Le prince et le peuple selon Lao Tseu
Le prince
Le Tao-Té-King semble, sur ce thème, être pris en flagrant délit de contradiction. En effet, la philosophie taoïste est d'essence libertaire et érémitique, se gaussant des affaires humaines, uniquement préoccupée, qu'elle est, de Tao et de vie adéquate. Mais, d'autre part, les allusions et conseils au pouvoir politique sont nombreuses. Alors : militantisme ou apolitisme ?
Encore une fois, la réponse à cet apparent paradoxe est le "ni … ni …".
La Sage taoïste ne se préoccupe pas de pouvoir et de politique. Par contre, il se préoccupe d'accomplissement sur tous les niveaux. Le sien, celui de ses proches et disciples éventuels, celui du cosmos et du Tao … Parmi tous ces niveaux phénoménaux, il voit la société humaine - et non seulement des hommes solitaires - comme une expression particulière du Tao, à un niveau donné. Puisque le Tao a engendré ces sociétés, elles participent, comme tout le reste, d'une marche vers leur accomplissement. Quoiqu'il en soit peu partie prenante, elles intéressent donc le Sage en tant que "phénomène", au même titre qu'il pourrait se pencher une fourmilière ou à une ruche.
Il ne faut donc pas s'attendre à un regard très humaniste. Pour le Sage du Tao, l'homme ne compte pas spécialement, par plus, en tous cas, que ce caillou ou que la Terre entière, ou que cette violette, ou que ce rouge-gorge. L'homme n'est qu'une manifestation du Tao comme les autres, avec ses particularités, ses tares et ses aptitudes. L'homme n'est, pour lui, aucunement "la mesure de toutes choses" comme le préconisait Protagoras d'Abdère.
L'accomplissement du Tao est la seule mesure de toute chose : tout ce qui y contribue positivement, est vénérable, tout ce qui lui nuit, est exécrable. Il est donc des hommes vénérables et des hommes exécrables dont la valeur vient exclusivement de ce qu'ils font et non de ce qu'ils sont.
Il en va de même pour les sociétés humaines et pour leurs chefs (le texte parle de leurs princes ou de leurs seigneurs). Il ne faut pas s'attendre à un regard de politologue. Encore moins à celui d'un militant ou d'un idéaliste ou d'un idéologue. Le regard sera froid et détaché. Sans haine ni plaisir, sans intérêt ni passion.
Le Sage vit dans le monde des hommes - même s'il vit à son écart. Il le subit, donc. Le seul lien qu'il entretienne avec les autres hommes, concerne ce qu'il font : le pain du boulanger, le vin du vigneron, la sandale du cordonnier, la gouvernance du prince, etc …
IL observe la fourmilière humaine avec les yeux d'un entomologistes. Avec curiosité et ironie. Il en tire des leçons. Il en tire surtout beaucoup de sujets de méditation sur la bassesse et la petitesse.
On trouve dans ce regard une constante : le blâme de la violence et de la guerre. Le Sage taoïste est non-violent et pacifiste ce qui ne fait que traduire, on l'a vu, sa philosophie et son éthique du non-agir. La guerre est la grande erreur, la preuve absolue de l'ignorance des princes, leur éloignement du Tao. Constamment, Lao-Tseu prie les princes de se rapprocher du Tao et de pratiquer le non-agir, c'est-à-dire de gouverner par exception, de n'intervenir qu'a minima, par doux et imperceptibles infléchissements des trajectoires naturelles des peuples. Le prince sage ne tire aucun orgueil de son pouvoir. Lao-Tseu semble lui dire : puisque tu as voulu le pouvoir, utilise-le, mais utilise-le le moins possible, agit le moins possible, ne vise rien d'autre que de faciliter l'accomplissement naturel de la cité, non pour transformer les hommes, non pour les éduquer ou leur inculquer des idéaux, mais seulement pour que l'accomplissable s'accomplisse, sans remord ni regret, sans espoir ni déception.
La doctrine politique de Lao-Tseu n'est formulée nulle part explicitement. On devine seulement une posture essentiellement libertaire (que l'on retrouvera, bien amplifiée, chez Tchouang-Tseu), au moins pour les élites, et une attitude de gouvernance douce et discrète pour les autres qui ne demandent qu'à vivre en pourceaux repus au milieu des pourceaux repus.
John Stuart Mill ne désapprouverait pas, nous le verrons au chapitre suivant.
*
Chapitre XXX :
"Celui qui se réfère au Tao comme maître des hommes
ne subjugue pas le monde par les armes,
car cette manière d'agir entraîne habituellement une riposte.
Où campent les armées poussent épines et chardons.
Ainsi un homme de bien se contente-t-il d'être résolu,
sans user de sa force.
Qu'il soit résolu sans orgueil.
Qu'il soit résolu sans exagération.
Qu'il soit résolu sans ostentation.
Qu'il soit résolu par nécessité.
C'est en ce sens qu'il est résolu,
sans s'imposer par la force."
L'extrait commence par un réquisitoire dur et net contre la guerre, les armes et les armées. On le sait, le Taoïsme prêche la non-violence. Une non-violence courageuse, sans lâcheté. Une non-violence active, qui affronte et assume sans attaquer ni reculer. Trop souvent, en occident, on confond la non-violence avec une espèce de douceur un peu féminine, un peu éthérée, indolente et souriante. Une peu "peace and love". Un peu "les martyrs vont au sacrifice en chantant des hymnes". Ces images hollywoodiennes sont tellement loin de la vérité. La non-violence n'est pas souriante, n'est pas indolente ; elle est, en soi, une guerre contre la violence, une guerre sans pitié ni merci, une guerre où, aux armes meurtrières, on oppose un refus de céder, quitte à y perdre ce qui nous est cher. C'est dire "non" à la violence. A toutes les violences. Ce n'est pas s'offrir en sacrifice comme holocauste sur l'autel de l'idéal. C'est mettre l'autre, le violent, face à sa propre responsabilité, face à sa propre tare, face à sa propre faiblesse. Car la non-violence exige une force, une puissance au travail, une énergie mentale immense. Il ne s'agit nullement d'un suicide plus ou moins consenti.
La notion clé, ici, est la résolution c'est-à-dire la volonté ferme et forte, dénuée de tout artifice. Lao-Tseu insiste : il faut être résolu par nécessité. Si l'on n'est pas résolu par nécessité, on l'est par caprice ; et cela, Lao-Tseu le condamne sans appel. Les caprices, les "faits du prince", l'histoire des hommes en est truffée. On pourrait presque dire que la plus grande part des cette Histoire n'est qu'une longue ribambelle de caprices princiers, sans aucune nécessité. Mais au fait : qu'est-ce que le nécessaire ? Qu'est-ce qui est nécessaire ? Quelle est cette nécessité qui doit animer et illuminer le règne d'un prince selon le Tao ?
Pour comprendre la pensée de Lao-Tseu, il faut, à toute occasion, revenir aux fondamentaux. Quelle est la nécessité du prince ? Mettre son peuple en phase avec le Tao et rien d'autre. Faciliter l'accomplissement sociétal en harmonie avec l'accomplissement du Tao. Cette nécessité se manifeste dès lors que le peuple ressent un mal-vivre qui est symptôme de son égarement, de sa distance envers le Tao, de son fourvoiement. La joie n'est plus ni dans les cœurs, ni dans les rues. Rien n'est plus lumineux, brillant, dansant, chantant. Tout est devenu morne et terne, triste et sombre. L'ennui ou la misère (celle des corps ou celle des âmes) règnent sur les places et dans les champs, dans les boutiques et dans les ateliers.
Alors que faire ?
A nouveau, revenir aux fondamentaux et rendre du sens à la quotidienneté en replaçant l'accomplissement personnel et collectif au centre de la préoccupation commune. Ailleurs (voir mon "Tao et management" - Eyrolles - 2009), j'avais traduit tout cela non pour les gouvernants mais pour les managers : pour faire adhérer joyeusement les collaborateurs à l'entreprise, le premier soin du manager doit être d'en définir clairement le projet qui ne deviendra collectif que s'il permet à ceux qui y contribue de s'y accomplir aussi eux-mêmes. Le discours, ici, est le même, mais au niveau d'une société civile, d'un peuple.
Aujourd'hui, dans nos sociétés occidentales, nous sommes en panne de projet commun. L'Etat a confisqué le collectif au détriment des communautés. Le seul projet que l'on voie s'y déployer, est celui de consommer, de s'empiffrer, de se goinfrer de tout - et surtout du moins noble, du plus infantile. Comme si la consommation pouvait être un projet ! Nos sociétés sont malades et les symptômes évoqués plus haut s'y rencontrent à tous les coins de rue.
Que faire ? Remettre l'accomplissement de tous et de chacun au centre du jeu social, un accomplissement dans la réalisation des vocations profondes, en parfaite harmonie avec le monde, la Nature et les autres.
Le texte pointe trois vices rédhibitoires lorsque l'on prétend diriger des hommes : l'orgueil, l'exagération et l'ostentation. Ne serait-ce qu'en lisant cette petite liste de trois travers, on comprend vite que nos politiciens et dirigeants ont un énorme travail à faire sur eux-mêmes s'ils veulent entrer en coïncidence avec les normes de Lao-Tseu. Etudions-les successivement.
L'orgueil.
Le contraire de l'humilité, l'orgueil est une hypertrophie de l'ego. L'ego de chacun est son pire ennemi. Cet ego n'est au fond que le siège de la conscience, c'est-à-dire le siège de cet interface intime entre notre "dedans" et ses intentions et désirs, et notre "dehors" et ses ressources et contraintes, le lieu où ce "dedans" et ce "dehors" s'affrontent, où les désirs et intentions, d'une part, et les ressources et contraintes, d'autre part, sont mis en regard les uns des autres, où leurs inadéquations, voire leurs oppositions, éclatent en engendrant toutes les frustrations de la vie.
L'ego, s'il oublie qu'il n'est que ce lieu et s'il se prend à croire en sa propre existence en soi, prend la main et dicte sa loi : l'égocentrisme. Il accapare toutes les énergies d'accomplissement et s'en goinfre pour se gonfler, pour prendre toute le place. Alors commence l'orgueil. Et l'aveuglement qui s'ensuit. Car l'ego est tel qu'il manipule la conscience pour ne plus lui laisser voir que ce qui l'arrange, que ce qui le flatte, que ce qui le pose sur un piédestal.
L'exagération.
Le contraire de la parcimonie, l'exagération est une hypertrophie de l'action. Toute la tradition taoïste encense ce principe de parcimonie ; non seulement, comme le préconisait Guillaume d'Occam en philosophie (ne pas faire d'hypothèses superfétatoires), mais dans toutes les activités humaines, tant matérielles qu'immatérielles. Ce principe de parcimonie est l'autre versant de mon "principe frugalité" (cfr. mon "Principe Frugalité" - Dangles - 2010) : faire beaucoup mieux avec beaucoup moins. Créer plus de qualité en consommant moins de quantité. Il y a derrière ces principes, toute une philosophie de vie où entrent les idées de simplicité et de minimalisme. On peut également parler de dépouillement - parfois extrême comme dans l'art zen - ou d'épurement comme dans ces estampes à peine esquissées qui suggèrent plus qu'elles ne montrent. Comme dans les grandes œuvres des meilleurs calligraphes. Cette idée de parcimonie n'est jamais à confondre avec une quelconque variante de l'avarice. Le problème n'est pas le même. L'avarice est motivée par l'horreur de dépenser, par l'obsessionnelle répulsion à amoindrir ce que l'on a patiemment accumulé pour le rudimentaire plaisir de l'accumulation même. La parcimonie n'est pas là : elle relève bien plus de la claire conscience que toute consommation est une destruction et que l'on se doit, en tout, de détruire le moins possible, et donc consommer seulement le strict nécessaire et par une once de plus. L'hypertrophie de l'action est aussi dommageable que l'inaction ou la passivité. Encore et toujours, la culture chinoise taoïste enseigne la voie du milieu, le juste nécessaire, ni trop ni trop peu. Elle enseigne l'économie de mouvement, comme dans les arts martiaux ou les arts calligraphiques.
L'ostentation.
Le contraire de la discrétion, l'ostentation est une hypertrophie du paraître. Ce qui est visible, se voit, ce qui est invisible, doit le rester. Tout le contraire des déballages et étalages médiatiques dont les "people" sont si coutumiers et les médiocres si friands. Le prince fidèle au Tao préfère l'anonymat comme ces artistes et artisans grandioses qui ne signent jamais leurs œuvres.
On a déjà vu combien le Sage est peu attaché à ses œuvres. Il en va de même ici, avec le prince. Non seulement il use de ses pouvoirs avec une extrême parcimonie, mais, lorsqu'il les met en œuvre, il reste dans l'ombre, ne s'attribuant rien et laissant la graine minuscule qu'il sème, pousser et devenir un arbre somptueux. L'arbre n'est ni à lui, ni de lui. Il a seulement semer la graine au bon moment et au bon endroit, ni plus, ni moins. Il a fait le juste geste, justement adéquat, de la façon la moins perceptible possible. Ce n'est pas lui qui agit ; c'est le Tao dont il n'est que le porteur, que l'ustensile. Il sait, dans sa grande modestie, qu'en tout, ce n'est que la Tao qui agit pour le mieux du Tao lui-même. Il n'y a là plus aucune place pour l'ego, toujours immodeste.
*
Et au chapitre XXXI :
"Les armes sont des instruments néfastes et répugnent à tous.
Celui qui connaît le Tao ne les adopte pas."
Par définition, une arme est un instrument de destruction, un outil pervers ou perverti. La non-violence taoïste - comme l'ahimsa jaïniste dont le jaïn Gandhi fut adepte - a les armes en horreur parce qu'elle a la mort violente en horreur, par ce qu'elle est un hymne permanent à la Vie qui est le Tao vivant par lequel tout est animé. Tuer ou blesser qui que ce soit ou quoi que ce soit, c'est toujours blesser le Tao, indélébilement puisque rien, dans la mémoire cosmique, n'est effaçable.
L'homme est le seul animal qui pratique et cultive la violence gratuite, la cruauté volontaire. Etrange perversion de nature.
Le seul poison de l'humanité est la violence. Un monde sans violence est un monde pacifié. Plus besoin ni d'Etat, ni de police, ni de gardes de toutes sortes. Toutes les institutions sociétales n'ont, au fond, qu'un seul but : éradiquer la violence c'est-à-dire dissuader tous les actes visant à blesser ou à tuer l'autre - quel que soit cet autre, humain ou non humain, vivant ou inerte.
L'éradication de la violence va plus loin que l'ahimsa jaïniste d'un Gandhi. Il ne s'agit pas seulement de ne pas répondre à la violence par une autre violence. Il s'agit d'apprendre à vivre sans violence envers qui ou quoi que ce soit. Il s'agit de comprendre quelle est la racine ultime de toute violence afin de l'arracher de soi.
La violence serait-elle toujours une réponse à la peur ? La rage, la colère explosent-elles uniquement lorsque l'action est contrariée, lorsque le monde fait obstacle, lorsque le désir et la situation divergent, lorsque l'échec ou la ratage soldent l'action ?
La violence est toujours une crise, contre soi ou contre le monde, qui survient lorsque l'intention est contrariée ou brisée.
La violence, quelle qu'en soit la forme : colère, injures, coups, regards, gestes, etc …, est toujours la réponse à une contrariété lorsque celle-ci atteint un certain degré, variable d'un individu à un autre.
Certains ont la tête près du bonnet et montent en pétard instantanément, souvent de manière disproportionnée. D'autres jouissent d'un seuil de susceptibilité suffisamment haut pour qu'aucune contrariété, ou presque, ne les atteigne.
Cette irritabilité, cette susceptibilité, cette sensibilité à la contrariété, ce "sens de l'honneur", ou quelle que soit la manière dont on le nomme, induit la violence. Face à elle, il n'y a que trois stratégies : devenir un salaud en valorisant sa violence, devenir un refoulé en ravalant sa violence ou devenir un sage en travaillant la hausse de son seuil d'irritabilité.
Mais qu'est-ce qui irrite ? Et surtout pourquoi ? Qu'est-ce qui se révolte par la violence ? Qu'est-ce que ce seuil d'irritabilité et comment le faire se hausser ?
En somme le violent est quelqu'un qui souffre d'une certaine rigidité, d'une incapacité de souplesse et d'adaptation. Il veut que son Tout et son Dedans marche à la baguette de son Moi. Il souffre d'une hypertrophie de ce Moi tout d'un bloc, obsédé par sa propre image, par ses propres caprices. Il souffre d'une hypertrophie d'individuation. En somme, le violent est mégalomane.
L'homme en colère veut des coupables pour tout ce qui le contrarie ; il y emploiera toute sa pire mauvaise foi.
La solution, qui n'est ni le refoulement de la colère, ni l'atrophie de soi, réside dans l'exercice de la souplesse intelligente. Le monde extérieur ou intérieur résiste : soit ! Les objets se rebiffent, les gens se rebellent, tout s'oppose ou sabote, le devenir désiré est contrarié ? Là commence la sagesse qui ne renonce pas à son projet s'il est noble, mais qui stimule intelligence et imagination pour inventer d'autres voies. Le problème n'est pas la victoire du Moi sur le Tout ou le Dedans : ces trois concepts sont aussi artificiels et vides les uns que les autres. Le problème est l'accomplissement convergent du Moi, du Tout et du Dedans, et l'harmonisation du Moi avec les deux autres versants de son existence.
Toute la difficulté tient en ceci que l'Intention et le Moi ont parfois des attentes contradictoires.
*
Chapitre LXXIII :
"Celui qui met son courage à défier se fait tuer.
Celui qui met son courage à ne pas défier reste en vie.
De ces deux manières d'agir, l'une profite et l'autre nuit.
De l'aversion du ciel qui connaît le pourquoi ?
La voie du ciel sait vaincre sans lutter
Répondre sans parler,
Venir sans qu'on l'appelle
Et former ses projets avec sérénité.
Bien que ses mailles soient larges,
le grand filet du ciel ne laisse rien échapper."
Il n'y a rien à défier. Tout défi n'est que fanfaronnade d'un ego débridé, n'est qu'éructation d'orgueil.
L'homme se croit perpétuellement en compétition avec tout, en concurrence avec tout, en combat contre tout. Comme s'il fallait vaincre. Mais qu'y a-t-il donc à vaincre ? Qu'y a-t-il donc à battre ?
Quelle est la nécessité de tous ses défis et combats ? Que veut-on prouver ? Que veut-on se prouver ? A qui veut-on prouver tout cela ?
Derrière toutes ces questions revient comme une antienne le mythe du héros - la Sage taoïste se profilerait alors comme l'antihéros typique. Le mythe du héros vainqueur, triomphant de tout comme Héraclès lors de ses douze travaux mythologiques.
Derrière ce besoin quasi unanime de dominer, n'est-ce pas la peur qui s'exprime ? La même peur qui fait mordre le chien effrayé. La même peur qui fait naître les colères.
Lorsqu'on a peur, on cherche à se rassurer. Alors la question devient : en qui ou en quoi avoir confiance , à qui ou quoi me fier, en qui ou quoi avoir foi ? Qui sera mon sauveur ? Et l'on peut s'inventer des milliers de réponses : Moi, Dieu, Rien, l'Etat, la Providence, la Société, le Parti, la Secte, …
Mais cette question n'est pas la bonne. La seule question est de-quoi et pourquoi avoir peur ?
Le problème n'est pas de se rassurer face à la peur, mais d'éradiquer la peur en elle-même. Toutes les philosophies et toutes les religions partent du fait de la peur et du fait de sa légitimité. Toutes sont dans l'erreur : la peur est illégitime et ne mérite donc aucunement tous nos efforts de rassurance.
La peur est la seule question philosophique. Cette question ultime n'est pas, comme le croyait Camus, le suicide qui n'est, au fond, qu'une réponse parmi d'autres à la peur de vivre dans l'absurde. La seule question ultime est celle de la peur elle-même.
La peur invente des mythes pour ne pas voir que c'est elle le mythe. La peur, toute peur, est purement imaginaire. Toute l'anthropologie revient à un seul mot : la peur. Comprendre la peur, c'est comprendre tout l'homme.
L'homme n'aime ni le Réel, ni la Vie car l'homme a peur du Réel et de la Vie.
La peur rend indisponible au Réel et à la Vie. On le comprendra plus loin, c'est là que se noue le cercle vicieux existentiel de l'homme car l'indisponibilité au Réel et à la Vie engendre le risque et le danger qui alimentent la peur qui rend l'homme encore plus indisponible au Réel et à la Vie … Perpetuum mobile …
Les religions et les sciences et les arts ont été inventés pour exorciser la peur, pour la combattre de l'extérieur, pour lui opposer des certitudes plus fortes qu'elle. Mais l'échec est doublement patent et inéluctable puisque, d'une part, en combattant la peur, on la légitime et que, d'autre part, toute certitude engendre la peur de se perdre.
Face aux religions, la mystique et les quêtes spirituelles qui la nourrissent, ne combattent pas la peur - donc ne la légitime pas - mais la vident de tout contenu, de tout sens, et dénoncent l'imaginaire qui la produit.
Quand on a peur, de quoi a-t-on peur ? Jamais de ce qui est là. Ce qui est là peut provoquer du dégoût, de la colère, de la pitié, des réflexes de défense ou de fuite, mais pas de la peur, car le temps manque ; on aura parfois peur après, rétrospectivement, mais, face au danger réel, il n'y a pas de peur car il n'y a pas de temps pour elle.
Alors, de quoi a-t-on peur ? De ce que l'ego imagine et projette sur l'écran de nos fragilités.
Sans fragilité, plus d'écran, donc plus de projection, donc plus de peur. Car qu'est-ce qu'une fragilité sinon la croyance que l'on a de ne pas pouvoir "se sortir" de telle ou telle situation imaginaire ? L'ego nous invente des fragilités pour mieux pouvoir nous subjuguer par la peur et, ainsi, affirmer son pouvoir sur nos existences.
L'ego n'est rien d'autre que ce qui, en nous, a peur ; il est le siège de la peur. C'est l'ego qui crée la peur ; plus précisément, l'ego, en nous, est le nom que nous donnons à ce qui crée la peur. C'est l'ego qui a peur. L'ego, c'est la peur.
Peur de manquer ou peur de perdre. On n'a pas peur de ce qui se passe, mais bien de ce qui pourrait se passer. Et dans ce qui pourrait se passer, il y a toujours un pire que l'ego peut s'inventer pour se faire peur. La peur ne nait jamais de l'inéluctable mais, toujours, du doute, du seulement probable, d'un possible incertain. Le pire peut effectivement arriver à tout moment. Le meilleur aussi. Et nul ne sait. Surtout pas l'ego qui nous fait peur en s'inventant des histoires. "Le pire peut arriver ? Oui, et alors. On verra bien. De toutes les manières, quel que soit le scénario, je suis prêt." Voilà la seule attitude sérieuse qui clôt le bec à l'ego et à ses peurs fantasmagoriques.
La peur c'est l'ego. Et la peur de l'ego, c'est d'être démasqué car derrière ce masque du "moi", il n'y a rien. Rien qu'un mythe, qu'un fantasme, qu'une illusion.
L'ego a peur de mourir et de disparaître, alors il s'affirme en inventant de quoi se faire remarquer, de quoi faire croire qu'il existe vraiment, qu'il n'est pas qu'une simple vapeur imaginaire. L'ego nous invente des fragilités, nous imagine des situations inactuelles, nous projette des films horribles pour nous faire peur , avec l'espoir que nous lui accordions crédit.
Notre peur, c'est son triomphe. Il existe enfin.
Le seul vrai danger pour l'homme, c'est l'homme. L'homme qui a peur. Et presque tous les hommes vivent dans la peur du Réel et de la Vie, dans la peur de perdre ou de manquer, dans la peur de voir leur ego mourir. Les hommes sont dangereux, pour la plupart.
Il suffit donc de ne pas se mettre en danger. Et n'est en danger que celui qui se place contre le Réel et contre la Vie dont les forces et puissances sont naturellement tranquilles, mais qui peuvent se déchaîner lorsqu'elles sont provoquées par les ignorants, les fanfarons, les tartuffes qui veulent exorciser leurs peurs.
L'ego fait semblant de croire qu'il existe un lien invisible mais réel entre le danger et la peur. Il faudrait avoir peur du danger car le danger pourrait provoquer le pire. Mais qu'est-ce que le danger, qu'est-ce qui est dangereux ? C'est ce qui fait peur, c'est-à-dire ce que l'on croit ne pas pouvoir surmonter, c'est-à-dire les risques que l'on croit ne pas pouvoir prendre. Il suffit donc de ne pas prendre ces risques-là. Et s'ils adviennent malgré tout, alors le danger est là et la peur n'a plus sa place : il est alors temps de mobiliser toutes ses énergies et d'être prêt à tout, d'être disponible, d'être totalement mobilisé, sans peur ni fanfaronnade : être là et prêt. Rien de plus, rien de moins.
Être prêt. Être disponible et plein d'énergie. Et dire le grand Oui au Réel et à la Vie. Nul besoin de rassurance. Nul besoin de certitude. Nul besoin de mythe. Oui, tout est possible, même le pire, mais pas seulement. Mais surtout, ce qui m'arrivera dépend de moi, de mon aptitude à vivre le Réel et la Vie, d'entrer en communion avec eux, d'être en reliance et en résonance avec eux et d'entendre leurs signes.
En reliance et en résonance avec les forces et puissances du Réel et de la Vie, il n'y a plus de fragilité humaine. L'homme est fragile s'il se sent seul contre le Tout. Mais il n'est, en fait, contre rien du tout ; c'est lui et lui seul qui se place contre le reste de l'univers qu'il veut combattre et dominer parce qu'il en a peur.
Le peuple
On l'a dit, déjà, sans être réellement un antihumanisme, le Sage taoïste n'a rien d'un humaniste. Sans qu'il y ait de mépris à son égard, il regarde le peuple avec distance, avec indifférence comme un entomologiste regarderait une fourmilière.
Il y a bien longtemps que sa nature humaine (et grégaire) s'est évanouie dans la claire conscience du Tao. Il sait bien que, comme tout ce qui existe, il n'est que du Tao s'accomplissant lui-même. Le peuple aussi, malgré son ignorance, son aveuglement et son inconscience, n'est que du Tao en voie d'accomplissement. C'est donc bien ainsi qu'il le percevra, qu'il l'observera, qu'il le considérera. C'est enfin de ce point de vue-là qu'il conseillera le prince et lui enjoindra d'agir envers le peuple en conformité avec le Tao.
La Chine a toujours été une contrée populeuse, grouillante, suractive. Tout le monde s'affaire dans tous les coins. Les familles sont grandes et les enfants pullulent. La vie individuelle n'a guère d'importance : la profusion déprécie, la rareté valorise. S'il faut, au prince, sacrifier quelques centaines de milliers de vies humaines pour accomplir une ouvrage d'art quelque peu colossal - comme la grande muraille, par exemple - , il n'y aura aucune hésitation.
La tradition chinoise est infiniment éloignée de cette surestimation de la dignité de la personne humaine qui a constitué un des socles majeurs de la civilisation occidentale - ce qui ne l'a nullement empêché de sacrifier des dizaines de millions d'âmes sur ses champs de bataille et dans ses camps de concentration.
La société chinoise classique possède une structure simple. Il y a le prince qui est un guerrier, qui combat, ordonne, organise, édicte … Il y a les riches qui possèdent, accumulent, négocient, investissent … Il y a les lettrés qui étudient, enseignent, rédigent, consignent actent … Et il y a le peuple qui travaille et produit … Il y a donc les trois pouvoirs universels : le pouvoir politique, le pouvoir économique et le pouvoir noétique … et il y a la masse.
La société chinoise est très pyramidale, dominée sans partage par le pouvoir politique lui-même personnifié par l'Empereur. Les pouvoirs économiques et noétiques sont entièrement subjugués. Le peuple, lui, n' a aucune voix au chapitre, souvent réduit en semi esclavage.
Dans cette ordonnance fortement hiérarchisée où le protocole et la bureaucratie sont rois, le Sage taoïste apporte une note dissonante ou, plutôt, une note non consonante, sans discorde ni rébellion, mais sans soumission ni allégeance non plus. Le Sage taoïste est un homme libre - on le verra encore mieux avec Tchouang-Tseu ou Li-Po - qui ne s'inscrit pas contre les pouvoirs, mais qui vit à leur marge, avec distance et détachement, comme toujours.
Sempiternellement, le Sage rappelle que l'oppression et la violence sont contre-productives, que le peuple a besoin de paix et d'aisance si l'on veut qu'il produise et travaille … et ne se révolte pas.
Les rapports entre le pouvoir et le peuple sont ainsi analysés au travers du prisme du yin et du yang, donc du juste équilibre, de la parfaite harmonie entre toutes les composantes, forces et contraintes.
Mais il ne s'agit pas non plus de tout confondre, par exemple, au nom d'un égalitarisme complètement hors de propos. Chacun a sa place et garde sa place ! Et surtout aucune confusion des genres, ni des castes, ni des fonctions sociales.
La société chinoise est un ordre et cet ordre émane tout droit du Tao lui-même qui est le Logos suprême qui ordonne tout ce qui existe en cohérence et en consistance.
*
Chapitre LXXII :
"Si le peuple ne craint plus ton pouvoir
c'est qu'un grand pouvoir approche.
Ne restreins pas le peuple à d'étroites demeures.
Ne le pressure pas dans ses moyens d'existence.
Si tu ne pressures pas le peuple,
le peuple ne se lassera pas de toi.
Le saint se connait et ne s'exhibe point ;
il s'aime et ne se prise point.
C'est pourquoi il rejette ceci et adopte cela."
Le regard que porte Lao-Tseu sur la cité, est paradoxal à nos yeux d'occidentaux, voire choquant. Ce regard est binaire : il y a le prince et il y a le peuple. Le reste n'est que périphérique. Nulle tendance à remettre ce binaire en question. Le peuple-prince des démocratismes ou le prince-peuple des populismes n'effleurent même pas les esprits. Le peuple y est vu comme l'incarnation même de l'ignorance et de la stupidité : une force bestiale de travail sans pensée, sans intelligence, sans conscience autre que celle du corps qui vit et exige sa nourriture et ses plaisirs.
Fidèlement à la tradition ancestrale, le fonctionnement de la cité se plie à la bipolarité cosmique du yin et du yang. Et le sage du Tao en inverse l'orientation puisque, selon l'habitude, le prince est connu comme force yang, active et motrice, entreprenante et conquérante, dominatrice et ordonnatrice, alors que le peuple assume - devrait assumer - la face yin, soumis et obéissant, passif et lascif, pleutre et lâche. Lao-Tseu, disais-je, inverse l'orientation du dipôle citoyen : c'est au peuple de devenir yang et c'est au prince d'apprendre à s'assumer yin.
Curieuse posture politique, s'il en est …
N'oublions jamais, pour la comprendre, que la pensée taoïste connait un fort penchant libertaire. Non qu'elle prône l'anarchisme pour tous - elle n'y pense même pas tant le peuple se montre incapable d'assumer sa propre liberté, sa propre autonomie, ses propres responsabilités -, mais plutôt qu'elle juge le sage bien au-dessus des lois et des princes. Le sage est sa propre loi. Le sage est son propre prince. Le peuple, lui, en est bien incapable, mais il est perçu, néanmoins comme la force vive des sociétés. Là est l'incroyable originalité de Lao-Tseu. Il nous dit que l'histoire est histoire des peuples, que la cité est cité des peuples, que le prince n'est pas là pour faire l'histoire, mais pour laisser l'histoire se faire. Il n'en est pas le moteur, mais il doit en être le facilitateur.
Curieuse conception du pouvoir que ce pouvoir de peu faire, d'en faire moins encore, de ne presque pas apparaître. On croirait Jankélévitch marteler son "presque-rien".
Mais quelle cohérence ! Gouverner n'est pas forcer, ni violenter, ni imposer : seulement canaliser, prévenir les débordements, endiguer.
L'eau coule d'elle-même ; inutile de la pousser. Chaque vie sait mieux que tout prince où elle va. Que dire alors de cette vaste vie collective que l'on appelle "peuple".
L'un après l'autre, les moteurs de toute vie politique explosent : tu veux gouverner, alors abhorre ta gloire, minimise ton pouvoir, oublie ton orgueil. Le meilleur des princes est celui qui se fait oublier, qui est imperceptible, discret, silencieux.
*
Chapitre III :
Le gouvernement du saint
consiste à faire table rase
de l'esprit du peuple,
à remplir son ventre,
à affaiblir son ambition,
à fortifier ses os.
Un tel texte a de quoi faire frémir le politiquement correct. Que dit-il, au fond ? Panem et circenses, du pain et des jeux. Le jeu politique ne s'adresse pas à la pensée ; celle-ci est affaire intime, privée, personnelle. Satiété et force … et rien d'autre. Les ambitions que dissimulent les propagandes et idéologies révolutionnaires, ne mènent qu'aux désastres et aux tyrannies ; elles n'intéressent pas le peuple. D'ailleurs, l'histoire le montre à souhait : ce ne sont jamais les peuples qui font les révolutions. Les peuples n'ont jamais de revendications idéologiques. Lorsqu'ils se révoltent, c'est contre la faim, la famine et la misère lorsqu'elles sont le fait du prince. Le reste, tout le reste, ne l'intéresse pas. L'idéologie est affaire d'apprentis tyranneaux qui rêvent à devenir prince à la place du prince. Le peuple n'en a cure.
A l'instar de cette révolution dite française qui ne fut le fait que d'une poignée de bourgeois parisiens en mal de tyrannie et dont la mythologie fut inventée bien plus tard par Michelet et autres, l'histoire se fait - coule - en dépit des événements et des faits de quelques uns qui ambitionnent de forcer son cours. Cela ne marche jamais. Toutes les révolutions ratent. Et leur ratage est toujours épouvantablement sanglant. Les mythes du conspirateur romantique ou du rhéteur ébouriffé et exalté en prennent un sale coup, mais c'est ainsi.
La politique ne sert à rien d'autre qu'à assurer une intendance collective minimale. L'histoire, elle, suit son cours. Le politique ne fait jamais l'histoire, il court derrière pour tenter de la récupérer à son profit. Tous les idéologues ont tort, et l'histoire finit toujours par le leur prouver ! Ils sont yang et leur action induit une réaction yin qui la contrebalance ; et rien ne change car tout continue d'évoluer, sans eux, malgré eux. Il n'y a pas d'action politique, il y a seulement une fonction politique : l'intendance minimale. Tout le reste n'est que bavardage stérile d'ambitieux.
L'histoire, c'est la vie … et la vie ne se gouverne pas.
Le rôle du prince n'est pas de façonner la vie, mais de faciliter son écoulement dans le temps, dans le lit qu'elle s'est choisi. Et ce lit est toujours le même : la voie du milieu, la voie de la moindre souffrance, la voie du ventre, la voie de la bonne santé.
Lao-Tseu ne dit rien d'autre.
Le prince n'est, pour le peuple, ni un maître à penser, ni un guide de l'esprit, ni un laveur de cerveau.
Le peuple n'est, pour le prince, ni un souffre-douleur, ni un exutoire, ni un tremplin pour ses ambitions.
*
Chapitre III encore :
N'honore point les hommes sages,
pour que le peuple ne dispute pas.
N'estime pas les biens d'acquisition difficile pour que le peuple ne les vole pas.
N'exhibe point ce qui porte à l'envie
pour que sa conscience ne soit pas troublée.
Et Lao-Tseu ajoute :
Le saint agit constamment en sorte
que le peuple n'ait ni savoir, ni désir.
Lao-Tseu prône la satiété, pas le progrès. Le progrès commun est l'affaire de la vie elle-même telle qu'elle coule et se construit et évolue naturellement. Il n'est l'affaire ni des sages, ni des princes, et encore moins du peuple.
La vie sait où elle va. Elle participe de la logique cosmique, du Tao dont elle est la manifestation et l'expression dans le monde.
Le progrès est le mythe central de la Modernité. Qu'aurait dit Lao-Tseu ?
Dans moins d'un siècle, les livres d'Histoire présenteront les USA et l'URSS comme les illusions majeures et opposées marquant le déclin et la fin de la Modernité.
Les mots "mercantilisme[1]" et "socialisme" qui viendraient spontanément à l'esprit pour caractériser ces illusions délétères, sont insuffisants puisqu'ils ne couvrent que les manifestations d'une erreur beaucoup plus profonde : celle du refus de la nature réelle du monde et de l'homme, celle de la volonté de violenter cette nature profonde pour la conformer à des caprices infantiles appelés "idéaux". Telle serait, à n'en pas douter, le discours de fond du Lao-Tseu … l'homme moderne se pose, se définit, se promeut contre la nature des choses, du monde et des hommes.
Ce refus, sous deux formes contraires, de la nature n'est que l'autre expression du mythe du progrès qui est au cœur de la Modernité. Car le "progrès", depuis la Renaissance et plus encore depuis les Lumières et obsessionnellement depuis les moments marxiste, scientiste et positiviste, n'est que l'autre manière d'affirmer la caducité de ce-qui-est en vue d'établir un mieux-que-ce-qui-est.
Que ce soit par l'idéologie et la terreur, ou par l'argent et la cupidité, il s'agit d'opposer un monde idéal, complètement fantasmagorique et imaginaire, utopique et illusoire - celui de l'égalité et de la solidarité, d'un côté, celui de l'abondance et de la gabegie, de l'autre -, au monde réel. Il s'agit, dans les deux cas, d'affirmer un pouvoir sur le monde et sur l'homme.
Dans les deux cas, aussi, il s'agit de vivre dans des villes dénaturées. Car les idéologies modernes, celle de l'argent comme celle de la révolution, sont des fermentations urbaines. Toute la Modernité est un phénomène urbain, on ne le soulignera jamais assez.
La campagne, elle, n'a que faire des idéologies, n'a que faire du politique, n'a que faire d'affairisme ou de révolutionnarisme.
La campagne vit dans la Nature et par la Nature. La ville vit hors d'elle et contre elle.
La campagne n'est, pour autant, ni angélique, ni paradisiaque : elle est dure au travail, âpre au gain, méfiante aux étrangers, cancanière et médisante, mesquine et perfide, elle est comme l'homme est dans sa réalité. Elle a bien des travers mais elle n'idéologise rien, mais elle n'idéalise rien.
Le bon sens paysan et le pragmatisme campagnard ne sont que deux expressions, parmi d'autres, de ce réalisme foncier, clairement opposé à tous les utopismes, à tous les idéologismes, à tous les idéalismes, de gauche comme de droite. Le réel est ce qu'il est et est pris - et aimé - comme tel.
Le réalisme, c'est-à-dire l'acceptation du monde et de l'homme tels qu'ils sont, voilà la troisième voie, celle du troisième millénaire : cultiver le Réel et non le combattre.
C'est la voie de Lao-Tseu et de la pensée taoïste.
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Chapitre XVII :
Pensif, le Maître suprême
se garde de parler
quand son œuvre est accomplie
et sa tâche remplie.
Le peuple dit : "cela vient de moi-même".
Leçon foudroyante que bien des politiciens devraient méditer soigneusement …
La politique selon Lao-Tseu est une antipolitique. Encore une fois, le message est si simple qu'il semble ignoré par tous ceux qui briguent un quelconque pouvoir : l'histoire se fait sans les princes et ce que font les princes n'a de sens que s'ils le font dans le sens de l'histoire et non contre lui. Alors, ce qui est fait, semble tellement naturel, tellement "normal", tellement évident que tout le monde se l'approprie immédiatement, spontanément.
Voilà encore un effet de cette non-violence que prône les sages du Tao. Rien n'est plus simple, plus doux, plus efficace, plus aisé que de piloter la barque dans le sens du courant. Rien n'est plus absurde que de s'échiner à se battre contre lui. La vie sait, mieux que tout nautonier, où elle va. Elle coule de sa source à l'océan de sa plénitude. Elle s'accomplit sans qu'il faille la guider.
Immense leçon de modestie que les hommes ont bien du mal à entendre, eux qui veulent se faire croire qu'ils sont les maîtres de l'histoire. Et nous voilà bien au cœur même de cette indispensable et inéluctable révolution culturelle que Lao-Tseu nous donne et qui est au cœur des mutations de notre époque : l'histoire et le monde ne sont pas faits pour l'homme, mais l'homme, ses artefacts, ses cités et ses princes doivent être au service du Tao, de la Vie, de la Nature, au service de l'histoire du monde qui se construit non pour l'homme mais, partiellement, par l'homme. L'accomplissement du Tao et de l' Vie est la seule mesure du sens et de la valeur de l'action humaine au monde. Ce n'est jamais l'homme qui est la mesure des choses, mais bien l'embellissement de la Vie qui est la seule mesure de l'homme.
Et à voir le monde tel qu'il est aujourd'hui, l'homme ne vaut vraiment pas grand' chose.
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Chapitre. XXXVII :
Si les seigneurs et les rois pouvaient observer le Tao
tous les êtres se transformeraient d'eux-mêmes.
Nous voilà, avec cette courte citation, au cœur profond de la pensée politique de Lao-Tseu. Il dit aux princes de tous les bords que le Tao s'accomplit et s'accomplira sans eux, grâce à eux ou malgré eux, mais pas pour eux. ET en s'accomplissant, le Tao accomplit tous les êtres. Le prince n'y est pour rien. Il peut seulement, s'il est sage et clairvoyant, accélérer et faciliter cet accomplissement. Ou le freiner si son orgueil stupide lui fait croire qu'il est la maître du temps et de l'histoire, de l'espace et des peuples.
Il n'y a là nul fatalisme. Il ne s'agit pas de se livrer passif au fil des événements. Il s'agit au contraire, en pleine conscience, de comprendre que l'homme est la seule source et cause de ses propres malheur. Avec ou sans lui, le Tao s'accomplira. Si c'est sans lui, l'homme disparaitra faute d'avoir une raison d'être. Si c'est avec lui, alors chaque homme s'accomplira aussi, naturellement, spontanément, personnellement, à sa propre mesure, selon ses propres vocations et capacités. Le prince n'a aucun rôle à y jouer.
La mission du prince n'est donc pas de piloter la Tao, n'est donc pas d'apporter le bonheur à ses ouailles, n'est donc pas d'écrire l'histoire ou d'inventer le progrès. La seule mission du prince est de faire discrètement tout ce qu'il peut pour faciliter l'accomplissement naturel du Tao au sein de la marmaille humaine.
Pour parler métaphoriquement, on dirait que le prince n'est pas là pour diriger l'écoulement des eaux de la Vie, mais pour en entretenir les berges et le lit qu'elle s'est creusés dans le limon des peuples au fil des siècles.
De l'intendance. Seulement de l'intendance. Rien d'autre !
"Surtout, princes qui nous gouvernez, ne vous occupez ni de notre bonheur, ni de notre joie de vivre. Elle ne dépend nullement de vous. Elle ne dépend que de nous, que de chacun d'entre nous. La joie de vivre se construit de l'intérieur et ne vient jamais de l'extérieur. Ne vous en occupez surtout pas. Œuvrez seulement à nous faciliter la vie (au sens le plus pragmatique du terme) c'est-à-dire à empêcher vos orgueils de mettre des obstacles dédiés à votre gloire au milieu du cours de nos vies."
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Chapitre V :
Le ciel et la terre ne sont pas humains :
ils traitent tous les êtres comme chiens de paille.
Le saint n'est pas humain :
il traite le peuple comme chien de paille.
Le symbole des chiens de paille fait allusion à des pratiques villageoises anciennes.
On fabriquait, pour les enterrements, des objets en paille tressée ayant l'apparence d'un chien pour absorber sur le chemin du cortège les influences maléfiques. Avant l'enterrement, on traitait le chien avec honneur, après l'enterrement on le brûlait avec horreur.
Lao-Tseu, ici, prend le chien de paille dans un sens symbolique : quelque chose d'éphémère, d'artificiel, sans importance ni valeur, qui remplit un usage et disparait ensuite en fumée, sans regret ni perte.
L'idée centrale, derrière ce symbole, nous révèle que tout ce qui existe n'est qu'ustensile sans valeur ni importance au service de l'accomplissement du Tao, comme les vagues sur la mer n'ont d'existence qu'en tant que phénomènes éphémères et sans valeur, manifestant les mouvements profonds des eaux.
L'extrait trace un parallèle entre le Ciel et la Terre face à tous les êtres, et le sage face au peuple.
Tous les êtres sont sans valeur aux yeux du Tao qui les suscite pour les utiliser à son propre accomplissement.
Ainsi, le peuple est sans valeur aux yeux du sage qui sait que les hommes ne sont que des ustensiles éphémères au service de l'accomplissement cosmique.
Marc Halévy, 8/2012
[1] Et non "capitalisme" car si le mercantilisme est bien un état d'esprit, une posture comportementale, une manière d'être et de vivre le quotidien (faire de l'argent, faire des affaires, être obnubilé par le fric, etc …), le capitalisme est une doctrine économique basée sur l'investissement et la rémunération du risque et de la propriété. Ce qui caractérise l'idiosyncrasie américaine, c'est bien plus son mercantilisme obsessionnellement actif à travers toutes les catégories sociales.