Tisserand de la compréhension du devenir
Conférencier, expert et auteur

Mort du matérialisme et du rationalisme

La matière est devenue seconde, aujourd'hui, puisqu'on sait qu'elle n'est qu'une concrétion d'activités sous la forme des structures émergentes plus ou moins stable.

Elle n'est donc plus apte à fonder un quelconque matérialisme, au sens classique, c'est-à-dire une métaphysique et une ontologie niant tout autre fondement à l'univers que la seule matière. Il reste alors soit à renoncer définitivement au matérialisme et à déplacer l'ontologie vers un "énergétisme" plus fondamental, soit à refonder le matérialisme sur un autre concept que celui, second et dérivé, de matière. Selon cette seconde vue, c'est le hasard qui devient le concept fondateur de ce néo-matérialisme que l'on pourrait alors rebaptiser "hasardisme". En ce sens, ce hasardisme s'oppose à cette autre ontologie qu'est l'intentionnalisme. L'opposition fondatrice n'est donc plus entre matière et esprit, mais bien entre hasard et intention.

Cette évolution montre le passage de la question ontologique, de la substance qui participe de l'Être (matérialisme ou spiritualisme) au processus qui participe du Devenir (hasardisme ou intentionnalisme). La question de la substance fondamentale qui divisait tant les présocratiques, devient notoirement secondaire. La physique actuelle parle de cette substance primordiale en terme de "l'activité vibrionnante du vide quantique". On pourrait ressusciter l'idée d'éther ou de quintessence que cela ne changerait plus rien au problème. Le problème ontologique n'est plus là puisque la question centrale est de voir le cosmos comme le développement d'une activité et de comprendre quelles sont la source et/ou la finalité de celle-ci.

Si l'on pose une intention (dont une base spiritualiste) au cosmos, la question ontologique trouve facilement réponse. Par contre, si l'on pose le hasard comme fondement, la question s'embrouille et se complique : d'où vient ce hasard ? pourquoi et comment le hasard prend-il le pouvoir dans la construction cosmique ? comment un pur effet stochastique des comportements statistiques et des calculs probabilistes peut-il précéder toute manifestation, avant même que la loi des grands nombres puisse jouer ? On nage là en pleine aporie, pour ne pas crier à l'oxymore. Force est donc de ne retenir que l'option intentionnaliste qui, d'ailleurs, est bien en phase avec la réalité empirique puisqu'il a été calculé que le hasard seul peut expliquer l'émergence de la vie, mais au prix d'un univers infiniment plus vieux que l'univers réel. Dont acte.

Mais la question ontologique n'est pas évacuée pour autant. En effet, si intention il y a (sachant qu'une intention pure ne peut être que d'essence immatérielle, donc spirituelle), cette intention est-elle immanente ou transcendante à l'univers suscité et manifesté par elle ? est-elle causaliste (elle est alors un déclencheur et moteur cosmique ; c'est la version spiritualiste et moniste de l'intentionnalisme) ou finaliste (elle est alors un attracteur et finalité cosmique ; c'est la version idéaliste et dualiste de l'intentionnalisme) ? On voit donc que l'intentionnalisme ne vide en rien les querelles[1] entre théistes et antithéistes, entre idéalisme et spiritualisme, entre dualisme et monisme, entre providence et libre-arbitre, etc …

Ces querelles ne sont pas vidées, mais déplacées sur un autre plan, plus profond, plus fondamental, où le vieux matérialisme ne joue plus aucun rôle et d'où il a été irréversiblement évacué.

On la foulée, on assiste présentement à une autre évacuation majeure : celle du rationalisme. Il ne s'agit nullement de nier la rationalité du Logos cosmique, c'est-à-dire le fait que l'univers soit cohésif dans l'espace et cohérent dans le temps, qu'il soit donc soumis à une logique qui lui est propre et que la science tente de décrypter. Il s'agit de réformer le rôle que joue la raison raisonnante dans le processus scientifique lui-même, et de voir que l'intuition, l'imagination, l'esthétique, les mythes ambiants, le paradigme dominant, etc … toutes choses non pas irrationnelles, mais non rationnelles, y jouent toutes des rôles déterminants. Cela ne signifie nullement que la raison raisonnante humaine n'y joue pas non plus son rôle, mais cela signifie que ce rôle est second et intervient bien plus dans les phases de validation et d'argumentation des théories que dans les phases de leur construction.

La question épistémologique de fond, aujourd'hui, n'est plus celle du rôle de la raison humaine dans le processus de la découverte scientifique, mais bien plutôt celle de la nature de la "logique" propre du Logos cosmique en rapport avec les logiques humaines, aristotélicienne ou mathématique, par exemple. La question posée est celle de l'adéquation et de la compatibilité entre la réalité cosmique, d'une part, et les modes de pensée et les langages humains, d'autre part. La réalité du Réel peut se vivre, certes, mais peut-elle se dire c'est-à-dire s'expliciter, se modéliser, se représenter, se mesurer, etc … ?

On comprend bien que symétriquement à la reformulation de la question ontologique et à l'évacuation conséquente du matérialisme, nous assistons à la reformulation de la question épistémologique et à l'évacuation conséquente du rationalisme.

Et lorsque l'on voit que le matérialisme et le rationalisme forment le socle philosophique de la Modernité, il ne fait pas long à comprendre que c'est bien ce paradigme de la Modernité tout entier, tel que formulé par Descartes, qui s'effondre.

 

Marc Halévy, le 03/02/2012


[1] Les querelles souvent vives actuellement entre les diverses écoles de la mouvance dite "intelligent design" en attestent largement.