Nietzsche : les quatre points de sa Mystique
Lorsqu'on aborde Nietzsche, il ne faut jamais oublier qu'il se place dans la continuité des philosophes romantiques allemands (Fichte, Schelling, Hegel, Novalis, Herder, …) par l'intermédiaire de son premier "maître à penser" : Arthur Schopenhauer (lui-même très influencé par la pensée indienne).
Tout ce petit monde s'est insurgé contre l'impasse kantienne qui voulait que l'abîme entre le sujet et l'objet fût absolument et définitivement infranchissable, et que le noumène (la réalité du Réel) fût absolument et définitivement hors de portée de la pensée humaine : celle-ci était condamnée, sans recours, à devoir se contenter des apparences, de phénomènes et des illusions qui les accompagnent.
Nietzsche se fera le champion du retour au Réel, à la lutte à mort contre toutes les illusions et contre tous les idéaux, tous les idéalismes et toutes les idéologies (spécialement contre le christianisme et contre sa prolongation laïque, le socialisme).
Nietzsche est l'héritier philosophique de la première grande révolte contre la Modernité, contre les "Lumières", contre Galilée et Descartes. C'est en cela qu'il fut et reste le grand précurseur de notre époque qui voit cette Modernité et ses "idéaux" s'effondrer un à un dans toutes les dimensions politique (les idéologies), économique (les doctrines) et noétique (les modèles, notamment en physique théorique).
Nietzsche reprend les trois questions de Kant et en ajoute une quatrième.
Que puis-je connaître (épistémologie) ? Que puis-je faire (éthique) ? Que puis-je espérer (sotériologie) ? Et Nietzsche ajoute : que puis-je aimer (téléologie) ?
Que puis-je connaître ?
L'Eternel Retour, répond Nietzsche ! L'Eternel Retour est la plus pure négation de la religion du Progrès qui était professée et proférée par les "modernes", les kantiens et les "Lumières". Nietzsche s'insurge avec raison : le monde ne progresse pas, il s'accomplit par cycles successifs, en repassant toujours par les mêmes moments (au sens de Hegel), par le génie, puis par le délire, puis par la catastrophe … avant un nouveau coup de génie … et ainsi de suite. Tout ce qui existe, vit. Et tout ce qui vit naît, croît, culmine, décline et meurt. C'est la loi intime de la Vie même. Il n'y a pas de "progrès" linéaire, indéfini, illimité. Tout ce qui arrive, a son prix. L'entropie est condamnée à croître … et tout "progrès" se paie par un regrès. Le progrès matériel et technique de la modernité a été accompagné par de terribles regrès spirituels, éthiques, communautaires, affectifs, esthétiques.
Quel progrès ? Et pour qui ? Interroge Nietzsche. Tout cela est illusion. Tout cela est chimère. La Vie évolue, mais l'humain ne progresse pas ; il se déguise autrement.
Que puis-je faire ?
La Volonté de Puissance, répond Nietzsche ! Nietzsche aimait, par provocation, à se proclamer lui-même "l'immoraliste". Car la seule morale, loin de toutes les "moralines" bien-pensantes, est de cultiver sa propre Volonté de Puissance. Mais qu'entend Nietzsche derrière cette expression si souvent incomprise ou dévoyée ? Il ne s'agit en aucun cas de cultiver la force brutale, le pouvoir d'asservissement ou la violence guerrière. Nietzsche était un homme doux et pacifique, extrêmement courtois et discret. La Volonté de Puissance est une expression qui se raccroche à Schopenhauer qui parlait de la puissance du "vouloir-vivre", cet élan vital, cette force de vie qui pousse tout ce qui existe et vit, à vivre encore, à vivre plus, à désirer la vie. Et Schopenhauer, gavé de bouddhisme, y voyait la cause profonde de toutes les souffrances humaines. Nietzsche reprend l'idée, mais l'inverse radicalement. Car la Volonté de Puissance, c'est le "vouloir-vivre" schopenhauerien au carré, au cube.
Deux mots constituent l'expression ; Volonté et Puissance.
La Puissance (Macht en allemand) n'est ni force, ni pouvoir : elle revient à la racine latine qui indique le potentiel, la potentialité, le possible. Cultiver sa propre Puissance revient à révéler et à développer tous les potentiels que l'on porte en soi afin de "devenir ce que l'on est et de faire ce que soi seul peut faire". La Puissance dont il s'agit, est tout intérieure, spirituelle, intellectuelle, imaginative. On pourrait aussi évoquer, sur une racine grecque cette fois, le mot Génie : cette capacité à engendrer, à générer, à créer.
Aux côtés du mot Puissance, il y a le mot Volonté (Will en allemand). Le Vie n'est pas affaire de soumission, de fatalité, d'asservissement ; elle exige la volition. Vouloir, c'est affirmer une liberté essentielle. Il ne suffit pas d'inventorier passivement les puissances que l'on porte en soi, encore faut-il vouloir activement qu'elles germent et poussent et deviennent des arbres puissants, fructueux, féconds.
La Volonté de Puissance est tout entière incarnée dans le Dieu Dionysos, le Dieu vivant, le Dieu de Vie, le Dieu des bacchanales, le Dieu ami d'Artémis, le Deux-fois-né, l'Initié autrement dit.
Que puis-je espérer ?
Le Surhumain, répond Nietzsche ! Le Surhumain, c'est ce qui dépassera l'humain, au sein même du monde de la Vie. L'humain doit être surpassé, dit Nietzsche. Tout ce qui est "humain, trop humain" doit être dépassé. L'humain est un pont entre l'animalité et la surhumanité. Un pont au-dessus d'une abîme. Comme un saut évolutionniste, comme un effet de seuil, comme ce saut immense réussi par l'algue bleue qui franchit le gouffre séparant le minéral du végétal, séparant l'inerte du vivant, la Matière de la Vie.
Le gouffre qui est ouvert sous l'humain, est du même acabit : il sépare l'animal du mental, le vivant du pensant, la Vie de l'Esprit. Là, Nietzsche rejoint Hegel et anticipe Bergson et Teilhard de Chardin qui lui doivent beaucoup.
De quelle nature sera ce saut qualitatif immense dans l'histoire de la Vie sur Terre ? Sera-ce une mutation génétique ? Sera-ce une mutation épigénétique ? Sera-ce une mutation paradigmatique ? Qui peut le dire ?
Mais qu'importe : le chemin est là, tracé, incontournable : l'animal humain, pour devenir pleinement homme, doit dépasser l'humain et préparer le Surhumain. Le nietzschéisme est un antihumanisme, en ce sens que, au contraire de Protagoras d'Abdère qui décréta que : "l'homme est la mesure de toute chose", Nietzsche expose que l'homme n'est la mesure de rien et ne prend sens et valeur qu'au service de ce qui le dépasse. En l'occurrence, l'avènement du Surhumain.
Cette mission est éminemment aristocratique. Elle ne concerne que le petit nombre. La populace ou la plèbe - pour user du vocabulaire nietzschéen - ne sont pas concernées par cette mission aristocratique. Leur seul moteur est le Panem et circenses, la médiocrité de l'animal humain, incapable d'assumer l'homme qui est peut-être en lui.
Que puis-je aimer ?
L'Amor Fati, répond Nietzsche ! L'Amour du Destin. En une phrase lumineuse, inspirée par Pindare, Nietzsche résume la chose : "Deviens ce que tu es et fais ce que toi seul peux faire" ! Il ne s'agit pas de fatalisme. Il n'y a aucune fatalité. Mais tout n'est pas possible ! Chacun porte en lui une petite provision de potentialités. Et rien d'autre. Celui qui devient ce qu'il est c'est-à-dire qui réalise ses potentiels, au gré des rencontres avec les opportunités de la Vie, celui-là est libre et joyeux, possesseur du "Gai Savoir". Le Destin est ce que l'on porte de possibles en soi. Il faut aimer son Destin. Il faut aimer, assumer, cultiver la seule chose qui soit notre réelle identité, notre réelle vocation : accomplir tout ce que l'on porte en soi. Cette liberté-là est un devoir. C'est le seul devoir. Tout le reste n'est que "moraline" et bien-pensance bourgeoise. On ne choisit pas son Destin - ni son identité, ni sa vocation profonde -, mais on peut et doit choisir de l'assumer et de l'accomplir bien. On ne choisit pas le rôle dans la pièce, mais on choisit le jeu d'acteur. Peu importe ce qu'il y a à faire, pourvu qu'on choisisse de le faire bien, de le faire pleinement, de le faire impeccablement.
Refuser son Destin, c'est refuser ce que l'on est et ce que l'on devient et peut devenir. C'est choisir le phantasme et l'illusion. C'est choisir de vivre une vie qui n'est pas la sienne. C'est choisir d'être un autre, d'essayer de devenir un autre. C'est choisir de se détruire soi-même au nom de chimères. Et ces chimères, précisément, ce sont les idoles des idolâtres. Ce sont les faux dieux : les idéaux. "Idole" et "Idéal" sont le doublet d'une même racine grecque : Eidos, l'apparence.
Et au-delà de l'Amour du Destins, se cache l'Amour du Réel, c'est-à-dire de la Vie. La Vie réelle. La Vie du Réel. La Vie telle qu'elle est et telle qu'elle va. Chacun devrait hurler le "Grand Oui à la Vie !", le grand Evohé des dionysiaques. La Vie ! "Dieu est mort", dira Nietzsche. Mais le grand Pan n'est pas mort ! Mais Dionysos ressuscite. Ce Dieu qui est mort, c'est le Dieu du christianisme, le Dieu des monothéismes, le Dieu personnel, créateur et maître du monde de la Vie, enfermé et prisonnier dans son monde de la Perfection. C'est cette idée de Perfection qui est morte. Alors, il ne reste plus que ce monde-ci, sans arrière-mondes, sans idéalité, sans idéalisme, sans idéologie. Il ne reste plus que le monde de la Vie !
De la Vie vivante qui vit et qui se vit. Car Nietzsche est aussi le philosophe de l'antiphilosophie, le philosophe qui dit que rien n'est à dire et que tout est à vivre. "Vis la Vie en vivant ta vie", pourrait aussi être une expression du cri nietzschéen. Nietzsche a pourfendu tous les systèmes philosophiques et métaphysiques, non qu'il ne soit point philosophe ou métaphysicien même, mais parce qu'il refuse d'enfermer la Vie dans un discours, quel qu'il soit. La Vie se vit et ne se dit pas. Et lorsqu'on prend la risque d'en dire quelque chose, que ce soit alors selon les modes de l'aphoristique et du poétique, loin des ratiocinations académiques. La Vie ne se raisonne pas ; en revanche, il faut résonner avec la Vie.
Les langages humains sont bien trop étroits pour prétendre enfermer la Vie dans leurs discours. En cela, Nietzsche, mine de rien, se rapproche aussi des grands mystiques !
Marc HALEVY, octobre 2017