Tisserand de la compréhension du devenir
Conférencier, expert et auteur

Qu'est-ce qu'un mystique ?

Le problème n'est pas dans la destination, mais dans l'effort de la marche en avant, vers le plus haut, vers le plus lumineux, vers le plus vif.

Pour répondre valablement à cette question difficile, il faut, d'emblée, distinguer clairement la Mystique (au singulier et avec majuscule afin d'en indiquer la transcendance) des mysticismes (au pluriel avec minuscule). Dans le langage courant, on appelle un mystique toute personne qui s'adonne soit à la Mystique, soit au mysticisme. Quelle est la différence ?

Mystique et mysticismes

La Mystique aspire au Divin, à la fusion absolue avec le Divin au-delà de toute tradition ou perspective religieuses, alors que les mysticismes, chacun niché au creux d'une religion particulière, portent au paroxysme (parfois, voire souvent, avec quelque accent de morbidité) la piété spécifique d'un courant religieux, accompagnée, presque toujours, d'ascétismes, de macérations, de privations, de souffrances, etc …

Pour le dire autrement, les mysticismes participent des dualismes ontologiques qui opposent la chair et l'esprit, le monde terrestre et le monde céleste, la substance et l'âme ; ils veulent exalter l'esprit contre la chair, contre le monde, contre le réel. En revanche de ces dualismes ontologiques, la Mystique, elle, participe d'un monisme radical où toutes les bipolarités dualisées par les mysticismes se dissolvent dans une quête d'unité absolue de l'esprit avec la chair, de l'âme avec la substance, du monde humain avec le monde divin.

Prenons l'exemple chrétien : du côté de la Mystique on trouvera un Maître Eckhart, un Henri de Sault, un Pierre Teilhard de Chardin, alors que du côté des mysticismes, on trouvera une Bernadette Soubirous, une Thérèse de Lisieux, un Padre Pio, etc …

D'un côté, la quête, de l'autre, la souffrance … Il y a, en filigrane de tous les mysticismes, comme une haine du réel qui rend l'accès à l'idéal imaginaire et fantasmé absolument indispensable.

Des mysticismes, il en existe un peu partout, dans toutes les religions, mais le Christianisme, parce qu'il est fondé sur un dualisme ontique irrésoluble,  s'en rend le champion sous la triple forme des martyrs antiques, des pénitents médiévaux et des "saints de souffrance" modernes.

Pour la Mystique, la douleur et la souffrance n'ont aucune valeur rédemptrice ; elles procèdent plutôt de dérèglements mentaux et d'une fascination trouble pour la mort.

Dans le suite de ce texte, je réserve le nom de "mystique" à quelqu'un qui participe de la Mystique au-delà de tous les mysticismes.

Alors deux questions se posent : qu'est-ce que la Mystique ? quelle est la démarche d'un mystique ?

Qu'est-ce que la Mystique ?

Toute Mystique part d'un double constat.

Le premier exprime que chaque conscience humaine est plongée dans un réel qui la dépasse infiniment, qu'elle participe d'un immense processus cosmique et divin dont elle ignore presque tout, hors quelques détails de proximité, et qui l'emporte dans une histoire existentielle dont elle ne maîtrise que bien peu de choses et à laquelle elle ne comprend quasi rien.

Le second constat est que ce réel qui l'emporte pose la question du sens de l'existence : la conscience participe de ce vaste courant, certes, mais ce courant a-t-il une direction, une orientation, une finalité, une intention ?

A ce stade, s'ouvre la grande bifurcation qui s'offre à toute intelligence : soit ce Tout auquel participe la conscience, peut donner du sens à l'existence, soit il ne le peut pas. La rationalité est impuissante devant ce dilemme. Il y a autant d'arguments logiques (métaphysiques, philosophiques) d'un côté que de l'autre. Le problème se pose au-delà de la raison. Il s'adresse à une intuition profonde que l'on porte en soi … ou pas. Certains appellent cette l'intuition originelle la "foi". Mais jamais, au grand jamais, il n'y aura de "preuves" qui puissent être fournies. La crédibilité de cet acte de foi ne se mesurera qu'a posteriori, à la qualité des œuvres et à la joie de vivre qu'elle procure.

Même si la science la plus récente - en physique fondamentale, notamment - montre que le hasard pur est incapable de forger un univers tel que le nôtre (cfr. mon : "Un univers complexe" - Oxus - 2011, ou mon : "Ni hasard, ni nécessité" - Oxus - 2013), la "foi" primordiale, l'intuition originelle quant au sens du Tout est hors d'atteinte des laboratoires.

Alors : comment choisir ? Remarquons que, formulé un peu différemment, notre choix revient, au fond, au pari de Pascal.

Mais on peut dire les choses autrement, bien plus dans le fil de la Mystique : le sens du Tout n'est ni une question de foi, ni une question de certitude, ni une question de preuve, il est une question d'évidence.

C'est dans cette évidence que s'enracine toute démarche mystique authentique : s'il y a quelque chose, c'est que ce quelque chose à une raison d'être ! Et c'est, précisément, de cette raison d'être du Tout qui existe, que la Mystique part en quête.

Leibniz, on le sait tous, posait sa fameuse question : "Pour-quoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?". Elle est le point originel de toute démarche mystique. Heidegger en a, d'ailleurs, fait le fil conducteur de son "Introduction à la Métaphysique". Mais il passe sous silence la raison d'être du petit tiret que j'ai placé entre le "pour" et le "quoi". En effet, en français, "pourquoi" questionne la cause dans le passé alors que "pour quoi" interroge le but dans le futur. L'adjonction du tiret permet de poser les deux questions à la fois : celle de la causalité et celle de la finalité.

La science, classiquement, s'intéresse plus à la causalité des phénomènes alors que la Mystique, traditionnellement, se tourne plus volontiers vers la finalité du Tout ; mais n'excluons surtout pas l'idée que ces deux questionnements sont bien liés et complémentaires.

Pour le dualiste qui, comme Descartes et tant de Modernes, jette Dieu hors du champ du réel, la question de la foi est plutôt causaliste : existe-t-il, oui ou non, un Dieu personnel, extérieur au Tout cosmique et créateur de celui-ci ? Toute l'histoire chrétienne et musulmane entre croyants et incroyants (ou mécréants) est inscrite, depuis des siècles, dans cette question abrupte. Pour le mystique, notamment dans les traditions védantines et taoïstes ou zen, cette question n'a proprement aucun sens. Il y a le Tout et le Tout est Un ; Tout est Dieu et Dieu est en Tout : Tout est Divin ; il n'y a pas "création" d'un Autre, mais "émanation" d'un Même. La seule question qui reste, est celle de comprendre et de vivre, surtout, le sens (la raison d'être et de devenir) de l'évolution créative permanente de ce Tout-Un-Dieu-Divin dont tout ce qui existe participe.

Le problème n'est pas/plus l'existence de Dieu : puisque tout ce qui existe, existe, Dieu existe car Dieu est ce Tout qui existe. Le problème devient celui du sens de l'existence humaine au sein de l'existence de ce Divin qui l'englobe et l'enveloppe et la porte et la nourrit en permanence.

Voilà bien la quête de la Mystique : comment insérer parfaitement, adéquatement, continument l'existence humaine dans l'existence divine ou, pour le dire autrement, comment participer directement, harmonieusement, joyeusement à la théogenèse éternelle ?

Quelle est la démarche d'un mystique ?

La question mystique - la question de la Mystique - étant ainsi posée, le candidat-mystique voit s'ouvrir, devant lui, quatre grands chemins selon qu'il choisisse une voie solitaire (érémitisme ou anachorétisme) ou communautaire (cénobitisme) et selon qu'il opte pour une démarche initiatique ou extatique.

Explicitons par des exemples.

  • La voie communautaire et initiatique est celle de la Franc-maçonnerie régulière et traditionnelle.
  • La voie communautaire et extatique est celle des ordres monastiques (contemplatifs, orthodoxes ou soufis).
  • La voie solitaire et initiatique est celle des transmissions de maître à disciple dans les ashrams védantins ou tantriques.
  • La voie solitaire et extatique est celle de la méditation, ou celle du "maître intérieur", ou celle de l'étude kabbalistique, ou celle du travail de l'alchimiste.

Les voies solitaires ou communautaires ne demandent guère de commentaires hors le fait que le choix d'une communauté de vie spirituelle est délicat. On a beaucoup gloser sur les phénomènes sectaires et les infamies qui y ont été dénoncées ; sans du tout négliger ces dangers répugnants, il ne faut rien exagérer : la plupart des communautés spirituelles authentiques sont saines, même si leur voie est difficile, même si le fait de participer sincèrement et pleinement à une telle vie communautaire transforme évidemment la personnalité de chacun vers un niveau de conscience et de joie qui doit être clairement supérieur (sinon l'expérience est un échec et mieux vaut partir).

Les voies initiatiques et extatiques sont bien plus difficiles à cerner.

Il y a initiation dès lors que l'activité rituélique devient centrale dans la pratique communautaire. C'est la cas des grandioses architectures rituelles de la Franc-maçonnerie. C'est le cas, aussi, même si la plupart des fidèles passent à côté, de la messe chrétienne orthodoxe ou catholique (ce n'est pas tout à fait le cas pour les réunions synagogales juives, et pas du tout le cas pour les prières collectives musulmanes ou les offices protestants).

Le travail rituélique est double : il y a, d'une part, la participation collective et, de seconde part, le travail d'herméneutique personnelle. Autrement dit : un rituel initiatique se vit d'abord et se pense ensuite.

La qualité du vécu d'un rituel dépend de la conjonction rare et difficile entre le talent et le charisme des officiants (qui doivent donc mener les choses avec art et concentration extrême), et la sensibilité et la réceptivité des participants (qui doivent donc se mettre préalablement en "condition").

Ensuite, vient la qualité de l'herméneutique c'est-à-dire du travail d'interprétation en signifié - pour soi - des signifiants symboliques que le rituel met en œuvre : un symbole isolé ne signifie rien mais il devient signifiant par ses relations avec les autres symboles mis en œuvre.

Les voies extatiques, quant à elles, vise une fusion intime (et durable) entre la conscience du mystique et le Tout-Un-Divin. L'extase - plus ou moins puissante - est le signe d'une telle fusion - plus ou moins intense, plus ou moins éphémère. Les écoles ch'an et zen continuent encore d'épiloguer sur le caractère subit ou progressif de l'extase (meng en chinois, satori en japonais). Les deux voies existent …

Alors : qu'est-ce qu'un mystique ?

Un mystique est d'abord quelqu'un qui chemine, soit en suivant des chemins tracés déjà par ses devanciers, soit en se frayant sa propre sente ; il chemine soit seul, soit en groupe.

Il sait que ce n'est pas au bout du chemin qu'est sa joie, mais dans son cheminement même.

La Mystique n'amène pas quelque part, sorte d'aboutissement final ou de récompense terminale. Nulle part il n'y a où aller. Le problème n'est pas dans la destination, mais dans l'effort de la marche en avant, vers le plus haut, vers le plus lumineux, vers le plus vif.

Marc Halévy, pour la revue suisse "Recto-Verseau", 30 septembre 2013.