Le délire humaniste
Chaque espèce vivante a développé une tactique idiosyncratique de survie. Ces tactiques ne sont en aucun cas hiérarchisables. Si elle pouvait le dire, chaque espèce démontrerait que la sienne est la meilleure (le cheval n'est pas le chat, l'amibe n'est pas le rossignol, le Bantou n'est pas le Juif, l'Amérindien n'est pas le Thaï).
La tactique de survie humaine s'enracine dans sa faculté d'imagination qui, plus que toute autre, est porte ouverte sur la démesure, sur la dénaturation, sur le délire.
Par son imagination, l'homme peut s'imaginer "hors Nature" et s'inventer d'autres mondes. Les humanistes en prennent prétexte pour lui attribuer un statut, des droits, une dignité, une valeur surnaturels.
Aujourd'hui, l'imagination humaine a transformé si radicalement la Nature sur Terre que celle-ci en meurt et entraîne dans son trépas ce petit imbécile mégalomaniaque qui s'est pris pour dieu, qui s'est cru le maître, qui s'est pris au piège de ses propres délires imaginaires.
Car l'homme n'est "hors Nature" que dans une petite bulle technique d'artefacts dont l'approvisionnement vital dépend totalement de la Nature. Par rapport à la Nature, l'homme s'est construit une presqu'île où il prétend être son propre maître ; mais cette presqu'île ne survit que par l'isthme qui la relie au continent de la Vie. Dans son délire, l'homme voudrait que sa presqu'île devienne une île à part entière, que l'isthme soit rompu … avec pour conséquence immédiate et définitive : le mort de l'espèce humaine.
L'humanisme, c'est le mythe suicidaire de cette île indépendante du reste du cosmos : une île républicaine, droit-de-l'hommiste, démocratique, égalitariste, progressiste où l'homme - chaque homme - est roi, de plus en plus roi … (mais roi de quel royaume ? roi de quoi ?), une île de béton, de verre et d'acier, une île-ville invivable et létale, une île d'orgueil et d'artifices que l'homme prend pour du génie.
A titre d'exemple, au nom de l'humanisme, Luc Ferry insinue que l'amour inconditionnel de la vie et du monde tels qu'ils vont (qui est l'antihumanisme radical et le refus absolu de l'imaginaire idéaliste), l'amour du réel tel que prôné par Nietzsche ou Spinoza, le "grand oui au réel", se heurtent au dégoût immense du "mal absolu" incarné par le bourreau d'Auschwitz.
Comme toujours, c'est confondre deux plans : celui de la vie réelle de l'individu, ici et maintenant (le réel existentiel), et celui de la mémoire historique collective (la chronique des délires humains).
Le problème, dans l'amour de la vie et du monde tels qu'ils vont, n'est pas d'aimer aussi le bourreau d'Auschwitz. Personne ne demande d'aimer ce personnage (sauf les chrétiens - les anti-Nietzsche et anti-Spinoza, donc - qui imposent d'aimer l'ennemi).
L'amour de la vie et du monde tels qu'ils vont, ici et maintenant, n'exige aucunement un amour inconditionnel de toute l'Histoire telle qu'elle fut.
Le problème de "l'amour" du bourreau d'Auschwitz ne se pose que pour sa femme et ses enfants, d'une part, et pour sa victime réelle au moment où celle-ci est en face de lui, d'autre part.
Pour cette victime, le conseil nietzschéen ou spinoziste est de voir, dans cet infect bourreau, l'incarnation du côté noir de l'humain, de cet humain qui, précisément, refuse la vie et le monde tels qu'ils vont, et qui, par idéologie idéaliste, s'oppose à elle. En ce sens, le bourreau d'Auschwitz est la preuve dégoûtante de l'impérieuse nécessité de dire le "grand oui" à la vie et au monde tels qu'ils vont. Car c'est l'idéalisme - et les idéologie qu'il induit - qui fabrique le bourreau, et non la vie réelle.
Le bourreau d'Auschwitz est le plus pur des produits de l'humanisme, de l'homme-roi, de l'humanité qui se rêve au-dessus de la Nature et qui refuse le monde et la vie tels qu'ils vont !
Marc Halévy, 27/12/2012