Aimer son propre destin
Les langues indo-européenne se sont construites sur une vision fausse du temps : le passé qui n'est plus, le futur qui n'est pas encore et le présent qui, seul, est, qui n'est que très fugacement réel. Le réel y est instantané. Le temps est un curseur qui parcours un axe : tout ce qui fut avant lui, n'existe plus, tout ce qui sera après lui, n'existe pas encore.
Cette vision du temps est fallacieuse : elle est incapable de rendre compte de la cohérence du Devenir puisque rien ne s'y construit, puisque tout est simple effet d'une causalité linéaire, sans épaisseur.
Henri Bergson avait bien vu l'impasse métaphysique qu'implique cette vision instantanée du temps qui passe, du présent sans épaisseur. Pour la pallier, il avait introduit une différence essentielle entre le temps qui passe et la durée qui dure.
Comprenons-le bien : si l'instant présent est seul réel, si ce réel n'a aucune épaisseur, s'il n'est qu'une tranche infinitésimale entre deux néants temporels - le passé qui n'est plus et le futur qui n'est pas encore -, alors il est impossible de penser l'univers comme une construction en cours, comme une logique globale en marche. Si chaque événement n'est que la conséquence directe et purement locale de l'événement qui l'a immédiatement précédé, alors cet événement local n'est relié à rien et est indépendant du tout.
C'est bien sûr cette loi d'airain de la causalité linéaire et locale qu'il faut remettre en cause pour rendre au Tout sa cohésion et sa cohérence.
Il semble évident que dans notre univers, tout soit relié à tout, que tout soit cause et effet de tout, que l'interdépendance soit le fait dominant de notre réalité. Mais comment concilier cette interdépendance globale, dans l'espace comme dans le temps, avec l'instantanéité du réel, avec l'idée qu'il ne reste rien de tout ce qui a précédé mon ici-et-maintenant ?
Les langues sémitiques - et en particulier l'hébreu biblique - fournissent un élément de réponse. Leur conjugaison est basée non pas sur trois moments temporels, mais sur deux états temporels : il y a l'accompli qui est achevé, et il y a l'inaccompli qui reste à construire, qui est en cours, qui est en friche, suspendu dans la durée infinie des possibles.
Fort de cette autre vision du temps, dans le cadre de mes travaux en physique des processus complexes, j'avais formulé, il y a plus d'une vingtaine d'années, l'hypothèse que le temps ne passe pas, mais qu'il s'accumule. Que l'univers est un processus accumulatif en marche, qu'il est comme un mur que l'on construit en superposant des briques, couche après couche, le maçon n'étant actif que sur la dernière couche "en cours", les autres étant achevées. Que le passé, donc, ne disparaît nullement et qu'il est toujours pleinement et réellement là, "sous" le présent. Que le présent, alors, n'est plus que la mince couche active à la périphérie du Tout comme l'aubier est la mince couche active et vivante de l'arbre qui entoure le bois des cellules mortes remplies de lignine.
En conséquence de cette vision du temps, force est de conclure que notre conscience appartient pleinement à la mince couche active du réel, mais que notre mémoire n'est rien d'autre que l'accumulation, "sous" cette conscience, de tous nos états antérieurs que l'on peut rappeler (appeler à nouveau), dont on peut se souvenir (faire venir du dessous). Toute notre vie psychique se ramène, alors, à un trialogue entre notre désir d'accomplissement, notre mémoire qui nous porte "sous" nous, et notre conscience qui fait la jonction, dans le présent, entre cette mémoire du passé et cette intention de futur.
Cette vision est à la fois très puissante et très éclairante : elle explique tout à la fois comment de grands traumatisés de guerre dont l'encéphale a été partiellement arraché, peuvent, parfois, reconstruire leurs souvenirs du passé, malgré la masse cérébrale manquante ; comment des tisserins couvés et élevés en laboratoire sans contact aucun avec la nature et leurs congénères, savent construire un nid de tisserin sans jamais en avoir vu un seul, ni avoir appris quoique ce soit ; comment dans le ventre d'une mère, l'ovule fécondé devient un bébé sans que le "plan" de ce bébé ne soit inscrit nulle part (on sait aujourd'hui que l'ADN est un programme de fabrication de protéines, mais n'est pas le plan de construction de l'enfant) ; comment, partout dans la Nature, même minérale, ce sont les mêmes structures complexes qui se mettent en place pour résoudre des problèmes similaires malgré qu'il y ait plein d'autres solutions possibles et aussi efficaces (la Nature a ses habitudes, en somme).
Toutes ces énigmes profondes ne prennent solution que par et dans le concept de mémoire accumulée, donc de temps qui s'accumule.
Chaque entité réelle, chaque être vivant, chaque individu humain est une histoire qui se construit, qui se vit de l'intérieur, qui progresse dans la durée, couche après couche, comme un oignon qui grossit.
Et cette histoire individuelle - et très personnelle - n'est qu'une fibre particulière d'une histoire plus large - celle d'une famille, d'une tribu, d'un écosystème, d'une civilisation -, elle-même n'étant qu'un phylum inscrit dans une histoire encore plus vaste : celle de la planète, du système solaire, de la galaxie de la voie lactée, de l'univers pris comme un tout.
L'intrication de ces histoires les rend sinon solidaires les unes des autres, au moins interdépendantes les unes des autres.
Fibre personnelle, histoire clanique, phylum vital, cosmogonie globale se répondent et forment un tout indissociable. Ce qui les relie ? La mémoire accumulée. Chacun de nous porte en lui, mais hors conscience, toute la mémoire de l'univers et, a fortiori, toute la mémoire de la Terre, de l'espèce humaine, de sa famille. Cette mémoire est là, bien réelle, qui nous porte et nous soutient et nous nourri. La théorie platonicienne de la réminiscence n'est donc pas si fausse que cela.
Chaque événement local, aussi ténu soit-il, est le double fruit de sa cause locale et de toute la mémoire universelle qui interagit avec lui. David Böhm, le dernier assistant d'Albert Einstein, qualifiait cette intrication du Tout avec chaque partie, l'effet hologrammique. Chaque parcelle d'univers, aussi infime soit-elle, est reliée directement à la totalité de l'histoire cosmique. Ernst Mach en eut la profonde intuition dès la fin du 19ème siècle : rien de ce qui se passe ici et maintenant ne pourrait avoir lieu sans qu'ait eu lieu, antérieurement, la totalité de tous les événements de l'univers depuis sa naissance.
Si les énergies physiques (comme la gravitation ou la lumière) relient bien toutes les entités dans l'espace, la mémoire cosmique les relie toutes aussi dans le temps.
Chaque geste que nous posons, chaque parole que nous émettons, chaque pensée que nous suscitons construisent la suite le notre histoire personnelle, mais aussi un peu de la suite de toutes les histoires que nous portons en nous : nous contribuons, par eux, à l'accomplissement et à la mémoire cosmiques, à la construction, couche après couche, de l'univers tout entier.
Chaque instant qui vient, appelle l'accomplissement de tout ce qui est encore inaccompli : à nous d'y répondre, ici et maintenant.
Le destin est là, dans cet appel à accomplir l'inaccompli, à écrire la suite de l'histoire, à jouer, avec plus ou moins de talent et de fougue, le rôle qui m'est proposé sur l'immense scène du théâtre cosmique.
Et on sent bien comment mes propos s'inscrivent, avec finesse, dans l'interstice mince entre déterminisme (tout est écrit) et le hasardisme (rien n'est écrit). Rien n'est écrit, de fait, mais le champ des possibles est limité par l'imposante pression des contraintes liées à mon histoire, à mon clan, à mon phylum, à ma planète, à mon soleil, à ma galaxie et à cet univers qui est le mien.
Voilà bien le point d'émergence de l'idée de destin : je porte en moi une masse insoupçonnée d'accomplissables inaccomplis. Ils sont mon lot. Ils sont ma substance. Ils sont mon trésor.
Et ce trésor, au fond du fond, est la seule chose que je possède. Toutes mes joies futures en sont tributaires : il me suffit de comprendre que j'ai à les accomplir, dès que l'opportunité s'en présentera.
Je ne suis pas maître de ce qui est accomplissable en moi et par moi ; c'est mon donné, c'est mon destin. Mais la manière de l'accomplir, le talent et le soin que j'y mettrai, l'ardeur et la passion que j'y investirai, sont, eux, totalement miens, fruits de ma volonté, de ma liberté, de mes capacités.
"Deviens ce que tu es et fais ce que toi seul peux faire", clame Nietzsche en s'inspirant de Pindare. Tout y est dit. Ce que tu es potentiellement, est déjà là, depuis toujours. C'est ton destin. Mais tu peux choisir de le devenir ou pas. Tu peux choisir de passer à côté de ton être en devenir et de te fourvoyer dans une histoire qui n'est pas la tienne. Tu peux fuir ton réel intime et te perdre dans tes illusions et tes fantasmes. Mais tu te condamnes, ce faisant, à une existence sans joie, à une existence de misère intérieure, à une existence d'exilé hors de soi-même.
L'Amor fati n'est rien d'autre que cette dernière considération : il faut choisir, profondément, irréfragablement, irréversiblement, de servir son propre destin, d'aller au bout de soi-même, de devenir pleinement ce que l'on est, de faire parfaitement ce que soi seul peut faire.
Servir, avec passion, son propre destin ! Voilà : tout est dit. Mais encore faut-il atteindre à la pleine et pure conscience de ce destin. Toute l'histoire cosmique converge, en chacun de nous, à nous amener ce que nous pouvons devenir. Nous ne pouvons devenir que cela, mais de mille manières. Nous avons le choix de cette manière où nous pourrons nous montrer créatifs, ingénieux, géniaux, méticuleux, astucieux ; bref nous pourrons y déployer tous nos talents et tout notre art de vivre. Mais nous n'avons pas le choix de notre destin. Il est là, donné. Nous pouvons le refuser, mais alors nous refusons aussi de nous accomplir, c'est-à-dire d'accomplir la seule œuvre qui nous est possible : nous-mêmes. Et nous nous condamnons alors à ne jamais connaître la seule chose qui vaille : la joie de s'accomplir en plénitude.
Il est dès lors impérieux de ne pas se rater, c'est-à-dire de ne pas rater son propre destin. Quel est-il ce destin qui est mien et dont dépendra toute ma joie de vivre ? Comment le découvrir ? Comment l'assumer ?
Comment le découvrir ? C'est simple : chaque fois qu'une grande joie nous a submergé, nous étions dedans. La récapitulation des toutes nos grandes joies passées trace le fil rouge de notre destin et en exprime les caractéristiques qu'il faut apprendre à lire, soigneusement. Mais attention : les pièges foisonnent avec ces fausses joies qui ne sont que des illusions, avec ces plaisirs éphémères que l'on prend pour de joie, avec ces bonheurs que l'on nous a donnés mais qui ne viennent pas de nous.
Comment l'assumer, ce destin enfin découvert ? En y subordonnant tout, en lui consacrant chaque instant de vie, chaque miette d'énergie … et tant pis pour ce que les autres attendent de nous (les autres n'attendent, en fait, de nous qu'une seule chose : que nous consacrions nos talents et nos énergies à leur accomplissement à eux, plutôt qu'au nôtre).
Marc Halévy, 16 juillet 2012