Qu'est-ce que le Sacré ?
Qu'est-ce que le sacré lorsque Dieu devient tout en tout, lorsque le Divin devient totalement immanent ?
Lorsque l'on croyait encore aux dieux ou à un Dieu personnel, le "sacré" était l'apanage de la divinité. Il s'opposait au profane qui, lui, était l'apanage de l'homme simple, rivé au monde sublunaire face au monde céleste et éthéré du Divin. Etait alors "sacré" tout ce qui venait de la divinité (les livres de la révélation, la loi religieuse, tel Roi, tel Pontife, telle source, tel arbre, telle montagne, etc …) ou concernait la divinité (sa statue ou sa représentation, les offrandes offertes, sa nourriture, ses ornements, etc …) ou était "consacré" à la divinité (le prêtre, le rite, les sacrements, etc …). Au fond, un objet, un acte, une idée devenaient d'autant plus sacrés qu'ils se rapprochaient de la divinité et s'éloignaient des hommes. Pour le dire d'un mot : le sacré (la sacralité) était le domaine du Dieu et le profane (la profanité) celui des hommes ou, du moins, des hommes non consacrés au Dieu.
Mais aujourd'hui, le problème s'opacifie dans la mesure où la distinction entre le divin et le mondain s'estompe et que, de plus en plus, la spiritualité occidentale s'orientalise et pratique un monisme plus ou moins avoué, plus ou moins clair.
Lorsque le Divin était transcendant - c'est-à-dire distinct et supérieur au monde concret des hommes -, la définition du sacré était aisée, on l'a vu plus haut. Mais depuis que le Divin devient immanent et que Dieu est tout en tout, la définition du sacré se brouille. Si tout est Dieu, alors tout est sacré … même cet étron, même ce crime, même cette vulgarité, même ce blasphème, etc …
Pour sortir de cette esquisse d'aporie, il faut une autre approche. Il faut voir que le sacré n'est pas une chose en soi, mais un certain regard sur toute chose. Si le monisme ambiant divinise tout, le sacré n'est plus un fait, mais une tension : il nait de l'effort conscient et intime de sacralisation de tout ce qui fait valeur et sens, de tout ce qui magnifie le Divin immanent et présent en tout.
On peut même aller plus loin en inversant les propositions : c'est alors l'effort de sacralisation qui engendre la divinisation du monde, qui crée le Divin dans le monde.
Ainsi, ce serait le mouvement de sacralisation qui serait au centre de la problématique, mouvement qui est à l'inverse de celui de profanisation, de profanation.
Si le Réel est un Temple sacré par immanence divine, alors est profane, étymologiquement, celui qui reste sur les parvis, devant le Temple, celui qui n'y pénètre pas. La profanisation ou la profanation consiste, alors à refuser d'entrer dans le Temple du Réel et à fuir dans l'imaginaire, dans l'illusion, dans l'idéal, dans le fantasme … ou dans le parjure de soi, ou dans l'ignorance de tout, ou dans la destruction et la violence.
Le problème n'est donc plus de définir le sacré, mais de pratiquer la sacralisation d'où naîtra la divinisation du monde et de la vie.
Mais qu'est-ce que sacraliser ? C'est d'abord regarder toute chose dans ce qu'elle est vraiment, dans sa réalité, au-delà de toute apparence, de toute illusion. C'est ensuite sortir du concept de banalité et entrer dans celui d'unicité : rien n'est banal, tout est porteur de sens et de valeur, tout parle du Divin si l'on consent à écouter avec attention. Sacraliser, au fond, c'est porter attention. C'est donc sortir de l'attention nombriliste à soi, de l'obsession narcissique de soi, et de porter attention au Tout au travers de tout ce qu'il manifeste, de tout ce qui parle de lui en l'exprimant, c'est voir "la main de Dieu" derrière tout ce qui nous advient, fut-ce le plus banal. Au fond, la sacralisation n'est que l'éradication de la banalisation ; c'est vouloir que tout ce qui advient prenne sens et valeur, c'est vouloir - j'écris bien "vouloir" - que rien ne soit anodin, que tout soit signe, que tout soit message, que tout soit précieux. C'est donc une question de regard.
Sacraliser le réel, c'est rendre tout sacré, c'est regarder tout avec attention et respect, avec émerveillement et conscience, avec sérieux et joie. Ce qui est sacré est précieux, ce qui est précieux est sacré !
Le sacré n'est pas une chose, c'est un regard.
Marc Halévy, le 04/02/2012