Complexité et globalité : deux opportunités majeures
Qu'est-ce que la complexité ?
Tout sauf la complication ! Un système sera dit d'autant plus complexe que le nombre, la fréquence et l'intensité des interactions entre ses composants sont importants. A la différence du système compliqué qui réagit toujours mécaniquement, sans degrés de liberté, le système complexe est un tout organique qui, aux sollicitations externes, pourra répondre selon tout un spectre de scénarii non déterministes. Un système compliqué ou mécanique est toujours démontable et remontable. Un système complexe et organique ne l'est jamais, sous peine de le tuer ou de le détruire irréversiblement.
Au contraire d'un système mécanique, les systèmes complexes sont sujets à l'auto-organisation (ils peuvent faire émerger des comportements inédits ou des structures dissipatives en réponse à des tensions imposées de l'extérieur) et à l'autopoïèse (ils peuvent faire émerger des comportements inédits ou des structures dissipatives en suite à des propensions développées de l'intérieur).
Dans toute entreprise, coexistent une part complexe et organique, et une part mécanique et compliquée. Ces deux parts sont, le plus souvent, intriquées au point d'être indissociables. Et c'est bien dommage car c'est la part complexe qui engendre les valeurs ajoutées alors que la part compliquée se contente d'en consommer.
La part complexe engendre de la valeur par le jeu des émergences c'est-à-dire de ces propriétés qui naissent non des composants eux-mêmes, mais de leurs interactions. Ainsi ce qui fait la valeur du diamant, ce n'est pas la collection des atomes de carbone, mais bien leur agencement cristallin, leur organisation réciproque autrement dit. De même, ce qui donne valeur au produit que fabrique une entreprise, c'est l'interaction entre les ressources qui y sont mises en œuvre, l'interaction entre matière, travail, énergie, outil, intelligence, volonté, utilité, etc … La valeur ajoutée, par définition, émerge de ces interactions entre ressources.
La complication - par exemple, les normes, les règlements, les contrôles, les organigrammes hiérarchiques, les procédures administratives, etc … - consomme de la valeur sans en produire … même si certaines de ses composantes sont bigrement nécessaires.
On comprend dès lors que le secret d'un management efficient se niche dans la capacité de cultiver au maximum la complexité des processus avec le moins de complication possible. Voilà décrit le management agile, le management créatif, le management réticulé.
Pour piloter un système complexe, ce n'est pas sur les modalités particulières qu'il faut s'appuyer, mais bien sur la finalité globale. Le seul vrai patron d'une entreprise, c'est son projet. Tout, y compris son "patron" humain, doit y être subordonné. Mais il faut, pour cela, et préalablement, qu'il soit convenablement défini. Quelle est la vocation profonde de chaque entreprise ? Le profit, même s'il est évidemment indispensable, n'est jamais une motivation suffisante ; le profit est un moyen et une conséquence, jamais un but. Alors ? Il y a au moins une finalité qui est commune à toutes les entreprises : atteindre le meilleur niveau d'excellence dans son métier, c'est-à-dire dans l'ensemble des savoir-faire stratégiques et différenciants qui produisent ses valeurs.
Dès lors que le projet est fort, clair et partagé, la convergence des efforts, des volontés et des actions se met en place, presque naturellement. La mission managériale, alors, n'est plus de commander et de contrôler, mais de stimuler et d'améliorer.
Qu'est-ce que la globalité ?
La notion de globalité est, on s'en doute, très connexe à celle de complexité puisqu'un système complexe, par essence, est un tout indissociable et organique, indémontable sous peine de destruction irréversible. Un système complexe est global. Un système global est complexe.
Mais, à notre époque, lorsqu'on parle de globalité, on parle surtout de globalisation c'est-à-dire d'une mondialisation unifiante, coalisante, interdépendante.
Et, sur ce thème, il faut prendre garde de ne surtout pas confondre les deux moteurs de globalisation qui sont à l'œuvre depuis un demi siècle. D'un côté, il y a l'américanisation. De l'autre, il y a la dématérialisation.
L'américanisation recouvre le fait que depuis la fin de la seconde guerre mondiale, peu à peu, mais de façon très accélérée depuis les années 1980, les modèles et standards américains se sont imposés un peu partout. Cette globalisation-là - qui n'est qu'une mondialisation - est dangereuse et délétère. Il faut sortir d'urgence des modèles économiques que l'américanisme a imposé au monde après la seconde guerre mondiale.
Sortir de son modèle macroéconomique basé sur le cercle vicieux "endettement, investissement, croissance, surproduction, surconsommation, endettement" … qui ne profite, en fin de compte, qu'aux marchands d'endettement, c'est-à-dire aux marchés financiers.
Sortir de son modèle microéconomique basé sur la standardisation, la massification, l'industrialisation, la marchandisation, la financiarisation, la déqualification, etc.
L'entreprise de demain sera petite, réticulée, pointue, excellente, artisanale, qualifiante, locale, visant la marge et non le volume, visant la valeur d'usage et non la valeur d'échange.
Le commerce et le travail, demain, seront déconcentrés, numériques et locaux.
En revanche, l'autre moteur de globalisation, la dématérialisation, a débuté avec la révolution numérique, s'est développé avec la déferlante des ordinateurs personnels et s'est accéléré follement avec l'émergence de la Toile (cette magnifique invention européenne, créée par les physiciens du CERN à Genève en 1989). Cette globalisation-là touche, non pas des standards de vie ou de travail, mais des processus de création et de prolifération immatérielles à l'échelle mondiale, par-delà toutes les barrières physiques et toutes les frontières politiques.
Conclusion provisoire : complexité et globalité …
La globalisation immatérielle du système socioéconomique mondial est elle-même un important facteur de complexification dudit système. Elle induit une intensification, une généralisation et une accélération des interactions entre des milliards d'acteurs. De là naissent déjà et naîtront de plus en plus des émergences inouïes, inédites, imprévisibles. C'est devenu banal de le dire, mais l'univers immatériel des hommes est devenu et restera globalisé alors que leur univers physique et matériel a tendance et aura de plus en plus tendance (du fait de la cherté des ressources naturelles en voie de raréfaction) à se relocaliser vers des niches et terroirs d'économies de proximité.
Cette globalisation immatérielle touche toutes les dimensions noétiques de l'activité humaine et c'est pour cela que j'ose proposer ceci : à la modernité qui naquit à la Renaissance des ruines de la féodalité et qui s'effondre sous nos yeux, succèdera une ère noétique durant laquelle l'humanité pourra s'adonner à sa grande vocation : doter la Terre d'un Esprit globalisé et complexe, intégrant, dans des réseaux protéiformes et infiniment multiples, tous les cerveaux biologiques et électroniques de la planète.
Marc Halévy, 29 janvier 2013