Tisserand de la compréhension du devenir
Conférencier, expert et auteur

Eloge critique de la vacuité

Faire le vide … Prendre des vacances … c'est le même mot. Ce qui est vacant est vide. Et ces deux mots si proches sont à la mode. Il FAUT faire le vide et il FAUT prendre des vacances. Est-ce si vrai ?

L'Esprit est un processus complexe qui se construit, tout au long de la vie ; il est un processus qui s'accomplit en interdépendance permanente avec tout ce qui n'est pas lui : le corps qu'il habite intégralement (le cerveau n'est qu'une plateforme logistique de l'Esprit qui est consubstantiel à l'intégralité du corps) et le monde qui le fait émerger.

L'Esprit conjugue cinq dimensions qui se nourrissent réciproquement, sans hiérarchie ni séparation entre elles. L'Esprit est un processus organique intégré, unique et unitaire, qui se présente et se manifeste sous cinq aspects différents, mais qui n'a aucune composante. Il est un Tout indissociable.

Ces cinq fonctions de l'Esprit sont la Mémoire, la Volonté, la Sensibilité, l'Intelligence et la Conscience (pour tous les détails, voir mon : "Les autres dimensions de l'Esprit" à paraître chez OXUS au début de 2018). Regardons-les et spécifions-les dans l'ordre.

La Mémoire : comme tout processus complexe, l'Esprit se construit par accumulation ; tout le vécu s'empile dans la Mémoire qui, contrairement à ce que l'on raconte, ne siège pas que dans le cerveau ; celui-ci ne gère que la mémoire instantanée, superficielle, immédiate. Chaque cellule du corps possède aussi sa propre mémoire instantanée. Mais le "gros" de la Mémoire est tout ailleurs, dans les couches du temps accumulé qui, comme le bois de l'arbre sous le cambium, demeurent, à jamais, "sous" la fine couche de l'instant actif, dans les profondeurs inactives du passé universel. De là nos expressions : se "souvenir" (faire venir du dessous) ou se rappeler (appeler à nouveau à soi, réactiver). Dans cette Mémoire, tout se désactive naturellement et peut parfois se désactiver volontairement (c'est cela que l'on nomme l'oubli), mais rien ne s'efface jamais.

La Volonté : un processus qui n'est que ce qu'il est déjà devenu, s'arrête et meurt. Pour que l'Esprit puisse continuer sa quête d'accomplissement, il faut que face à ce qu'il est déjà devenu, se place ce qu'il pourrait encore devenir. Et pour que le pont s'établisse entre ces deux pôles, l'un réel et l'autre potentiel, il faut qu'existe une Volonté d'advenir à soi, un désir de devenir soi. Cette Volonté, souvent impalpable, inconsciente et implicite, fut appelée, par Nietzsche, la Volonté de Puissance ou, par Bergson, l'Elan Vital. Sans elle, rien ne se passe plus, tout s'arrête, l'individu devient zombifié ou suicidaire ; il n'y a plus de moteur existentiel.

La Sensibilité : elle permet la connexion de l'Esprit avec tout ce qui n'est pas lui, elle est la source de tout le ressenti, par le canal des sens physiques, bien sûr, mais pas seulement. On connait aussi d'autre canaux que l'on appelle l'instinct, l'intuition, le feeling, le flair. Bref, deux grands canaux de Sensibilité fonctionnent en nous : celui qui capte des messages analytiques ("cette jolie cuisine embaume silencieusement le coq au vin") et celui qui entre en résonance avec des ambiances holistiques ("Je me sens très mal à l'aise dans ce groupe"). Selon les individus, la Sensibilité est plus ou moins acérée, intrinsèquement (un spectre large s'ouvre de l'insensible à l'hypersensible), et/ou plus ou moins activée par la Volonté sous la forme de l'attention, de la concentration, de la  vigilance, …

L'Intelligence : elle est le centre de la reliance entre chaque nouvel élément perçu ou ressenti, et tout le reste de la Mémoire. Elle est l'intégrateur, en somme. Elle relie entre elles toutes les informations, nouvelles et anciennes, afin que l'ensemble forme un "tout" et non un "tas".

Plus ce "tout" est cohérent, plus la personne est saine, équilibrée, sereine, tranquille.

L'intelligence s'occupe, en somme, de mettre perpétuellement le vécu en bon ordre afin que la Mémoire - c'est-à-dire ce que chacun est réellement, tel qu'en lui-même - soit la plus cohérente possible, la plus unitaire, la plus intégrée, la plus indissociée, la moins fragmentée possible.

L'Intelligence agit au niveau analytique en s'ingéniant à intégrer chaque nouveau fragment de vécu dans le Tout mémoriel. Mais aussi, de temps en temps, elle doit faire le grand nettoyage et restructurer globalement la Mémoire parce que celle-ci a accumulé trop de fissures, de ruptures, de contradictions, d'incohérences, etc …

La Conscience : elle constitue l'indispensable plateforme de confrontation des quatre autres. Elle a charge de débusquer, en permanence, les contradictions et incompatibilités entre le désiré, le mémorisé, le ressenti et le pensé. Et il y a du boulot ! C'est elle qui décrètera : "Tu ne désires pas ce qu'il faut, tu ne te souviens pas bien, tu ne fais pas assez attention, tu penses mal …". Elle dit : "Tu te trompes", autrement dit. Elle est la tour de contrôle au service de l'envol de l'Esprit.

Voilà, à présent, le décor planté - loin des psychologismes et des neuroscientismes. On peut alors tenter de comprendre ce que "faire le vide dans son Esprit" peut bien signifier.

En y réfléchissant un tant soit peu, on comprend assez vite qu'il n'existe pas un mais cinq types de vacuité mentale. Observons-les …

La vacuité mémorielle : il ne s'agit évidemment pas d'effacer la Mémoire. Celle-ci est et restera, à tout jamais - même après notre mort - ce qu'elle est. En revanche, il est possible à la Volonté de désactiver, momentanément, l'activité mémorielle pour se consacrer exclusivement et puissamment au présent vécu, à l'attention au présent, à être présent au présent. Il s'agit, alors, de transférer toute l'énergie mentale sur la Sensibilité, analytique (pour s'abstraire de soi et se concentrer, avec attention, sur l'Autre, quel que soit cet Autre) ou holistique (pour éprouver ce sentiment océanique d'appartenance absolue au grand Tout).

La vacuité volitive : il s'agit, non pas de "tuer" le désir, mais de le désactiver. Il s'agit de se rendre disponible à ce qui advient et d'accueillir le Réel tel qu'il est et tel qu'il va. Il s'agit d'oublier - ne serait-ce que momentanément - ses propres projets qui, parce qu'ils nous obsèdent et mobilisent toutes nos énergies, nous font passer à côté de la réalité du Réel et nous rendent aveugles à toutes les opportunités et à toutes les merveilles qui s'y offrent.

La vacuité sensitive : est-il possible de plus rien ressentir ? La réponse est sans doute négative. En revanche, il est possible de laisser couler tout ce qui est ressenti sans y attacher d'importance, sans s'y attacher. C'est un exercice que prônent les techniques de méditation nées en Inde. Devenir le spectateur impassible de ses propres ressentis, de ses propres émotions, de ses propres sentiments. S'en détacher et les considérer comme des phénomènes non dans l'Esprit, mais face à l'Esprit.

La vacuité intellective : à nouveau, l'idée de "ne plus penser" ne rime à rien. L'Intelligence a une mission vitale et elle entend la remplir. Elle est un bon petit soldat : un soldat de la cohérence et de l'intégrité mentale, ce qui n'est pas rien. En revanche, il est loisible de penser le penser, de se regarder penser et de concentrer l'Intelligence sur le travail intellectif lui-même. Non plus "ce que je pense", mais bien "comment je pense". L'Intelligence, alors, pense à vide et tourne en rond sur elle-même. Comprendre ce que comprendre veut dire. Comprendre, c'est prendre un fragment et le placer à sa juste place dans le Tout du mental ; c'est prendre ce fragment avec ce Tout. Etymologiquement, "comprendre", c'est "apprendre".

La vacuité consciente : désactiver la conscience c'est-à-dire arrêter - autant que faire se peut - la confrontation des quatre autres fonctions mentales, c'est-à-dire aussi ne plus tenter de débusquer les contradictions et incohérences et les laisser là, les observer, les prendre pour ce qu'elles sont, sans chercher à les éliminer. En somme, assumer pleinement nos imperfections, nos finitudes et nos grilles partiales et partielles de lecture de nos existences.

On le voit bien, "faire le vide dans son Esprit" procède de cinq exercices de vacuité (donc d'évacuation) bien différents. Chacun est salutaire. Chacun requiert de mobiliser son énergie mentale. Chacun est une réelle ascèse.

C'est sans doute cela "faire le vide".

Marc HALEVY, 11/2017Pour Recto-Verseau