De l'utilité humaine
Il faut penser une philosophie de l'utilité en dépassant - et de loin - l'utilitarisme à l'anglo-saxonne, qui n'en est que la version vulgaire et démagogue (le "bonheur du plus grand nombre" - cfr. la philosophie politique et l'éthique sociale de Jeremy Bentham inspirées de David Hume).
Ralph Waldo Emerson, dans "La Nature", écrivait : "(…) une chose n'est bonne qu'autant qu'elle sert (…)". Ce qui ne sert à rien ne peut être ni bon, ni mauvais …
C'est une première approche de l'utilité : servir à quelque chose.
Et le pas suivant sera : servir quelque chose, être au service d'un projet !
En ce sens, la qualité d'un homme se mesure à deux aunes conjointes :
- la qualité du projet au service duquel il se met ;
- la qualité de sa contribution à ce projet.
Deux problématiques s'ouvrent : celle de choisir un beau et bon projet de vie, et celle d'y contribuer pleinement et efficiemment.
Mais que peut-on servir ? Il existe, naturellement toute une échelle de noblesse qui permet de départager les projets imaginables ; cette échelle va de l'égocentrisme le plus primaire (être au service exclusif de soi-même, ici et maintenant) à l'abnégation la plus mystique (être au service exclusif de Dieu, jusqu'au sacrifice de tout le reste).
Entre ces deux extrêmes, aussi vains l'un que l'autre à mes yeux (le "moi" est insignifiant et ne vaut aucune peine, et le Dieu personnel des monothéismes n'est qu'une fiction symbolique), les hommes se sont inventés bien des projets de vie auxquels ils se sont plus ou moins dédiés, avec des contributions très variables au fil de la vie : une famille, un patrimoine, une communauté civile ou religieuse, une association sociale, une entreprise économique, un métier, un syndicat, un parti politique, une idéologie, une religion, une institution, … voire "la paix dans le monde", "la lutte contre la faim ou la misère" ou "le bien de l'humanité".
Mais tout cela n'est qu'humain, beaucoup trop humain. Tout cela est anthropocentré : l'homme ou l'humanité ne servent à rien s'ils ne servent qu'à eux-mêmes. L'humanisme est l'apologie d'un égocentrisme collectif.
Il faut donc dépasser l'humain et servir la raison d'exister d'une humanité. Ce n'est donc pas dans l'homme qu'il faut chercher la réponse, mais hors de lui, à sa source même. Qu'est-ce qui justifie l'existence même de l'humanité ? Dès lors que l'on tiendra la réponse à cette question, on tiendra du même coup la formule de la raison de vivre des hommes.
L'humanité participe pleinement de la Vie sur Terre et, plus généralement, de la Vie cosmique. Comme toutes les espèces vivantes, la première raison de vivre des humains est la perpétuation de la Vie elle-même ; et non seulement sa perpétuation, mais aussi son accomplissement en plénitude. Et là, déjà, l'histoire humaine coince car l'humanité n'a vu dans la Vie autour d'elle qu'un réservoir en libre accès que l'on pouvait piller sans vergogne. C'est ce qui a été fait, avec une dramatique accélération ces deux derniers siècles. Au point qu'aujourd'hui, la Vie est en danger : l'extinction des espèces vivantes est catastrophique et les pollutions diverses (des terres, des eaux, des airs) rendent la biosphère globalement de plus en plus inviable. L'humain n'est ni le possesseur, ni le maître de la Nature ; il n'en est qu'une partie pleinement intégrante et doit y reprendre modestement, humblement sa petite place … et la servir et non s'en servir.
Mais l'humanité n'est pas qu'une espèce vivante ; elle est aussi une espèce pensante. Elle peut et doit être ce pont frêle et branlant qui permet de passer de la Vie à l'Esprit (comme l'algue bleue fut, sans doute, le pont improbable entre la Matière et la Vie). La logique cosmique - ou le Logos divin ou YHWH ou le Grand Architecte de l'Univers, peu importe le nom qu'on lui donne - est telle que le Réel évolue et que cette évolution conjoint trois moteurs : l'expansion, la complexification et l'unification. Devenir plus grand et profond, devenir plus complexe et subtil, devenir plus cohérent et unitaire. Le passage de la Vie à l'Esprit participe de ce deuxième moteur, celui de l'émergence du complexe et du subtil.
Qu'il le veuille ou non, au-delà de sa contribution à l'accomplissement de la Vie, la mission première de l'humain est de contribuer pleinement à l'avènement de l'Esprit, c'est-à-dire à la création d'une véritable noosphère (à surtout ne pas confondre avec les débiles "réseaux sociaux"), au développement des facultés de penser s'appuyant sur la mémoire, la sensibilité, la volonté, l'intelligence et la conscience.
Et là encore, l'échec est flagrant de deux points de vue :
- le pourcentage des humains ayant vraiment contribué au développement de l'Esprit sur Terre, a toujours été infime (il y a infiniment plus de crapules cupides et de crétins ignares, que de savants ou de philosophes) ;
- ce pourcentage est en train de s'effondrer partout où la culture est née (essentiellement l'Europe, la Chine et l'Inde) : la pensée humaine y a été terriblement restreinte à l'utilitaire domestique et n'est plus guère utile à l'Esprit.
Aujourd'hui, le bilan humain est très lourdement déficitaire. L'humanité a saigné la Vie à mort, et ne s'occupe guère de l'Esprit, l'ayant dévoyé au service de ses propres caprices puérils.
Aux yeux du Logos, l'humanité est un terrible échec.
Il faut alors prendre très au sérieux cet avertissement sévère véhiculé par la Tradition (Gén.:6;5-7) :
Et YHWH verra combien grand [est] le mal de l'humain sur Terre et tout le travail des pensées de son cœur [est] seulement mauvais tout le jour.
Et YHWH regrettera comme il avait fait l'homme sur Terre et il s'affligera en son cœur.
Et YHWH dira : "J'effacerai l'humain que j'avais engendré de dessus les faces de l'humus ; de l'humain jusqu'au bétail jusqu'au rampant et jusqu'à l'oiseau du ciel, combien j'ai regretté comme je les ai fait".
Marc HALEVY, 5/1/2019