Forces et faiblesses sociétales
Toute communauté humaine doit régler et harmoniser cinq problématiques : celle de son identité (histoire, culture, patrimoines), celle de sa vocation (téléologie, intention, volonté), celle de son territoire (ressources, paix, infrastructures), celle de ses modèles (règles, méthodes, croyances) et celle de son activité (transformations, productions, transmissions).
La fonction politique est habituellement liée à la gouvernance des territoires et la fonction économique à celle des activités. Depuis bien longtemps, ces deux fonctions engendrent des institutions et pouvoirs en lutte les uns contre les autres selon des schémas idéologiques variés (sur un spectre large allant de l'étatisme totalitaire au libéralisme libertaire).
Quant à la fonction noétique liée aux modèles, règles, méthodes, savoirs, croyances et codes, elle a souvent été éparpillée entre les institutions religieuses, juridiques, universitaires ou scientifiques en concurrence les unes avec les autres. Le plus souvent, aussi, les pouvoirs politiques ont cherché à mettre la main sur les institutions noétiques qui, selon les moyens dont elles disposaient, ont plus ou moins résisté au fil des siècles.
Les fonctions téléologique (vocation, finalité) et ontologique (culture, identité) - sans laquelle aucune institution politique, économique ou noétique ne peut prendre ni sens, ni valeur - sont d'autant plus absentes ou floues ou ignorées ou négligées, que la communauté concernée est de grande taille ; ce vide permet aux institutions opérationnelles de s'octroyer toutes sortes de pouvoirs d'autant plus factices et artificiels que les fonctions fondatrices (ontologique et téléologique) sont absentes.
De telles communautés, sans identité profonde ni vocation noble, sont condamnées à tourner en rond, et leurs institutions et pouvoirs, à s'auto-légitimer dans le vide, en faisant de leurs moyens (la démocratie, les savoirs, les codes juridiques, …) ou missions (la paix sociale et militaire, le bien commun, la richesse, …) des fins en soi.
Quelle que soit leur puissance apparente, ces communautés-là - proprement "déboussolées" - sont à la merci de communautés peut-être plus petites ou plus faibles, mais déterminées à affirmer, voire à imposer, leur identité tranchée ou leur vocation forte.
C'est, par exemple, ce qui se passe en Europe avec le salafisme djihadiste qui proclame un islam pur et dur comme identité et le djihad terroriste comme vocation. Les abrutis qui se convertissent ou se radicalisent, sont des esprits faibles en quête d'une identité et d'une vocation fortes qu'ils sont incapables de se construire par eux-mêmes, mais qui deviennent plus précieuses que leur propre vie minable et paumée.
Dans le même registre, la déliquescence irréversible des partis politiques traditionnels, à droite comme à gauche (socialisme, communisme, bourgeoisisme, conservatisme, …), vient du fait qu'ils parlent de "pouvoir" à une population qui demande du sens et des valeurs, une identité et une vocation collectives. Et voilà grande ouverte la porte pour l'arrivée de nouvelles mouvances axées soit sur l'identité et le passé (les populismes nationalistes - Le Pen ou Mélenchon en France … et Trump, Brexit, Poutine, Erdogan, …), soit sur la vocation et le futur (refonder la paix et la prospérité sociales - Macron et "En Marche", en France).
C'est encore la cause profonde de la perte de puissance de la construction européenne qui s'enlise dans des structures institutionnelles (pyramidales et procédurales) et des rapports de pouvoirs (entre la Commission et les Etats membres), alors que les Européens attendent un projet fédérateur commun qui puisse rassembler et galvaniser les énergies … contre des institutions nationales obsolètes. Ces délitements sont pain béni pour les puissances montantes comme la Chine, l'Inde ou la Russie qui, elles, n'ont aucun état d'âme face à nos faiblesses et n'ont pas l'ombre d'une hésitation quant à leur identité culturelle et à leur vocation continentale.
Marc Halévy
Le 29/03/2018