marc Halévy, 11/2010
Voir le livre : "Un univers complexe. L'autre regard sur le monde"