Alliance et Libération
L'Alliance
La cœur spirituel de la tradition juive est l'Alliance. L'Alliance entre le Divin et l'humain, entre le Tout et la partie, entre l'Esprit, la Vie et la Matière cosmiques, et les âmes, les existences et les corps humains.
Cette Alliance s'oppose radicalement à notre humanité "hors-sol", déconnectée du Réel qui est le résultat navrant du nihilisme ambiant, dernier stade d'une Modernité moribonde.
L'Alliance de l'arc-en-ciel (avec Noé), du sang de la circoncision (avec Abraham), et de la Torah (avec Moïse) est une et entière, éternelle et irréfragable. Elle établit un pont mystique entre Ciel et Terre dont la Maison d'Israël est la garante et la gardienne parmi les humains.
L'Alliance juive est le terreau fondateur d'où sont sortis, à la fois, l'idée d'Amour christique et celle de Soumission coranique. Elle est le pendant occidental des Védas indiens et du lien confucéen entre Ciel et Terre.
L'Alliance établit une charte spirituelle qui relie l'homme à ce qui le dépasse infiniment et qui lui donne sens et valeur.
Le chemin
Les récits bibliques contenus dans la Torah (essentiellement les livres de l'Exode et des Nombres) décrivent le long chemin de l'Alliance et de sa réalisation en trois étapes majeures : la Libération, la Révélation et la Purification.
L'accomplissement de l'Alliance, c'est-à-dire la réalisation de la Promesse, est au bout de ce long chemin mystique et initiatique.
Ce chemin qui évoque les pérégrinations légendaires du peuple hébreu, sous la conduite de Moïse, entre Egypte et Terre promise, illustre un chemin initiatique intérieur que chaque Juif est censé reproduire, chaque année, au fil des trois grandes fêtes du calendrier juif.
A la Libération correspond Pessa'h (printemps) qui commémore la sortie d'esclavage.
A la Révélation correspond Shabouot (été) qui commémore le don de la Torah.
A la Purification correspond Soukot (automne) qui commémore la traversée du désert.
La logique d'un tel chemin initiatique est universelle.
Pour entamer un cheminement, il faut d'abord être libre et donc se libérer de toutes les chaînes intérieures et extérieures dont on est couvert à l'état profane.
Ensuite, une fois libéré, il faut recevoir la "carte" du territoire à parcourir et les "règles" de marche.
Enfin, il faut se mettre en route et se désencombrer, progressivement, de tout l'inutile, de tout le superflu, afin de purifier l'existence de tous les relents de profanité. Ce faisant, la Promesse s'accomplit jusqu'à l'atteinte de la plénitude spirituelle de l'Alliance réalisée.
La libération
La Pâque (Pessa'h : "passage") commémore la sortie d'Egypte, la sortie des Hébreux de la maison d'esclavage. Moïse avait reçu cette mission lors de la grande Révélation métaphysique qui lui fut faite au Buisson ardent (Ex.:3;14) : "Je deviendrai ce que Je deviendrai".
On connaît la suite et, surtout, la série des dix épreuves appelées "plaies" dont l'herméneutique détaillée fournit les dix étapes de la Libération intérieure.
En bref, il s'agit de se libérer de tous nos esclavages, intérieurs et extérieurs, dont notre penchant inavouable pour la "servitude volontaire", nous a fait accepter les chaînes.
Le poids du regard de l'autre et des contraintes sociales, le poids de la paresse intime et du goût du confort, le poids de la peur de déplaire ou de faillir, le poids de l'envie jalouse des possessions matérielles, autant de chaînes pesantes qui empêchent la légèreté lumineuse de la liberté.
Faire sa Pâque, c'est rejeter toutes ces chaînes en comprenant bien leur vanité, leur vacuité, leur futilité, leur frivolité. Revenir à l'essentiel. Revenir à la vocation de sainteté qui habite au fond de chacun. Se débarrasser de tous ces poids morts inutiles dont nous lestons nos existences au nom des idoles mondaines.
Car la Libération de soi passe, prioritairement, par la chasse sans pitié à toutes nos idoles intérieures et à toutes nos idolâtries intimes. Bien sûr, il y a l'Argent, la Gloire ou le Pouvoir. Mais pas seulement. Il y a aussi toutes ces idoles de la bien-pensance, tous ces "idéaux" factices mais si prégnants qui alimentent toutes les idéologies, tous les idéalismes. Toutes ces idoles dont Nietzsche prédisait le crépuscule. Tous ces "grands mots" vides dont la Modernité finissante avait fait des dieux au panthéon de ses délires, jusqu'à Verdun et Auschwitz, jusqu'au Goulag et Hiroshima, jusqu'à Bhopal et Seveso.
Car le monde de la profanité est pétri d'idolâtries de toutes sortes ; ne parle-t-on des idoles de la chanson, ou du stade, ou du cinéma? Le troupeau des humains ne court-il pas, la bave au menton, au devant de toutes les fuites idolâtres dans l'alcool, le sexe, la drogue, le spectacle, la fête, dans tous les paradis artificiels où le vide intérieur est comblé de bruits et de fureurs, de nuits et de brouillards.
C'est de cela qu'il faut sortir, en rompant les chaînes de tous les esclavages, de toutes les idolâtries. En hébreu, le pays d'Egypte se dit Erètz Mitzraïm ce qui, littéralement, signifie la "terre des bornés". Voilà donc d'où il faut sortir. De toute urgence.
La Révélation
La mer de joncs est franchie. On se trouve de l'autre côté : le "passage" est réussi. Myriam chante son cantique. On est alors en pays de liberté. L'esclavage est révolu … même si, souvent, des remugles en remontent : ah, quels regrets de pots de viande et de poireaux et oignons … Il est bien difficile de devenir libre. Il l'est encore plus de le rester.
L'antidote à ces regrets de la servitude volontaire vient de la Révélation. La liberté n'est pas une fin en soi. Nietzsche demandait : "La liberté, pour quoi faire ?". Voici donc venu le temps de la Révélation : la liberté ne prend sens qu'au service de ce qui la dépasse.
Le temps de l'Alliance est venu.
La liberté sera donc mise au service de la sacralisation du Réel et de la Vie afin que l'Esprit divin y habite et les sanctifie. L'existence humaine ne prend sens et valeur que dans ce qui la dépasse infiniment. Le prophète Amos (5;4) le crie, lapidairement, magnifiquement : "Cherchez-moi et vous vivrez". Il ne suffit pas d'exister, il faut encore vivre. Et vivre, c'est vivre la Vie, la Vie divine; c'est vivre cette Vie unique et immortelle qui dépasse et englobe toutes les vies.
C'est cela sacraliser nos vies. C'est cela sanctifier nos vies. C'est cela diviniser nos vies.
C'est cela sceller l'Alliance : dédier sa propre vie à la sanctification, à la sacralisation de la Vie et, derrière elle, du Divin dont elle est l'attribut. Il s'agit donc de "sacrifier" sa vie au service de la Vie … à la condition de prendre ce verbe" sacrifier" dans son sens étymologique de "rendre sacré" et non dans son sens morbide qui pointe une "immolation" de soi.
L'Alliance est incarnée dans la Torah et matérialisée par les cinq rouleaux qui sont dits de Moïse : la Genèse (B'rèshit), l'Exode (Shèmot), le Lévitique (Vayiqr'a), les Nombres (Bémidbar) et le Deutéronome (D'varim).
Elle est symbolisée par les 613 mitzwot (les "préceptes") qui déterminent les 365 interdictions et les 248 devoirs de tout Juif.
Elle est illustrée par les récits de l'émanation des mondes, par celui de la vie des trois Patriarches et des quatre Matriarches, et par celui du long chemin du peuple hébreu, sous la conduite de Moshéh, entre esclavage et Promesse.
La Purification
Après la Libération de la profanité et la Révélation de la sacralité, il est temps de se mettre en route. Long cheminement symbolisé par les quarante années d'errance dans le désert entre le mont Sinaï et le mont Nébo.
Le désert, évidemment, est symbole de pureté, de dépouillement, de nudité. Telle est sa beauté, dans le dénuement radical, entre pierres et sables. L'homme en chemin y chemine, tenaillé par cette soif inextinguible de sainteté réalisée, de promesse d'accomplissement de soi.
Ici encore, le texte biblique fourmille d'anecdotes et de d'événements, de heurts et de batailles, de trahisons et d'aventures qui, tous, demandent une herméneutique sévère afin d'y découvrir les tourments de l'âme lâchée seule sur la voie de la sacralité et de la Vie divine.
La Promesse
L'Alliance offre, en contrepartie du cheminement spirituel du Juif pieux, une essentielle Promesse divine : une descendance aussi nombreuses que les grains de sable du désert ou que les étoiles du ciel nocturne, une terre ruisselante de lait et de miel, la victoire sur les sept peuples ennemis de la sacralité.
Mais si l'on creuse un peu, on aperçoit que la Promesse est la Promesse de ce que l'on désire au plus profond de soi : l'accomplissement en plénitude de la Vie en soi et autour de soi.
Noé a peur d'une nouvelle ire divine et d'une nouvelle extermination, il lui est donc promis une paix éternelle …
Abraham a peur de la stérilité de Sarah, il lui est donc promis une descendance nombreuse …
Moïse a peur d'une errance infinie, il lui est donc promis une terre où vivre paisiblement …
Chacun reçoit la Promesse qu'il mérite.
L'initié
L'image de l'initié, dans les textes bibliques, c'est évidemment Moshéh (Moïse). C'est lui qui parcourt tout le périple initiatique depuis la prise de conscience initiale, devant le Buisson ardent, de sa vocation personnelle profonde, jusqu'à sa "mort" sur le mont Nébo (la "vision"), au sommet de la Pisgah (la "montée"), juste en face de Jéricho ("Il le soufflera"), juste en face de la Terre promise.
Là, il quitte le monde profane des humains et rejoint définitivement le monde sacré du Divin.
On dit que Dieu l'emporta dans un baiser, dans un souffle …
Il a atteint l'initiation parfaite. Le gnose. L'accomplissement plein. Il est devenu l'initié accompli.
Et le livre du Deutéronome se termine sur cette mystérieuse parole (34;6) :
"Et on ensevelit avec lui dans une vallée au pays de Moab en face de la maison de la Béance et personne ne connait avec son inhumation jusqu'à ce jour "
Ainsi Moïse devient l'archétype de l'homme initié qu'il faut apprendre à imiter en esprit, dont il faut suivre le cheminement, subir les épreuves et franchir les étapes.
D'ailleurs, le mot Torah ne dérive-t-il pas du verbe Tar qui signifie : "parcourir, explorer".
Marc Halévy, La veille de Pessa'h 5777
Le 10/04/2017