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Schopenhauer : la philosophie du pessimisme

La vie adolescente de Schopenhauer s'écartèle entre le négoce obligé auprès de son père et le rêve d'études : obéissance au père et renoncement à soi. Il rencontre le Bouddha et s'imprègne de sa philosophie de la souffrance. Le suicide de son père, lorsqu'il a dix-sept ans, le culpabilisera à vie mais ne le libèrera pas du labeur commerçant qu'il hait : il avait donner sa parole au père et sa mère - honnie - ne l'en libèrera que deux ans plus tard. Ces écartèlements existentiels sont  à la source de son pessimisme.

Comme en réponse, la philosophie de Schopenhauer tente de concilier, paradoxalement, une vision pessimiste du monde (extérieur) et une conception eudémoniste de la vie (intérieure). Curieux écartèlement, aussi.

 

Sa thèse de doctorat éreintera le romantisme allemand et se collettera avec Fichte qu'il exècre et dont il vomit la pensée qualifiée de "folie furieuse" et de "bavardage dément". Hegel n'échappera pas à ses critiques virulentes.

Vers vingt-six ans, Schopenhauer découvre la philosophie indienne et l'idéal d'impassibilité et de quiétude qu'elle promeut.

 

Sa vision pessimiste du monde explosera dans son chef-d'œuvre : "Le monde comme volonté et comme représentation". Son eudémonisme, moins connu et peu reconnu, s'exprime surtout dans ses "Aphorismes sur la sagesse dans la vie".

De 1815 à 1818, il rédige donc ce grand œuvre : "Le monde comme volonté et comme représentation". Tout ce qu'il écrira par la suite est déjà contenu dans ce livre "total". Il dit, dans sa correspondance avec son éditeur, qu'il y développe une "philosophie qui (…) se meut en totale contradiction (…) avec les dogmes de l'enseignement judéo-chrétien." Nietzsche saura s'en souvenir.

La vision que l'on y trouve repose sur deux piliers forts : l'immanentisme et le monisme. Autrement dit, l'antithèse radicale de la vision chrétienne qui repose, elle, sur un théisme strict, c'est-à-dire sur le transcendantalisme (Dieu est absolument transcendant au monde) et sur le dualisme (L'Être est scindé en deux inconciliables natures : l'une divine et spirituelle, l'autre mondaine et matérielle).

 

Politiquement, Schopenhauer est conservateur, monarchiste, antidémocrate et antisocialiste. Toute sa vie, il a vécu, avaricieusement, des rentes de son héritage. Il hait les prolétaires et méprise les métiers manuels. Il est et se veut un pur intellectuel. Tout cela semble contradictoire et boiteux. Mais il n'en n'est rien.

Schopenhauer paraît typiquement un philosophe du "faites ce que je dis, mais ne faites pas ce que je fais". Sa vie et sa pensée semblent disjointes. Il le sait et il s'en vante. Ecartèlement, encore ? Il prône la compassion universelle, mais il cultive une misanthropie radicale.

Mais il faut y regarder de plus près car sa misanthropie - tout comme la mienne - n'exclut aucunement l'homme du principe de compassion universelle c'est-à-dire du principe d'amour inconditionnel de la Vie cosmique sous toutes ses formes. C'est bien plutôt l'homme lui-même qui s'en exclut en se posant, effrontément, contre le monde plutôt que dans le monde, contre la Vie plutôt que dans la Vie. L'homme est un animal dénaturé, qui veut se dénaturer, et qui, de ce fait, dualise ce monde qui, hors lui, est unitaire et unifié. L'homme déchire le réel par orgueil. Cet orgueil même fonde et conforte le droit radical à la misanthropie et sort l'homme du champ de la compassion universelle.

 

L'œuvre de Schopenhauer est empreinte d'une grande cohérence. Avec "Le monde comme volonté et comme représentation", tout est dit. Au cœur de sa doctrine, il y a du kantisme et de l'hindouisme.

De Kant, il retient que la chose en soi, le noumène donc, est hors de portée de l'humaine raison : dans la pensée, dans la conscience, tout est représentation, voire illusion car nous ne pouvons accéder qu'à l'apparence des phénomènes, jamais au réel lui-même, tel qu'en lui-même.

Des hindous, outre son ascétisme austère, il retient l'idée d'un moteur unique et caché qui meut tout ce qui existe et qu'il appelle le "vouloir-vivre" ou, plus simplement, la Volonté (que Freud, entre autres concepts plagiés, appellera "pulsion de vie"). Nietzsche s'en souviendra aussi lorsqu'il mettra la "Volonté de puissance" au centre de son dispositif.

Cette Volonté schopenhauerienne n'a évidemment rien à voir avec les velléités personnelles de tout un chacun. Elle est le principe fondateur de Monde, du réel, du noumène. Au fond, Schopenhauer donne raison et tort à Kant. Oui, dit-il, la raison est impuissante à capter la réalité du noumène et doit se contenter de combiner des fragments de représentation dans des constructions logiques et théoriques. Mais, dit-il aussi, par l'intuition, l'homme éveillé peut atteindre une claire vision du noumène et ce noumène, alors, se révèle être une Volonté cosmique à l'œuvre en tout (une Intention comme je l'appelle et la définis ailleurs[1]). Le monde, pour celui qui le pense, est donc tout à la fois une représentation rationnelle et une volonté intuitive. Les sens et la raison qui en décortique les perceptions, n'atteignent que la manifestation de cette Volonté cosmique sous-jacente que seule l'intuition permet de deviner, de saisir, de comprendre.

 

Michel Onfray en dit ceci (dans le sixième tome de sa "Contre-histoire de la philosophie") : "En tant qu'elle existe indépendamment des phénomènes dans lesquels elle s'incarne, la volonté peut être dite chose en soi. Elle est également effort sans fin, éternel devenir et écoulement perpétuel. Son but suprême ?L'accomplissement du désir. Elle ignore ce qu'elle veut, elle est sans cause, sans but et sans raison. Elle est une en tant que chose en soi, mais diverse et multiple sur le terrain empirique (…). En dehors d'elle, rien n'existe, car elle est le fond de tout phénomène. Désir insatiable, elle veut toujours la vie".

On notera que l'immatérialité foncière des notions de Volonté ou de Désir ou d'Intention qui fondent le cœur du noumène, donc du réel, fait de la doctrine de Schopenhauer un monisme spiritualiste (quasi vitaliste ou hylozoïste) aussi opposé aux matérialismes qu'aux idéalismes (fut-il kantien).

 

Soumis au pur jeu de la Volonté cosmique en marche vers l'accomplissement de son désir fondateur, le libre arbitre dont se réclame l'humain, n'est, pour Arthur Schopenhauer, que pure illusion, que pur fantasme. Son déterminisme est absolu. Son fatalisme aussi. D'où sa réputation de pessimiste, sans doute.  Schopenhauer ne pouvait pas connaître cet indéterminisme relatif mais réel qui peut émerger naturellement de la complexité des systèmes (cfr. Ilya Prigogine, par exemple).

Cependant, Schopenhauer n'en reste pas à ce fatalisme pessimiste ; il fonde un possible eudémonisme (une quête de la joie et du bonheur) sur l'idée que la joie aussi est une représentation et que, quelque illusoire ou fantasmagorique soit-elle, elle relève donc du ressenti, du vraiment ressenti comme phénomène, loin de la très nouménale Volonté, aveugle et fatale.

 

Nietzsche ne suivra Schopenhauer ni sur le terrain de ce fatalisme "pessimiste", ni sur celui de cet eudémonisme "acrobatique". Il gardera l'idée d'une nouménale Volonté qu'il renommera "Volonté de Puissance" et à laquelle il donnera un tout autre envol.

 

Fort de sa nouvelle doctrine du monde à la fois comme représentation phénoménale et comme volonté nouménale, Schopenhauer décide d'attaquer la pensée de Hegel. Schopenhauer hait Hegel, plus pour des raisons de jalousie personnelle que de divergences philosophiques. Mais, philosophiquement, c'est précisément le fatalisme et le déterminisme radicaux de Schopenhauer qui heurtent de plein fouet la liberté et la responsabilité que défend Hegel. Schopenhauer est mécaniciste. Hegel est organiciste. Que dit Hegel, au fond ?

 

Le système hégélien repose sur un tripode : l'Esprit, la Nature, l'Histoire.

L'Esprit désire le Réel. La Nature manifeste le Réel. L'Histoire crée le Réel.

Le Réel est, à la fois, Esprit, Nature et Histoire … sujet, objet, projet … acteur, agi, action … œuvrier,  œuvre, œuvrer … le Logos, le Topos, le Tropos, etc …

Impossible de comprendre et de connaître le Réel sans comprendre et connaître ses trois dimensions.

Impossible de comprendre et de connaître l'une de ses trois dimensions, sans comprendre et connaître les deux autres.

Dialectique tripolaire, donc.

Quant au mouvement dialectique, cœur de la méthode hégélienne, il consiste - premier temps - à acter l'apparence,  - deuxième temps - à postuler un plus-réel derrière cette apparence (ce qui disqualifie l'apparence) et - troisième temps - à découvrir ce plus-réel qui, ipso facto, devient une nouvelle apparence, mais de niveau supérieur, donc plus réelle. Et ainsi de suite, à l'infini … dans une escalade spirale qui monte de l'apparence sensible la plus grossière à la réalité réelle le plus sublime.

 

Dans tout cela, il ne semble pas y avoir de contradiction entre nos deux penseurs. Il suffit de remplacer le Réel de l'un par le Monde de l'autre. De remplacer l'Esprit de l'un par la Volonté de l'autre. De remplacer la Nature de l'un par la Représentation de l'autre. C'est au niveau de l'Histoire que la coïncidence coince.

Pour Hegel, le Réel poursuit une intention et, par conséquent, vise une finalité - le monde va quelque part - alors que pour Schopenhauer la Volonté qui dirige le monde est aveugle - le monde ne va nulle part. Cette face-là de la querelle s'évanouit bien vite dès lors que l'on pose que  la finalité de l'un est d'accomplir la volonté de l'autre.

Non, la querelle est plus profonde.

Schopenhauer applique à la lettre le principe de causalité mécaniste ; il est newtonien comme presque tous les penseurs de son siècle (Schopenhauer a fait deux années de médecine avant de bifurquer vers la philosophie et il ne tarira jamais d'éloge sur Cabanis et Bichat).

Hegel, lui, dans la mouvance romantique, comme Goethe, récuse ce mécanicisme et se présente en organiciste : la Vie crée et le champ des possibles est vaste.

C'est donc autour du concept de créativité que s'écharpent nos deux philosophes. Pour Hegel, l'Histoire est création continue, contingente, imprévisible ; pour Schopenhauer, rien ne se crée, tout se perpétue conformément à la Volonté vitaliste réduite à la seule conservation du Monde.

Dans cette disputatio que ne bouderaient pas les scholastiques médiévaux, Nietzsche finira par prendre la position hégélienne contre Schopenhauer. Dionysos est hégélien, Apollon est schopenhauerien.

Par contre, il donnera toujours raison à Arthur lorsque celui-ci attaque, à belles dents, la langue incompréhensible, lourde, fumeuse, des professeurs de philosophie qui ne veulent pas - plus qu'ils ne peuvent pas - écrire avec simplicité et transparence, malgré cet avertissement de Boileau : "Ce qui se conçoit bien, s'énonce clairement/ Et les mots pour le dire arrivent aisément."

Schopenhauer et Nietzsche useront d'une langue très pure, d'un vocabulaire très accessible, au contraire des Kant, Fichte ou Hegel … ou, plus près de nous des pitres philosophiques comme Sartre, Althusser, Derrida, Deleuze, Lacan, Baudrillard ou autres Badiou qui écrivent comme des sagouins prétentieux et illisibles, au contraire des Bergson, Camus, Heidegger, Gauchet, Conche ou Hadot.

 

Marc Halévy

Le 02/03/2012

 



[1] Voir mon "Un univers complexe" - OXUS - 2011.