Tisserand de la compréhension du devenir
Conférencier, expert et auteur

Le bonheur

L'acception classique et habituelle est on ne peut plus réjouissante. Le bonheur. Vivre heureux. Être heureux. Mais le mot est trop beau pour que l'on en reste là, pour que l'on n'aille pas un peu plus loin.

L'étymologie, par exemple : bon-heur … Antonyme de mal-heur …. "Bon", "mal", on voit bien, mais "heur" … ? En ancien français, l'heur, c'est la chance : "ai-je l'heur de vous connaître ?" aurait pu écrire Molière … "ai-je la chance de vous connaître ?"

Avoir du bon-heur, c'est avoir de la bonne chance et avoir du mal-heur, c'est avoir de la malchance.

Le bonheur serait donc affaire de chance. Affaire de fatalité. Le bonheur ne se mériterait pas, mais il se recevrait, au gré des aléas de la vie. Le bonheur se désirerait, sans doute, mais ne pourrait se construire ; il ne pourrait qu'être délectablement subi.

 

Le problème que cette question de chance pose, est immense, philosophiquement parlant. Souvent, l'esprit populaire affirme que le bonheur que l'on a, récompense ce que l'on fait : fait le bien et tu seras heureux. Point question de chance, là-dedans.

Saine morale de la juste récompense.

Mais ainsi ne va pas le monde. Combien ne voit-on pas de misère chez les gens de bien et de plaisirs chez les crapules ? Dieu serait-il inique ? Car voilà bien la question morale qui surgit : comment un Dieu bon peut-il accepter la souffrance de ceux qui font le bien ? Comment un Dieu omnipotent peut-il ne rien faire face à cette souffrance injuste ?

Ou bien Dieu est omnipotent et il n'est pas bon … ou bien Dieu n'est pas omnipotent et, donc, n'est pas Dieu !

Cette aporie théologique est vieille comme l'idée de Dieu elle-même.

 

De plus, si le bonheur est affaire de chance et comme la chance est aveugle, le monde serait fondé sur une foncière injustice stochastique. L'acte et le bonheur seraient déconnectés l'un de l'autre. Alors, pourquoi se battre afin de faire le bien, si ce bien n'a aucune récompense  hors la satisfaction angélique de l'avoir fait, dans la gratuité de l'acte parfait ?

Mais faut-il récompense ? Le vieux livre juif  de la Mishnah intitulé "Traités des Pères" (Pirqey Avot) affirmait que celui qui fait le bien en vue d'une récompense pêche autant - sinon plus - que celui qui fait le mal.

Le bonheur, s'il n'est pas la récompense des actes, serait donc soit le fruit du pur hasard (ce qu'entend son étymologie), soit la conséquence d'une prédestination lointaine, d'un sort, d'une destinée : certains naîtraient pour vivre heureux, d'autres pour vivre malheureux. Calvin n'eût guère dit mieux.

A moins que la doctrine bouddhique ne dise vrai : le bonheur dans cette vie-ci ne serait que la récompense du karma positif accumulé lors des vies antérieures.

Mais que l'on se réfère à Calvin ou à Siddhârta Gautama Sakyamuni, la conclusion est la même : notre bonheur dans cette vie ne dépendrait pas de nous. Il nous échoirait comme un don du ciel ou de l'histoire passée. Il ne serait pas notre fait. Vexante et frustrante conclusion, non ?

 

Mais peut-être faudrait aborder la question par un autre biais. Peut-être faudrait-il aller faire une ballade du côté du bon Baruch Spinoza, philosophe juif banni, né et mort en Hollande au 17ème siècle, contemporain de Descartes et Pascal. Pourquoi Spinoza ? Parce qu'il est le philosophe de la joie. Et que, pour lui, si le bonheur est affaire de chance, la joie, elle, ne l'est pas !

Pour Spinoza, le bonheur vient de l'extérieur, nul n'en est maître. Il vient, il va ; il n'a aucune importance. Car il y a plus fort que lui : la joie. Nul besoin de bonheur si l'on vit dans la joie. Et la joie se construit. De l'intérieur. Elle est une manière de vivre, de construire sa propre vie. Elle ne dépend que de nous, de notre disposition intérieure, de notre état d'esprit, de notre art de vie.

 

Avant d'approfondir ce que nous révèle Spinoza, une autre distinction doit être jetée sur le table : celle qui fait différence entre joie et plaisir. Or quelque contemporain, la philosophie a toujours clairement distinguer les deux concepts et a, d'ailleurs, forgé deux termes techniques à leur endroit. Il y a l'hédonisme qui est la recherche du plaisir. Il y a l'eudémonisme qui est la recherche de la joie. Non que l'une rejette l'autre, dans un combat de titans sempiternel. Il ne s'agit pas d'antagonisme, ni d'exclusion mutuelle. Il s'agit d'effet gigogne : la joie accepte le plaisir, mais le plaisir ne construit pas la joie.

Le plaisir se prend. Lui aussi, comme le bonheur, vient de l'extérieur et est affaire de circonstances. Le plaisir appelle un instrument, une instrumentalisation. Il ne vient pas de soi, mais d'une rencontre, souvent fortuite, avec une femme (je parle en tant qu'homme, n'en déplaise à la stupide théorie du genre), avec un mets, avec un vin, avec un livre, avec un arbre, avec un paysage, avec une musique, avec un ami, ou que sais-je d'autre. Mais il n'est pas causa sui.

La joie, elle, l'est.

Le plaisir, sans la joie pour le transcender, n'est qu'amertume et course sans fin, escalade expérientielle, infidélité à soi et à la vie dans une tromperie éternellement recommencée.

 

Mais revenons à ce bon Spinoza. Que nous dit-il ? Il nous susurre que la joie implique une volonté essentielle, non pour la conquérir, mais pour l'engendrer. La joie se veut, mais comme conséquence. Conséquence de quoi ? De l'accomplissement de soi, c'est-à-dire de l'accomplissement de son propre destin que Spinoza appelait le conatus. Aristote, lui, parlait d'entéléchie. Nietzsche, après eux, parlera de volonté de puissance comme Bergson, plus près de nous, soulignait l'élan vital.

Toutes ces expressions parlent de la même chose : tout ce qui vient à l'existence est porteur de potentialités innées, intrinsèques, porteur de possibles et d'impossibles incontournables. Le mot technique qui vient alors est celui d'idiosyncrasie qui exprime et rassemble en une seule notion toutes ces facultés et capacités qui font que je sois moi et pas un autre.

"Deviens ce que tu es et fais ce que toi seul peut faire", dira Nietzsche après que Pindare, deux mille ans auparavant, ait proclamé un similaire : "Deviens qui tu es".

Accepter et assumer et accomplir son propre destin : voilà l'ultime secret de la joie et de la vie. Le grand secret que Spinoza offre tout au long de son œuvre maîtresse : "L'Ethique".

 

Engendrer sa propre joie en voulant et en assumant son propre accomplissement !

Tout le secret de la vrai vie est dans ces quelques mots simples. Comme je l'ai écrit ailleurs  ("Petit traité de la Joie de vivre" - 2011, "Petit traité du Sens de la vie" - 2013, "Petit traité de la Liberté de vivre" - 2014, "Petit traité de la Sagesse de vie" - 2015, parus ou à paraître chez Dangles), quelques mots simples plus faciles à écrire qu'à vivre. Car, pour accepter et assumer son destin propre, son idiosyncrasie véritable, sa vocation authentique, encore faut-il les connaître et les reconnaître. Pas si facile ! Mais, consolons-nous, ce qui est facile n'a aucune valeur puisque : "Ce n'est pas le chemin qui est difficile, mais bien le difficile qui est chemin".

Quelles sont les véritables potentialités, capacité et facultés que je porte en moi ? Quels sont mes vrais talents ? La question est aisée, mais la réponse est ardue. Il y a tant de leurres et de pièges, d'orgueils et d'illusions. L'ego, éternel tricheur, toujours masqué et déguisé, aime tant à faire prendre des vessies pour des lanternes. C'est derrière cet ego artificiel que vit le soi réel, porteur de ce que l'on peut devenir, de ce que l'on doit devenir.

Car devenir ce que l'on porte de soi de possible, est un devoir. C'est, au demeurant, le seul devoir, la seule éthique qui vaille. Egotisme ? Non. Car la nature est bien faite et il n'est pas possible de s'accomplir soi sans accomplir ce qui vit autour de soi. On ne s'accomplit pas au détriment du reste, mais grâce au reste, en symbiose avec lui. Il doit y avoir harmonie entre l'accomplissement du "dedans" et la réalisation du "dehors". Il ne peut en être autrement ; c'est d'ailleurs la preuve que l'on est sur le bon chemin.

 

Un dernier mot ou, plutôt, une dernière idée : le bonheur n'est pas le contraire du malheur. La tristesse n'est pas le contraire de la joie, comme la douleur n'est pas le contraire du plaisir …

On peut ressentir des tristesses joyeuses comme des joies tristes. C'est ainsi une grande joie que de se savoir capable de tristesse, comme c'est une grande force de se savoir capable de faiblesse.

L'inverse, pas le contraire ! Comme le contraire de (x) est (-x) et son inverse (1/x). Ce n'est pas la même chose. La tristesse neutralise la joie, mais elle ne l'annule pas !

 

Mais baste de mes bavassages philosophailleux … Il est temps d'ouvrir la porte vers la vraie joie, tellement au-dessus des distinguos et des mots dérisoires. Allez, à plus …


Marc Halévy, 11 février 2014.