La responsabilité humaine
La notion de responsabilité est un concept aristocratique ...
La responsabilité …
Irresponsabilité. Déresponsabilisation. Responsabilité proximale. Responsabilité globale.
Voilà toute la largeur du spectre où se déploie le thème de la responsabilité humaine.
D'un côté du spectre : l'univers physique serait purement déterministe, l'univers psychique serait génétiquement et culturellement déterminé, donc l'individu ne serait responsable de rien. Fatalisme. Mèktoub : tout est écrit. Prédestination calviniste ou janséniste. Rousseauisme du "l'homme nait bon, c'est la société qui le corrompt". Sociologisme gauchiste : l'individu n'est que le pur produit de la société qui le forge.
De l'autre côté du spectre : l'homme serait la conscience de l'univers qui moraliserait les lois de la matière pour les transcender et pour faire se dépasser l'harmonie nécessaire et subie (celle de la Nature) par une harmonie voulue et construite (celle de la Culture). Transcendantalisme platonicien ou kantien, idéaliste en tous cas.
Et entre ces deux : l'homme ferait - pourrait faire - ce qu'il peut, ici et maintenant, pour vivre un peu mieux avec lui-même, les autres et la Nature.
La notion de responsabilité est un concept aristocratique. Elle force à dépasser l'apathie épicurienne et l'ataraxie stoïcienne, et à prendre en compte autre chose que la seule existence égocentrée, exempte de douleur ou de trouble. Il s'agit alors, en somme, de dépasser l'individu et de le mettre au service de ce qui le dépasse. La notion de responsabilité n'apparaît qu'une fois ce pas franchi. Tant que l'individu reste égocentré, la notion de responsabilité demeure sans fondement : à ce stade-là, quasi animal, il ne reste que la soumission obligatoire à des règles morales, somme toute arbitraires, érigées en loi afin de permettre un vivre-ensemble le moins nocif possible, en moyenne.
L'idée de responsabilité n'émerge que lorsque l'individu, pour donner sens et valeur à son existence, se hisse au-dessus de lui-même et prend conscience que lui-même, que l'homme, que l'humanité, que la Vie ne sont jamais des fins en soi et qu'elles ne prennent sens et valeur, encore une fois, que dans une perspective plus élevée, plus large, plus profonde : celle du cosmos pris comme une intention en marche. C'est seulement face à la conscience de cette intention cosmique que sourd l'idée de responsabilité : en tant qu'humain, je sais que je n'existe que parce que j'ai un rôle et une mission de contribution au Tout duquel et auquel je participe ; ma responsabilité est toute entière dans le "oui" ou le "non" que je répondrai à l'interpellation de ce rôle, de cette mission. L'immense majorité des humains est bien loin de cette prise de conscience de la contribution de l'homme à ce qui le dépasse, et restreint la perception de son existence en un passage entre naissance et mort, dans un monde où il s'agit de vivre le mieux - le moins mal - possible.
La responsabilité ne prend sens que par ce passage de l'égocentrisme (dont le nom lénifiant est "humanisme") au cosmocentrisme (ou "holisme"). Il peut y avoir une morale humaniste, mais il ne peut pas y avoir un principe responsabilité (pour reprendre le mot de Hans Jonas) dans le cercle - vicieux - restreint d'une pensée humaniste : si l'homme est mesure de toute chose, si l'humain est l'aune de tous les actes, rien ne dépasse l'humain, rien ne le transcende, rien ne le dépasse et aucune responsabilité ne peut prendre sens. Et les contorsions classiques pour faire de la dignité humaine un absolu qui transcende et dépasse tout y compris l'homme lui-même, ne sont évidemment que des fadaises.
L'homme n'a aucune valeur ni dignité en soi : il ne vaut que par ce qu'il fait, c'est-à-dire que par sa contribution à ce qui le dépasse, précisément.
Un dernier mot : l'homme responsable est, presque par définition, au-delà et loin au-dessus de toutes les lois et obligations et morales humaines, trop humaines. Le Sage et le Saint se moquent comme d'une guigne de ces pauvres conventions de l'animalité humaine. Ils sont "par-delà le Bien et le Mal".
Marc Halévy, le 10 janvier 2012