Le désir
Tant le Bouddha historique, Siddhârta Gautama Sakyamuni, que Paul de Tarse, et à leur suite Arthur Schopenhauer (1788-1860), tous ont condamné la Désir comme étant, sinon la voie du Mal, au moins la voie opposée à celle du Salut ou de la Libération.
Je pense que cette condamnation vient d'une confusion lexicale entre Désir et plaisir. La philosophie, depuis toujours, sait que le plaisir est un piège. Non qu'il faille le rejeter ou le refuser, mais bien qu'il faille se méfier d'en devenir esclave. Même les épicuriens grecs, disciples du très matérialiste Epicure, qui n'avaient rien de joyeux drilles rabelaisiens, gargantuesques et pantagruéliques, faisaient la différence notoire entre l'hédonisme qui est la recherche à tous crins du plaisir et l'eudémonisme qui est la quête du bonheur. Car bonheur et plaisir sont tout sauf des synonymes.
Le danger de la recherche du plaisir est qu'elle devient très vite effrénée. Un plaisir est éphémère. A peine est-il passé que déjà le désir (sans majuscule, ici) d'un nouveau plaisir plus fort point. Et c'est l'escalade. Toujours plus, toujours plus fort, toujours plus intense, toujours plus dense. Le plaisir appelle le plaisir suivant avec d'autant plus d'impatience et d'insistance que l'esclavage est profond.
Les épicuriens - comme les stoïciens - ne rejetaient le plaisir, mais ils conseillaient de ne jamais le rechercher. S'il se présente, qu'il soit bienvenu. Mais s'il ne se présente pas, qu'importe ; il y a mieux à faire.
Nietzsche, dans son Zarathoustra, refermait ce dossier en écrivant:
"Ô Zarathoustra, dirent-ils, est-ce ton bonheur que tu cherches des yeux ?
- Qu'importe le bonheur ! répondit-il, il y a bien longtemps que je n'aspire plus au bonheur, ce à quoi j'aspire, c'est à mon œuvre."
Et il faudrait encore rajouter, avec Spinoza, un distinguo essentiel reste à faire entre le bonheur (le bon heur où "heur", en ancien français, signifiait la "chance") qui se reçoit de l'extérieur et qui ne se contrôle pas, et la joie qui, elle, se construit puisqu'elle est un état d'Esprit, une posture volontaire, une attitude contrôlée.
Ce n'est donc pas le Désir en soi qui est suspect, mais le désir vulgaire, celui du plaisir pour le plaisir.
Le Désir, c'est tout autre chose. Le Désir, au sens métaphysique, est la source originelle et ultime de l'Intention. L'intention traduit le Désir en direction, en tension, en moteur de Vie.
Et l'on voit poindre une chaîne subtile : Désir, Intention, Volonté.
Le Désir induit l'Intention qui implique la Volonté.
Ainsi, sans rien profaner, serait-il judicieux de revoir le prologue de l'Evangile de Jean en y remplaçant le "Verbe" (Logos) par le "Désir":
"Au commencement était le Désir, et le Désir était en Dieu et le Désir était Dieu".
J'aime beaucoup cette idée d'un Dieu-Désir comme fondement ultime de toutes choses.
Le Désir primordial et absolu, fondateur de tout ce qui existe, est le Désir de s'accomplir le plus pleinement possible. C'est cela, et cela seul, qui est le moteur unique et radical (racinaire) de tous les mondes et de leurs contenus.
Aller au bout de soi-même, semble être le leitmotiv universel. Ce Désir ardent de se réaliser pleinement, d'actualiser tous ses potentiels, tous ses talents, tous ses possibles, est au cœur de la dynamique cosmique, pris comme une totalité, mais aussi en chacun de ses détails particuliers. Et c'est précisément les "conflits d'intérêt" entre ces Désirs globaux et locaux, qui oblige tout ce qui existe à devenir créatif afin de faire émerger d'improbables structures inédites (comme la molécule ou le cristal ou la cellule vivante) afin de résoudre ces antagonismes inévitables.
Mais il est milles voies du Désir …
Combien de discernement aigu et acéré faut-il pour apprendre à séparer le bon grain de l'ivraie, à séparer le Désir authentique et profond de tous ces désirs vulgaires qui ne sont que des caprices, des envies passagères (mais parfois féroces). Faire la distinction essentielle entre de Désir de devenir et les désirs de jouir.
On l'a dit, il ne s'agit pas de bouder son plaisir ; il s'agit de ne jamais le rechercher. Il est là : tant mieux. Il est absent : tant pis. Qu'importe tout cela qui n'est pas essentiel qui n'est pas l'essentiel.
Le Désir … Je voudrais … J'aimerais tant …
Comment savoir s'il s'agit de Désir authentique ou de passade, de mode, d'influences externes, de mimétisme, … ?
Comment reconnaître parmi les mille et un chemins qu'ouvrent l'existence, celui ou ceux qui correspondent à un accomplissement réel de soi ? Car là est la grande et unique énigme.
Et pourquoi est-elle si difficile à résoudre ? Tout simplement parce que chacun de nous n'est pas seul au monde, isolé, étanche à tout le reste. Chacun vit dans un milieu qui le forme, le forge, le contraint , l'utilise. Ainsi, par exemple, les adolescents qui sont des processus jeunes, pas encore assurer d'une identité solide et de fructueuses règles de vie, sont terriblement influençables par leur milieu. Les marchands du Temple l'ont parfaitement compris, dans les années 1960, lorsqu'ils ont bien vu que ces jeunes étaient, pour eux et leurs modes lucratives, des proies faciles : "Vous voulez vous prendre pour des hippies, on va vous créer des chemises à fleurs, des bandanas, des bagues, des bracelets et des colliers 'peace and love', et des produits capillaires idoines …"
Et depuis, il faut bien le reconnaître, il est beaucoup d'adultes qui sont encore et qui resteront toujours, de naïfs adolescents boutonneux (avec des boutons non sur la peau, mais sur les méninges) pour qui le ludique et le paraître resteront la physionomie de leur personne (de leur masque, donc) : des adulescents comme disent des sociologues.
Alors, ce Désir : est-il réel ou apparent ?
Est-il le mien ou celui de l'autre qui me manipule ?
Est-il un caprice ou une authentique vocation ?
Notre société de consommation a mis au point des tactiques diaboliques pour manipuler nos désirs vulgaires tellement plus faciles à satisfaire que notre profond Désir d'accomplissement.
Car c'est là un enjeu premier de la modernité et de l'hypermodernité : nous faire prendre des vessies pour des lanternes et, pour ce faire, jouer sur la paresse foncière de l'animal humain. Où est le plus facile : accepter de manger une grosse crème à la glace ou se plonger dans l'étude approfondie des arcanes de la physique quantique ? Il est évident que la crème à la glace ne participera en rien à l'accomplissement de soi. Mais l'étude de la mécanique quantique et de son formalisme ardu, peut-être pas non plus, si la vocation profonde est de venir marin au long cours.
Car tout le problème est là : quelle est ma vocation profonde et réelle ? Vocation … du verbe latin vocare (vocatum au supin) qui signifie : "appeler". La vocation est cet appel profond, intérieur qui guide l'existence. Ce sont nos passions récurrentes et nos joies avérées qui peuvent nous guider vers la découverte de notre vocation authentique. Mais cette quête et ce voyage intérieurs sont tout sauf faciles et évidents.
Il est tellement plus confortable de se laisser porter au fil de l'eau des autres, de se satisfaire des rôles et déguisements que nos milieux sont ravis de nous donner, de nous imposer. Il est difficile de devenir soi ; c'est un combat de tous les jours contre la paresse, la facilité, la conformité.
On en arriverait presque à tracer une frontière, au travers du genre humain, entre ceux qui affirment et poursuivent leur vocation personnelle authentique, et ceux du "commun" (c'est le sens étymologique de "vulgaire") qui se contente d'un déguisement confortable et collectif fait de reconnaissances superficielles et de conditionnements conformistes.
Application typique et si commune de la célèbre loi du moindre effort.
Au fond, la notion de Désir que nous examinons ici, nous renvoie à la notion d'effort : il y a ceux qui y consentent et qui savent que la joie de vivre est la signature de la difficile réalisation de soi et de la réponse à l'appel de la vocation ; et il y a ceux qui se soumettent, corps et âme, à la loi du moindre effort … Servitude volontaire.
Je l'ai dit : c'est un combat que de s'accomplir, non pas contre les autres et le monde, mais dans ce milieu complexe, riche mais difficile, constitué des autres et du monde.
Reconnaître sa propre vocation profonde est le grand défi de chacun. Le plus souvent, l'adolescence - la période de la vie où chacun se cherche soi-même - fournit de belles pistes, mal formulées, certes, mais souvent pertinentes à qui sait les décrypter. Mais tout bne se joue pas à l'adolescence : il n'est jamais trop tard. Et le temps passé n'est jamais perdu.
Ma vocation … Ma raison de vivre … Ma bonne raison de refuser le suicide …
Quelle est-elle ? On l'a dit : les passions et les joies sont de bons indices. Qu'est-ce qui vous fait vibrer systématiquement, récurremment ? Les désirs récurrents sont souvent de bonnes pistes vers la découverte du Désir profond, de la vocation authentique. Si, souvent, le même type d'expérience de vie vous procure une joie intense : vous êtes sur le bon chemin. Votre vocation personnelle est probablement au bout de ce chemin-là.
A ce stade, on pourrait croire qu'une hypothèse implicite guide toute cette réflexion, à savoir que tout le monde et chacun possède une vocation qu'il "suffirait" de découvrir pour se construire une "bonne vie".
Mais ce n'est pas un hypothèse ; c'est que évidence puisque tout ce qui existe, a au moins cette vocation fondamentale de s'accomplir le mieux possible. Au degré zéro de l'intelligence, cela se traduit au moins, universellement, par ce qu'il est convenu d'appeler "l'instinct de survie".
Cet instinct de survie est bien la vocation basale, partagée par tout ce qui vit et qui, sans trop savoir pourquoi, tend à se sauver la vie et à perpétuer la Vie. Au-delà de cet "instinct, en montant l'échelle des complexités, on voit cette vocation s'affiner et se raffiner jusqu'à prendre un tour évidemment personnel. La vocation alors, devient aussi intime que l'identité : Mémoire et Intention se sont retrouvées sur un mode particulier et individualisé au cœur d'un quidam et de son élan de vie.
Il faut d'ailleurs remarquer que ceux qui sont incapables de spécifier leur identité profonde (leur modalité propre de Mémoire) sont généralement tout aussi incapables de définir leur vocation profonde (leur modalité propre d'Intention). L'un en va pas sans l'autre.
Découvrir sa propre vocation demande de l'effort. C'est évident. Mais cela demande aussi du temps, de la persévérance contre le découragement qui, parfois, pointe son groin.
Accomplissement de soi : certes, mais quand ? A quelle échéance ? Tout de suite ? Un jour ? Plus tard ? Au bout du chemin ?
On le sait, chacun est un processus qui s'inscrit dans la durée. Il n'y a pas d'échéance. Il n'y a que l'ici-et-maintenant où il est vital d'accomplir tout l'accomplissable. Au bout du chemin, on verra bien. Répétons-le, l'accomplissement n'est ni un but, ni un objectif, ni une destination. L'accomplissement est une Intention perpétuelle qui est le moteur de chaque instant.
L'accomplissement n'est pas au bout du chemin ; l'accomplissement est le chemin … ou mieux, l'accomplissement !
Le temps ne compte pas. Il ne s'écoule pas ; il s'accumule. L'existence n'est pas une course contre la montre ; la montre n'indique que le faux temps, le temps conventionnel et mécanique qui n'est pas la durée. Il faut relire Bergson pour le bien comprendre.
Marc HALEVY, 7/2017