Pour en finir avec l'idéalisme …
Tout va toujours par trois dans un monde complexe. Le ternaire en est d'ailleurs un des ingrédients indispensables comme l'a démontré le mathématicien David Ruelle.
Ainsi, il faut trois cycles paradigmatiques d'environ 550 ans chacun pour boucler une ère civilisationnelle.
L'Antiquité fut mythologique. Mais selon trois modes successifs différents : magique d'abord jusqu'à Homère et Hésiode, philosophique, ensuite, des Ioniens à la fin de l'hellénistique, et morale, enfin, pendant toute le période romaine.
Ainsi, les dieux furent successivement des personnages, des concepts puis des vertus.
De même, la Chrétienté qui prend le relais de l'Antiquité peu avant la chute de l'empire romain, fut idéaliste, sur le mode platonicien. Elle se déploiera, comme il se doit, en trois cycles successifs : d'abord théologique durant le haut moyen-âge, puis sotériologique durant le bas moyen-âge, pour devenir anthropocentrique avec la modernité.
De nos jours, nous entamons une nouvelle ère civilisationnelle qui durera, vraisemblablement plus d'un millénaire et demi. Cette nouvelle ère ne sera ni mythologique, ni idéaliste.
Il faut donc en finir avec l'idéalisme ….
Le monde de la Vie où l'homme patauge n'est pas vraiment parfait. Loin de là. A preuve : la mort, la souffrance, la douleur sévissent partout - c'était le premier grand constat de Siddhârta Gautama Sâkyamuni, le bouddha historique. A preuve, plus prosaïquement : plein d'obstacles se dressent toujours sur le chemin de la réalisation des projets des hommes et de la satisfaction de leurs caprices. Décidément, le monde est mal fait.
C'est dans ce constat que s'enracinent tous les idéalismes. Car, de deux choses l'une …
Ou bien, le Réel - le monde de la Vie - est tel qu'il est et tel qu'il va … et c'est à l'homme d'y trouver sa juste place en acceptant, en assumant et en comprenant la réalité du Réel dont il émane et auquel il participe pleinement …
Ou bien, il existe un autre monde que le monde de la Vie qui, lui, serait le monde de la Perfection c'est-à-dire le monde de l'Idéal que le monde de la Vie n'est pas.
Ainsi naissent tous les idéalismes : dans l'invention d'un monde de la Perfection qui n'est pas le monde de la Vie, mais auquel les hommes peuvent aspirer, en lequel les hommes peuvent espérer.
On le comprend, l'idéalisme, quel qu'il soit, est toujours dualiste, duel, binaire : d'un côté, la Vie, de l'autre, la Perfection.
On le comprend aussi, cette vision idéaliste n'a de sens que s'il existe une passerelle entre ces deux mondes opposés, celui de la Vie et celui de la Perfection. Sinon, la doctrine est aussi vaine qu'inutile. A quoi servirait l'hypothèse d'un monde de la Perfection si, quoique l'on puisse faire ou penser ou dire, il reste et restera éternellement inaccessible ? Une passerelle doit dès lors exister ! C'est dans ce "doit" que s'ancre la foi qui est au cœur de tous les idéalismes.
La foi en une Perfection extérieure mais accessible.
Mais quelle est donc cette Perfection ?
Celle des nombres et figures géométriques pour Pythagore. Celle des Idées gouvernées par le souverain Bien pour Platon. Celle de Dieu et de ses anges pour le christianisme. Celle du Bonheur pour les humanistes. Celle du Progrès pour les rationalistes. Celle de la Liberté pour les criticistes. Celle du Communisme pour les marxistes. Celle du Peuple pour les socialo-fascistes. Celle de la Race pour les nationaux-socialistes. Celle du Coran pour les salafistes.
Une constante réunit toutes ces variantes de l'idéalisme : le désir ardent et la foi aveugle en un "homme nouveau" qui sera(it) un homme idéal et en une "société nouvelle" qui sera(it) une société idéale.
Et tout cela au total mépris de l'homme réel, de chair et de sang, et dans le plus absolu déni de la nature humaine. Donc, inéluctablement, les idéalismes conduisent au totalitarisme et à la violence qui l'accompagne toujours.
Puisque le moule est parfait et que la pâte humaine ne l'est pas, il faut donc forcer l'homme à entrer dans le moule de l'idéologie ou de l'idolâtrie (ce qui est le même mot, tant par le sens que par l'étymologie).
Jusqu'aux Lumières, le monde de la Perfection (le monde de Dieu, autrement dit, selon la doctrine chrétienne) était un monde parallèle au monde de la Vie. Et la passerelle qui les rejoignait était à double sens : Dieu (le monde de la Perfection) était le créateur, le maître et la providence du monde de la Vie, et l'homme, depuis le monde de la Vie, pouvait accéder au monde de la Perfection par la prière, le sacrifice ou le salut après la mort.
Les Lumières ont dénoncé la superstition implicite contenue dans cette foi en un monde de la Perfection qui soit extérieur et parallèle au monde de la Vie. Ils inventèrent un autre monde de la Perfection qui serait un monde Idéal à venir. Il fallait annoncer et fabriquer un homme idéal à venir pour une société idéale à venir.
Ce basculement d'un monde de la Perfection parallèle vers un monde de la Perfection à venir est l'œuvre des "Lumières", inventeur d'une eschatologie non plus théologique, mais idéologique.
La passerelle, alors, entre le monde réel de la Vie et ce monde à venir de la Perfection, consistait en la Révolution, citoyenne et républicaine, rationnelle et progressiste, heureuse et belle.
Le mythe de la Révolution était né et allait ensanglanter tous les 19ème et 20ème siècles, au nom de la Liberté, ou de l'Egalité, ou du Prolétariat, ou du droit des Peuples, ou de tout ce que l'on voudra. Et toutes ces Révolutions ont évidemment échoué, et n'ont pu que remplacer une tyrannie par une tyrannie pire encore. La raison en est simple : le Réel ne rentre jamais dans le moule trop étroit de l'Idéal et force est, alors, de recourir à la violence, sous toutes ses formes, des plus brutales aux plus sournoises, pour imposer une "perfection" bricolée, simplette et absurde à une réalité qui n'en veut pas.
Nous en sommes là. Certains regrettent, de nos jours, le "manque d'Idéal". Qu'ils se taisent donc. L'Idéal est le contraire de la Vie. L'Idéal est parfait, donc achevé, donc terminé, donc mort !
Il faut que vive la Vie. Ce sera la tâche prioritaire de ce 21ème siècle, en ce début de troisième millénaire, de renouer avec la Vie, dans toutes ses dimensions corporelles, émotionnelle, intellectuelle et spirituelle.
Il faut tuer tous les Idéaux. Il faut tuer toutes les idolâtries. Il faut tuer toutes les idéologies, qu'elles soient politiques ou religieuses. Il faut faire taire tous les idéologues, qu'ils soient théologiens ou politiciens.
Marc Halévy, mars 2017