Méditation sur la Beauté
Les périodes de plus grande éthique sont aussi celles de plus grande esthétique.
Les cent années qui viennent de s'écouler, se sont évertuées à détruire toute éthique et, par conséquent, toute esthétique. Le vingtième siècle fut, à la fois, nihiliste et horriblement laid !
Notre époque actuelle commence à comprendre que ce nihilisme et cet inesthétisme sont des maladies graves, des cancers immondes, des aliénations profondes.
Quoi de plus abject que les villes modernes avec leurs tours, leurs banlieues, leurs bruits, leurs routes, gares et métros surchargés, etc … ? Quoi d'étonnant à ce que ces villes engendrent de la haine et de la violence, de la folie et de la débauche ?
En matière de culture, la modernité a adulé le "génie" de l'auteur au détriment de la "puissance" de l'œuvre. Philosophies du sujet obligent …
C'est l'auteur, bien plus que l'œuvre, qui est le "produit".
La qualité de l'œuvre, elle, ne se mesure plus qu'en termes de "succès" soit auprès du grand nombre, soit auprès d'une "élite" snobinarde qui s'est autoproclamée "arbitre du bon goût".
L'essentiel n'est plus de produire une œuvre ; l'essentiel est de se faire un "nom".
Dans le vocabulaire de la philosophie moderne, art est devenu synonyme de création et artiste est devenu synonyme de créateur, donc de générateur de nouveauté, d'originalité.
Ce n'est pourtant pas le sens du mot latin ars qui renvoie au grec technê.
Si l'on veut être cohérent avec ces étymologies, il faut postuler que l'art est l'ensemble de toutes les techniques qui permettent d'engendrer ou de faire émerger quelque chose de neuf, d'original.
L'art est technique d'engendrement.
L'art (latin) et la technique (grec) sont ainsi synonymes et ne s'appliquent pas seulement à l'engendrement du neuf et de l'original. On peut alors parler d'art de vivre, d'art d'apprendre, d'art d'aimer (comme Ovide) qui ne font pas nécessairement appel à de la création, à du neuf ou de l'original.
En revanche, cette idée de l'art pointe vers l'idée de virtuosité : l'artiste est le virtuose qui maîtrise parfaitement son art, c'est-à-dire sa technique.
Ainsi se réconcilient, comme avant la Renaissance, les notions d'artiste et d'artisan.
Les "beaux arts" ou les "arts plastiques" ne sont plus alors que des techniques parmi beaucoup d'autres qui, comme toutes, appellent à une maîtrise et à une virtuosité du meilleur niveau (ce qui n'est plus du tout le cas avec les "arts contemporains" qui, au contraire, rejettent la technicité et la virtuosité au profit du hasard, de la spontanéité, de l'immédiateté, etc …).
La mort de la modernité remet en selle cette acception ancienne de l'art comme virtuosité technique, puisque commence un ère néo-artisanale appelant le développement de toutes les virtuosités et excellences au sens compagnonnique de ces termes.
La modernité, en toute cohérence avec elle-même, avait réduit la notion d'art au seuls "beaux arts", aux activités de l'artificiel et de l'inutile, de l'esthétique "libérée" de toute considération utilitaire. Ce qui est utile (artisanal) est "vulgaire", ce qui est inutile (artistique) est "noble".
Il est très symptomatique de l'idéalisme moderne, de ne considérer comme artiste que quelqu'un vivant au-dessus des contingences du monde réel, évoluant dans les hautes sphères éthérées de la "création pure".
Cette haine du Réel est, sans doute, le signe le plus distinctif de la modernité.
Ce qui est admirable, ce n'est pas l'objet ou le trajet, c'est la virtuosité qui est inscrite dans cet objet ou ce trajet.
Telle est la signification que je donne au mot "esthétique".
L'esthétique, c'est cette sensibilité (aïsthêsis, en grec) à la virtuosité qu'elle soit celle d'un homme ou celle de la Nature, celle d'une main ou celle de l'Esprit.
Mes deux regards.
Pour cheminer dans les monde de la pensée et de l'esprit, j'ai reçu deux jambes : la philosophie et la physique. Toutes deux portent leur regard sur la Beauté, respectivement, sur celle des idées des hommes et sur celle de l'univers des dieux.
Ces deux regards sur le Beauté tendent à totalement dissocier celle-ci de l'Art ou des arts qui, on l'a vu, ne sont que des expressions de la virtuosité technicienne des hommes … ou de leurs délires insignifiants.
Pour le dire autrement, même avant que l'Art ne divorce d'avec la Beauté, il se piquait de créer de la Beauté face au Réel qui était vu, au mieux comme inintéressant, au pire comme laid.
Le philosophe et le physicien, tous deux, renversent ce dénigrement et font de la Beauté l'expression de ce Réel qui fonde tout ce qui existe. Le philosophe s'intéresse à la Beauté conceptuelle du Réel alors que le physicien, lui, se passionne pour la Beauté cosmique de l'univers qui le manifeste.
Au fond, ces deux regards, celui du philosophe et celui du physicien, visent le même Réel, mais selon deux chemins opposés, le premier vers l'intériorité du concept et le second vers l'extériorité du phénomène. Le premier pense, le second contemple. Le premier réfléchit (comme un miroir), le second modélise (comme un maquettiste). Le premier regarde en dedans, le second regarde au dehors.
Et la magie opère dès lors que ces deux regards finissent par se rejoindre en ce point exact où commence la mystique.
Alors, intériorité et extériorité se fondent l'une dans l'autre et il ne reste que l'unité absolue du Réel-Un, du Tout-Un où s'abolissent toutes les parties, tous les regards, tous les chemins.
Là, il n'y a plus rien à dire ; il ne reste que l'extase.
Point de vue du philosophe : la Beauté conceptuelle.
Commençons par un petit détour dans l'histoire culturelle européenne et récente …
Le classicisme français - en suite du rationalisme du 17ème siècle - avait identifié le Beau et le Vrai : le Beau n'est beau que parce qu'il exprime le Vrai de la raison ou de la morale, bref parce qu'il exprime la Géométrie, celle de la pensée ou celle des mœurs.
A l'inverse, au 18ème siècle, le sentimentalisme identifia le Beau à la délicatesse de l'émotion : c'est Pascal et le cœur face à Descartes et la raison, c'est l'Italie renaissante face à la Grèce antique.
Un peu plus tard, l'empirisme, avec David Hume, réduit le Beau à ce qui plaît aux sens ; il n'y a plus là ni vérité de raison, ni délicatesse de sentiment ; il y a consensualité des corps sains.
L'esthétique baroque (Portugal, Espagne, Italie, puis Allemagne), loin du classicisme rationnel français, identifia le Beau à l'excessif, à l'asymétrique, à l'imparfait, à l'irrégulier, au sophistiqué et rejeta la simplicité (donc l'élégance), la trouvant trop nue, trop sèche, trop lisse.
Le romantisme, enfin, tente la synthèse entre l'intelligible (la beauté pour l'intelligence) et le sensible (la Beauté pour la sensibilité). Ce faisant, il ouvre trois chemins nouveaux : celui de la mémoire initiale (la Nature dans sa profondeur), celui de la conscience présente (la Vie dans son activité) et celui de la volonté finale (le Divin dans sa splendeur). Nous y reviendrons.
La branche de la philosophie qui traite de la Beauté s'appelle l'Esthétique (du grec Aïsthêsis : "sensibilité").
Comme déjà constaté lors de notre petit détour historique, deux approches s'opposent depuis bien longtemps :
- Une approche subjectivée basée sur le ressenti, sur l'émotion, sur le saut de conscience que l'œuvre induit ... bref : sur l'effet produit.
- Une approche objectivée basée sur l'établissement et le respect de "canons" de beauté, de critères statistiques ou conventionnels censés déterminer l'esthétique (le canon de Praxitèle, l'homme de Vitruve, etc ...) … bref : sur la norme acceptée.
On comprend assez vite que, loin de s'opposer, ces deux approches se confondent dès lors que l'on entend que la norme n'est que le produit de l'effet, que ce qui devient la norme, n'est que le condensat de ce qui a produit beaucoup d'effet sur ceux qui font la norme (le grand nombre pour "l'art populaire", ou une caste précise pour "l'art savant").
Comme l'avaient très bien vu la philosophie romantique, l'esthétique ne peut se réduire à l'effet produit sur les hommes (la masse populaire ou le petit nombre), que cela se traduise en normes ou pas.
L'esthétique, alors, stagnerait au niveau de "l'humain, trop humain", dans le marigot des relativismes et subjectivismes.
Il faut, donc, l'élever et le hisser au-delà de l'humain, vers le surhumain.
Edmund Burke, l'antimoderne proclamé, avait parlé, en ce sens, d'une esthétique du Sublime comme dépassement du "seulement" Beau ...
Trop souvent, dans la vie des hommes, le Beau se confond avec le joli, avec ce qui plaît, avec ce qui est agréable, avec ce qui décore bellement, avec ce qui divertit convenablement, avec ce qui procure du plaisir, ...
Pour le Romantisme, la Beauté authentique, réelle, vraie est inhumaine ; elle n'est ni objective, ni subjective : elle dépasse l'homme infiniment.
Ce beau mot de "Sublime" relève d'une étymologie latine curieuse, à savoir : sub (sous, en-dessous de, au-dessous de , ...) et limus (qui monte en oblique, sur un plan incliné, ...). Il y aurait, dans ce mot, l'idée d'une ascension progressive, d'une montée vers un plus haut, toujours hors d'atteinte. Mais alors pourquoi le préfixe sub qui place celui qui monte "sous" cette même montée ? Peut-être, pour lever le paradoxe, faut-il se souvenir de l'adjectif proche : "subliminal", qui a une étymologie proche : ce qui est subliminal (sub limine) est "sous le seuil" de la conscience.
Alors le "Sublime" prend tout son sens : il induit une vertigineuse montée vers le très-Haut (qui peut-être du Divin sans quelque Dieu personnel que ce soit) mais subconsciente donc dont le champ d'action est extérieur au "je" cartésien qui est puisqu'il pense.
Ici, l'esthétique ne se pense pas ; elle se vit, mystérieusement. Elle hisse, elle élève, elle grandit l'homme au-delà de lui-même, comme dans une ascension mystique, comme dans une extase involontaire. Ce qui est sublimement Beau, n'est plus humain, n'est plus du ressort de l'humain ; le sublimement Beau est sur-humain !
Surhumain …
L'inhumaine Beauté de ce qui surpasse l'homme infiniment. Surhumain : inaccessible, inimaginable, au-delà de tout ce qui est dicible, ... mais qui est déjà totalement présent dans chaque ici-et-maintenant. Car il faut se méfier des méfaits d'une pensée idéaliste qui mettrait le Sublime et le Surhumain ailleurs que dans ce monde-ci. Il ne s'agit pas d'idéaliser la sublimité en la rejetant dans un arrière-monde improbable. Il s'agit, au contraire, en suivant Nietzsche dans sa quête du Surhumain (spécialement dans son : "Ainsi parla Zarathoustra"), de bien comprendre que le Surhumain n'est pas un "ailleurs de l'homme", mais bien le cœur même de la vocation humaine. Le Surhumain est certes le dépassement de l'humain, mais il est aussi, et peut-être surtout, la raison d'exister de l'homme ; l'homme a vocation de viser sa propre sublimation, en somme, afin de se mettre totalement au service de la Vie et de l'Esprit. Et l'on voit sans doute mieux le lien fort qui existe entre l'esthétique surhumaine de la Sublimité et la vocation humaine de la Sublimation de soi.
Pour le dire plus radicalement, au sens du Sublime, la Beauté est surhumaine ou elle n'est pas. Une Beauté qui ne serait pas tout au-delà de l'humain, ne serait qu'un effet du narcissisme le plus nombriliste : "Regardez, dit 'l'humain, trop humain ; regardez comme mes œuvres et moi sommes belles ; regardez come je suis beau ; et voyez comme la beauté, c'est moi !".
Quelle dérision ! Quel orgueil ! Quelle fatuité !
Divin …
Il n'y a, au fond, aucune différence entre "Surhumain" et "Divin". Ces deux mots sont quasi synonymes, mais en satisfaisant quelques conditions.
Le première consiste à ne jamais confondre le Dieu personnel des monothéisme avec le Divin tel qu'il est désigné ici et tel que le concevaient les Héraclite, les Lao-Tseu, les Zénon de Cittium, les Shankara, les Spinoza, les Einstein ou les Whitehead.
La deuxième est de bien voir que le Surhumain tend vers le Tout-Un holistique dont le Divin est l'expression théosophique.
La troisième exprime que le Surhumain part de la partie qu'est l'homme, alors que le Divin part du Tout-Un qui englobe l'homme.
La quatrième pointe l'idée que le Surhumain est la traduction laïcisée du Divin qui en est l'expression sacralisée : il y a dans le mot "Divin" quelque chose de théologique qui est absent du mot "Surhumain". Mais cela ne change rien si ce n'est la corde sensible particulière que l'on titille.
Placer la Beauté sublime ou sublimée au niveau du Divin implique que l'on comprenne bien la différence essentielle entre la lumière visible par les sens qui éclaire les choses du dehors, et la Lumière visible par l'âme qui illumine les choses du dedans. Le livre biblique de la Genèse fait expressément la différence entre la Lumière (invisible et spirituelle) du premier Jour de la Genèse, et la lumière (visible et matérielle) du quatrième Jour de la Genèse. Il y a la Lumière primordiale qui montre la Sublimité du Réel ; il y a les lumières des astres qui révèlent la joliesse des objets.
Les poètes, dans la même veine, parlaient parfois de la Musique des sphères ... et de la Musique du Silence ...
Mais revenons au Divin …
Est divin ce qui appartient à Dieu ou aux dieux, c'est-à-dire ce qui appartient à l'Esprit cosmique, à la force de Vie, à l'élan créateur qui fait tout émerger de lui ; ce qui appartient à ce qui dépasse tout ce qui existe mais dont tout ce qui existe procède ; ce qui appartient au Logos ordonnateur et organisateur de tout ce qui existe.
Cette idée du Logos cosmique ou divin est … sublime. Elle renvoie au prologue de l'Evangile de Jean : "Au principe (à la source) était un Logos et un Logos était auprès du Dieu et Dieu était un Logos". La Sublimité ou la Beauté sublimée révèlent à qui possède une âme entrouverte, le chemin vers le Divin. Elles appellent un autre florilège de notions : celle de sacralité, celle de sacralisation, celle de Sacré … Beauté sacrée, art sacré, sublimité sacrée … Beauté surhumaine qui appelle François Villon : "(…) Qui beauté eut trop plus qu'humaine / Mais où sont les neiges d'antan ? (…)".
Sacré …
Définissons : le Sacré est le chemin qui élève l'esprit jusqu'au Divin.
Si le "joli" appartient au monde des humains, la Beauté caractérise ce qui permet de sortir du monde humain et de s'élever vers le monde divin. La surhumaine Beauté, alors, devient ce tremplin où l'on prend élan vers le Sublime.
Ce n'est pas tant la notion de "Sacré" qui importe, que celle de Sacralisation. En effet, "sacraliser" (la Vie, le Monde, l'Idée, la Nature, l'Esprit, l'Amour, etc …) signifie arracher à la profanité c'est-à-dire à la banalité, à l'absence de valeur, à la simple utilité.
Toute profanisation est une profanation. Toute la modernité n'a été qu'une immense tentative de désacralisation générale qui a débouché sur le nihilisme du 20ème siècle. Car voilà bien toute l'essence du nihilisme : rein (nihil en latin) n'est sacré et, donc, tout est profane et peut être profané.
Ici encore, les étymologies nous aident : le "profane", c'est ce qui est pro fanum, donc "devant le temple" et non dedans. L'homme a ainsi un choix crucial à poser face au Réel dont il participe et qui l'englobe : soit il reste à l'extérieur, sur les parvis, dans la profanité, soit il entre dans le temple du Réel, dans la sacralité … et s'y sacralise, en l'élevant, par le Sacré, vers le Divin qu'il a en lui et qui lui donne sens et valeur.
La Beauté, alors, devient cheminement initiatique d'élévation de soi par le Sacré. L'existence devient alors liturgie pure ; chaque souffle devient prière ; chaque regard devient oraison ; tout, même le plus banal, même le plus anodin, devient sacrement et bénédiction.
Il ne s'agit aucunement de bigoterie ecclésiale ; il s'agit, bien plus simplement et bien plus profondément, de prendre conscience que la seule cathédrale qui compte, c'est le Tout du Réel et que les dieux ou les anges n'en sont que les forces vives au service de l'accomplissement du Sublime qu'il contient.
Faire jaillir la Beauté en passant du seulement "exister" au réellement "vivre". Vivre plus que ma vie ; vivre la Vie et y boire tout ce qu'elle contient de Beauté, de Sublimité et de Sacralité.
Point de vue du physicien : la Beauté cosmique
Il y a une dimension mystique dans la démarche d'un chercheur en physique fondamentale, en cosmologie. Cela paraîtra sans doute étrange à ceux qui n'ont gardé, de leurs cours de physique, que le pénible souvenir de formules mathématiques, souvent absconses, qu'il fallait, sans doute, apprendre par cœur pour les appliquer à des "problèmes" parfois aussi idéalisés que surréalistes.
Pourtant, selon Albert Einstein, la capacité d'émerveillement est la caractéristique première de l'esprit physicien. Un physicien doit d'abord avoir appris à voir l'Univers comme une "merveille", à s'extasier devant l'bel ordonnancement des choses, à contempler la simplicité (abstraite et conceptuelle) qui se cache derrière le foisonnement des phénomènes et la complexité des agencements.
Physique et métaphysique …
Disons-le tout cru : il n'y a pas de physique sans une métaphysique derrière elle. Tout modèle global visant à représenter la Réel, repose toujours sur des préalables métaphysiques … souvent occultés. Le Réel est-il nécessaire ou contingent, fini ou infini, Être ou Devenir, éternel ou pas, fruit du hasard ou d'une volonté, déterministe, probabiliste ou constructiviste, mécanique ou organique, assembliste ou émergentiste, mathématique ou poétique, etc …?
Galilée, Newton, Einstein, Bohr ou, mon maître, Ilya Prigogine, ont nécessairement fondé leur théorie physique sur une conception métaphysique.
Einstein parlait de voir le monde avec les yeux de Dieu et de comprendre la pensée de Dieu ; il voulait savoir si, en créant le monde, Dieu avait le choix ou non … (Et rappelons que, métaphysiquement, le Dieu d'Einstein était celui du Spinoza, c'est-à-dire un Divin immanent et impersonnel absolument étranger au Dieu personnel des traditions monothéistes).
Leibniz posait cette question : "Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?". Question que l'on peut prolonger : "Pourquoi se passe-t-il quelque chose plutôt que rien ?". Ou encore : "Existe-t-il autre chose que ce quelque chose qui existe ?" … "D'où vient ce qui existe ?" … "Ce qui existe est-il sa propre source ?" …"D'où viennent les lois qui gouvernent les phénomènes ? Pourquoi celles-ci et pas d'autres ? Résultent-elles d'un 'donné' initial ou d'un ajustement progressif ?" … Etc …
N'est-ce pas de la métaphysique que de dire :
"Le Désir (fondement de l'Esprit) engendre le Mouvement (fondement de la Vie) qui engendre la Matière (pour s'y encapsuler) qui engendre la Vie (pour s'y transmettre) qui engendre l'Esprit (pour s'y sublimer). La boucle se boucle. De l'Esprit à l'Esprit."
Et cette dernière question : "pourquoi l'univers est-il si plein de Beauté ?".
Physique et mathématique …
Les sociologues expliquent le désamour de la jeunesse actuelle pour les "sciences dures", par son dégoût pour les mathématiques. Quel dommage !
Les mathématiques sont le seul langage humain que tous les hommes apprennent et comprennent. Car elles ne sont qu'un langage, comme le français, l'hébreu, le grec, la musique, le dessin, l'iconique, le mindmap ou le COBOL.
Et elles possèdent une Beauté intrinsèque qui permet de parler, si bellement, de l'élégance d'une démonstration ou d'une théorie.
Ce langage est exigeant, certes ; il requiert une rigueur sans faille et ne tolère aucune négligence, aucune nonchalance, aucune distraction, aucun à-peu-près … toutes caractéristiques de l'actuelle jeunesse (d'où son désamour, sans doute). Son apprentissage est long et fastidieux, requiert des efforts permanents et une concentration sans faille : toute paresse y est interdite. Elle est une discipline, une ascèse, une école de l'esprit (la plus dure, sans doute).
Tout cela est vrai. Comme tout cela est vrai pour atteindre une réelle virtuosité artistique au piano, en poésie, en composition musicale ou en architecture.
La mathématique, comme l'esthétique, sont incompatibles avec la médiocrité ! Toutes deux visent à exprimer la sublimité du Réel.
Le langage mathématique apporte à une théorie physique une élégance à nulle autre pareille : n'est-il pas, par exemple, renversant que l'équation de Newton puisse, d'un même mouvement, donner une explication précise de la chute d'une pomme, de l'orbe de la Lune et de la chute des maladroits ? N'est-il pas sidérant que le mouvement des milliards d'étoile au sein d'une galaxie puisse être synthétisé en la seule équation gravitationnelle de la relativité générale ? N'est-il pas explosif que les 92 protons et les 143 ou 146 neutrons d'un noyau d'uranium soient contenus dans l'équation de Schrödinger complétée par la principe d'incertitude d'Heisenberg ?
N'y a-t-il pas, dans tous ces "miracles" d'élégance, une inextinguible Beauté sublime ?
Le ternaire fondateur de l'Univers fleurit au travers de trois beaux mots grecs :
1- Le Logos qui est la force "logicielle" qui induit une logique globale, des règles, des lois.
2- Le Kosmos qui est l'ordre architectural qui résulte du travail du Logos.
3- Le Télos qui est l'intention, la raison d'exister, le moteur qui anime le Logos au sein du Kosmos.
La passion physicienne s'extasie devant ce ternaire primordial, quelles qu'en aient été les formulations au fil des âge.
Quoi (le Kosmos) ? Comment (le Logos) ? Pour-quoi (le Télos) ?
"Ce qui est incompréhensible, c'est que l'univers soit compréhensible", disait Albert Einstein.
Et l'univers est compréhensible parce qu'il est … cohérent !
Cohérence …
Quelle différence cruciale y a-t-il entre un TAS et un TOUT ? Le Tout est cohérent alors que le Tas ne l'est pas. Cette notion centrale de cohérence induit les notions d'architecture, de structure, d'organisation, de cohésion, d'intégrité, de compacité, d'autonomie, etc ...
Elle se fonde ou fonde (comme on voudra) un essentiel principe d'Unité à l'œuvre dans et entre tout ce qui existe.
Et, à ce principe d'Unité, répond une Unité principielle. Le Tout du Réel est Un? Et parce qu'il est Un, il est cohérent donc fondé sur une logique (sur un Logos ordonnateur).
Tout est dans tout, et réciproquement. Tout est cause et effet de tout.
Cette idée s'appelle le Principe holistique. Le mot "holisme" dérive du grec Ôlon qui signifie "entité, entièreté, intégrité". Ce mot "holisme" a été forgé en 1926 par le biologiste sud-africain Jan Christiaan Smuts (1870-1950). Il pose que le Réel est un Tout organisé, organique, vivant et évolutif. L'hylozoïsme des anciens stoïciens ou des taoïstes ne disait pas autre chose, il y a bien plus de deux mille ans. La physique des processus complexes redécouvre, aujourd'hui, cette idée cruciale et doit, en conséquence, dépasser toutes les anciennes vision de l'univers qui étaient mécanistes et assemblistes.
L'univers physique se construit, comme un Temple magnifique, pas à pas, sans plan préconçu, mais selon des règles soumises à une intention créatrice. Comme une œuvre d'art.
L'univers n'est pas un assemblage mécanique de briques élémentaires (des particules, des atomes, …) interagissant entre elles par des forces élémentaires (il y en a quatre) soumis à des lois élémentaires (celle de la gravitation, de l'électromagnétisme, etc …).
Car la question ultime demeure : d'où viendraient ces briques, forces et lois ? De quel processus antérieur, sous-jacent et mystérieux seraient-elles les résultats ?
L'Esprit précède la Vie qui précède la Matière … qui engendre la Vie … qui engendre l'Esprit. De l'Esprit-source à l'Esprit-accomplissement. Du germe au germe en passant par l'arbre, la fleur, le fruit et le noyau …
L'univers est un arbre qui pousse et nous, les hommes, sommes chargé du passage de la fleur vivante au fruit pensant (comme l'algue bleue fut chargée, il y a quelques milliards d'années, du passage du bourgeon matériel à la fleur vivante) ; nous sommes chargés du passage de l'animalité à la surhumanité ; nous participons à la transformation d'un Tas en un Tout.
Et tout cela n'est possible que parce que le Réel se fonde sur un logique compréhensible : c'est là le postulat fondamental de toute la physique. L'univers (donc le Réel qu'il manifeste) est cohérent. Et cette cohérence est le fondement ultime de sa Beauté.
Sans cette cohérence, ni physique cosmologique, ni Beauté cosmique. La physique est le révélateur de la Beauté du Réel.
Résilience …
Qu'est la résilience sinon la résistance aux sollicitations extérieures, sinon une force intérieure capable de préserver une certaine identité, sinon la tendance au maintien d'une autonomie et d'une intégrité propres, sinon l'affirmation d'une supériorité du principe d'individuation sur le principe d'intégration, ... ?
Dans le Réel, il existe une force de résilience cachée, mais énorme : la mémoire ! Cette mémoire cosmique qui soutient la cohérence du Tout comme le bois mort de l'arbre soutient la vie du cambium d'où sourdent tous les bourgeons de vie.
Oui, l'univers possède une mémoire … sinon comment perpétuerait-il les architectures et les lois de la physique, à tous les niveaux de sa complexité ? Sans mémoire, comment se souviendrait-il de l'intention d'accomplissement qui anime (c'est elle l'âme cosmique) tout ce qui existe et que l'on a appelé l'entéléchie (Aristote), le conatus (Spinoza) la volonté de puissance (Nietzsche) ou l'élan vital (Bergson).
Le Réel s'accomplit dans la durée au fil d'une évolution cosmique structurée, organisée autant que créative et inventive. Le Réel se construit. Comme un Temple, comme un arbre, comme une histoire, come une civilisation : par accumulation. Car le temps ne passe pas ; il s'accumule, couche instantanée par couche instantanée. La vie, l'activité, la conscience, le mouvement, l'émergence appartiennent à la dernière couche du présent qui, comme le cambium qui entoure le bois accumulé dans saisons précédentes, entoure la mémoire cosmique d'une fine couche éphémère de construction universelle.
Comment la Beauté d'un Temple pourrait-elle se révéler si, d'instant en instant, tel la tapisserie de Pénélope, ce qui a déjà été construit, disparaissait ? Tout, dans le Réel, procède par accumulation mémorielle. Sans elle, point de Beauté possible, point de résilience possible, tout serait liquéfié en permanence. Il ne peut y avoir de Beauté sans Mémoire, sans résilience donc.
Toute œuvre, même si elle est éphémère et dynamique, nécessite un support pour durer, ne serait-ce qu'un peu. Une œuvre qui ne dure pas, n'existe pas. Même la plus "liquide" des techniques de création (la musique, par exemple), tout évanescente dans son exécution, appelle un support mémoriel (une partition, par exemple).
L'univers du physicien est une telle œuvre évanescente où tout se crée et se recrée à chaque instant. Tout y est dynamique. Tout y est incessante activité. Et pourtant, l'univers demeure stable et cohérent, parce qu'il est résilient c'est-à-dire mémoriel, parce qu'il évolue non par mouvement, mais par accumulation.
C'est cette accumulation même qui en révèle la Beauté !.
Efficience …
Tout ce qui existe, a une bonne raison d'exister : ainsi s'énonce le principe de raison suffisante de Leibniz. Puisque tout e qui existe a une bonne raison d'exister, la réalisation de cette "bonne raison" est le moteur de toute évolution, de toute transformations ; donc tout ce qui existe, évolue poussé par une "mission" ou une "intention" qui est de réaliser cette "bonne raison d'exister". J'écris bien "mission" ou "intention", et non pas ni "but", ni "finalité".
Il s'agit de bien plus que d'une simple nuance. Il s'agit d'affirmer un intentionnalisme (pour lequel tout est à inventer), tout en refusant tout finalisme (pour lequel tout serait déjà écrit).
Dans la création de toute œuvre, il y a un intention créatrice et des règles techniques ; mais l'œuvre ne saurait être avant que d'exister (l'existence précède l'essence). Le créateur, au fil de sa création, sans nécessairement changer ni d'inspiration, ni d'intention, sans déroger à ses règles techniques, va, tout au long du processus créatif, s'autoriser des chemins de traverse, des improvisation, des coups de génie …
L'œuvre à venir, n'est pas écrite … seulement inspirée.
Ainsi, puisque tout ce qui existe a une œuvre à accomplir (l'accomplissement de sa "bonne raison d'exister"), tout ce qui existe et évolue et se transforme est soumis à une règle de bon sens : le principe d'optimalité. Selon ce principe simple, tout ce qui évolue tend à évoluer optimalement c'est-à-dire à réaliser AU MIEUX son intention, sa mission, sa "bonne raison d'exister" en fonction des potentialités intérieures qu'il possède, et des opportunités extérieures qu'il rencontre.
C'est le fondement du principe d'efficience. J'ai bien écrit "efficience" qui est tat qualitative que quantitative, et non pas "efficacité" qui n'est que quantitative ...
Ce principe d'efficience, vise, en tout le "au mieux" c'est-à-dire, encore, la meilleure virtuosité possible.
L'efficience n'est pas, comme le pense le langage courant, que technique (ce qu'est, en revanche, l'efficacité). On peut, sans crainte, parler d'une efficience esthétique, par exemple, c'est-à-dire de rendre "au mieux" tel effet, tel accent, telle tournure, tel clin d'œil.
Car ce qui est efficient, est "beau" : ce qui est efficient est parfaitement aligné sur soi-même, en pleine possession de ses moyens et en pleine conscience de sa raison d'être : ce qui est ainsi aligné sur soi, ce qui est ainsi efficient dans son propre accomplissement, fait, à la fois, sens et valeur. Il possède, à la fois, sens et valeur, son sens et sa valeur.
L'efficience, ainsi, devient chemin et garant de Beauté. Et ainsi va l'univers du physicien qui "voit" dans les agencements complexes et riches du Tout cosmique, une efficience à l'œuvre, une économie esthétique (et donc une éthique cosmique car ce qui est beau est bien et ce qui est bien est beau). Portée par ces notions d'efficience et d'économie, la Beauté prend un tour qu'a su lui donner l'esthétique zen, ce dépouillement, ce minimalisme (pour le coup très économe) qui exalte la pureté de l'acte parfaitement réussi, ajusté, pertinent.
L'économie cosmique qui met en œuvre toutes ces forces et ces énergies, ces transformations et ces évolutions, s'appuie sur des idées de simplicité et de pureté qui sont au cœur même de l'esthétique nippone. Cette esthétique est aussi celle de l'élégance théorique ou mathématique. Elle exprime le principe du rasoir d'Occam : la meilleure théorie st la plus simple (j'ai écrit "simple" et non pas "facile" - on le verra plus loin). Il y a d'ailleurs continuité épistémologique entre Guillaume d'Occam, Galilée et Leibniz : nihil est sine ratione, "rien n'est sans raison". Tout ce qui existe a une bonne raison d'exister. Cette pétition de principe exprime simplement que le Réel est parfaitement cohérent (ce qui ne signifie pas "univoque" puisque les chemins de cette cohérence sont parfois multiples) et implique un principe d'efficience et d'économie qui instille une esthétique de la pureté et du minimalisme.
Harmonie …
Bien sûr, la notion d'harmonie est d'abord musicale. Elle connote la notion de fonctionnement symphonique, syntonique, sympathique. Elle évoque aussi, pour le physicien, le concept de résonance systémique. Et l'idée de résonance renvoie à celle de dissonance, donc de désordre, de cacophonie, de tumulte inaudible.
Musicalement, mais aussi physiquement, la cacophonie se pose comme désordre quelque part entre silence (l'ordre entropique parfait) et la symphonie (l'ordre néguentropique parfait), entre uniformité, donc, et complexité, entre le vide et le construit. Elle évoque le tas informe, posé n'importe où et n'importe comment, en vrac, quelque part entre le rien et le Tout.
Imaginons un terrain plat et nu. Imaginons que l'on y livre, en vrac et en tas, tous les matériaux nécessaires pour y construire une maison. Quelle est la différence entre ce tas de matériaux et le tout organisé et construit que sera la maison habitable ? L'organisation. Et mieux : l'harmonie (la cohérence, la résilience, l'efficience) qui transcendera le tas des matériaux pour en faire un tout habitable, économiquement et adéquatement habitable.
Les physiciens se sont cassé les dents pendant longtemps que cette notion d'ordre (qu'ils appellent néguentropie par négation de l'entropie c'est-à-dire de la mesure de l'uniformité, de l'homogénéité).
Et il existe différents types d'ordre, plus ou moins riches c'est-à-dire complexes. Il y a l'ordre chaotique (la musique dodécaphonique ou sérielle), il y a l'ordre mécanique (la musique baroque italienne ou allemande) et il y a l'ordre organique (la musique romantique ou impressionniste).
Dans l'univers, les systèmes qui y évoluent appartiennent à l'un de ces trois ordres fondamentaux : les volutes de la fumée d'un feu sont chaotiques, les cristaux sont mécaniques, les cellules vivantes sont organiques ; le vide intersidéral, lui, est purement entropique.
Quatre formes de Beauté émaillent le Réel : celle du vide, celle du diamant, celle du nuage et celle d'une enfant qui sourit.
Quatre familles de chemins vers l'accomplissement et la sublimité.
Une autre manière d'aborder l'harmonie cosmique passe par l'idée d'adéquation, de congruence et de complémentarité des activités des parties par rapport à la raison d'exister du Tout. Tout processus est un composant d'un processus plus vaste qui l'enveloppe (l'homme dans la biosphère ; la Terre dans le système solaire). Tout processus enveloppe une quantité de processus plus ténus qu'il englobe (mon corps englobe et unit ses quatre mille milliards de cellules). Ces intrications multiples imposent qu'une harmonie s'instaure afin de coordonner, d'optimiser, d'harmoniser tous ces processus contribuant et participant les uns aux autres.
Bien sûr, la métaphore musicale revient à l'esprit.
L'univers se construit et évolue comme se compose une symphonie : les mesures s'enchaînent selon une logique globale, toujours plus riches mais en cohérence - ou en rupture - avec les pages qui précèdent. La symphonie est un tout organique qui s'élabore par accumulation, avec des audaces, des dissonances, des fausses notes, des motifs qui émergent et entrent en interférences avec d'autres motifs pour ouvrir la porte à de nouvelles possibilités d'émergence.
En ce qui concerne la morphogenèse, disons que la partition déjà écrite "appelle" un ensemble de suites possibles tant dans la continuité thématique que dans la rupture de tonalité, de modulation, de rythme, de mouvement, de leitmotiv, etc … Plus les mélodies et harmonies du passé (déjà écrites) sont riches, plus est grand le nombre des "suites" possibles. Quoi qu'il en soit, la symphonie inachevée ne peut rester en l'état : elle "doit" s'accomplir d'une manière ou d'une autre. Elle "doit" continuer sur sa lancée, mais elle "peut" s'inventer, se renouveler, se décliner, se transformer selon de nombreux scénarii potentiellement possibles.
On comprend que cette métaphore appelle un changement de paradigme pour la physique théorique qui doit passer de l'analogie avec la "machine que l'on assemble mécaniquement" à l'analogie avec la "symphonie qui se compose organiquement".
Passage d'une cosmologie mécanique à une cosmologie symphonique.
Et ce passage implique un regard totalement neuf sur l'idée de Beauté !
Point de synthèse : la Beauté mystique.
La quête de Beauté, tant pour le philosophe que pour le physicien, prend la forme d'une montée vers la sublimité et la sacralité du Réel tant dans ses manifestations conceptuelles que cosmiques, intérieures qu'extérieures. On pourrait, sans doute, parler d'une esthétique initiatique, d'une quête de la Beauté mystique loin, des imaginaires mais, tout au contraire, dans la découverte des richesses immenses et insoupçonnées qui se cachent dans le Réel tel qu'il est et tel qu'il va.
Il est curieux, à ce propos, de relever que l'homme occidental, depuis les Grecs anciens - surtout depuis Pythagore, Socrate et Platon - préfère changer le monde selon ses caprices plutôt que de chercher à découvrir le monde réel en vue de l'accepter et l'assumer.
C'est une constante : lorsque le monde ne convient pas à l'homme, lorsqu'il y a désamour entre eux, il ne peut y avoir que deux grands scénarii : ou bien le monde doit changer pour s'adapter à l'homme, ou bien l'homme doit changer pour s'adapter au monde. Eternel combat entre orgueil et humilité. L'occident a choisi l'orgueil depuis longtemps. C'est en cela qu'est sa laideur. Il préfère s'inventer des mondes aussi idéaux qu'imaginaires, que de mettre en cause sa petite personne capricieuse. Et cela nous mène, aujourd'hui, à habiter un monde dévasté, pillé, saccagé. Ah ça, pour changer le monde, l'homme moderne ne s'est pas privé, ces deux derniers siècles surtout … Il a cru Descartes sur parole et s'est donc promu au rang de "maître et possesseur" de la Nature, sans chercher à y comprendre grand' chose. Mais depuis quand l'ignorance serait-elle un frein à l'orgueil ? Tout au contraire : moins on sait, plus on ose. N'est-ce pas le délicieux Michel Audiard qui faisait dire à l'un des "Tontons flingueurs" : "Les cons, ça ose tout, c'est d'ailleurs à ça qu'on les reconnaît" ?
On est là au radical opposé de la quête de la Beauté, de l'aspiration au Sublime, de l'ascension vers la sacralité de la Vie et de l'Esprit.
Quelles seraient les conditions de cette sacralisation du monde et de la sublimation du Réel ?
Simplicité …
Simple ? Minimal. Econome. Frugal. Non pas faire le plus, mais faire le mieux (complexité) avec le moins (simplicité). Refus obstiné de toute complication. Processus intégratif et non pas concaténation additive. Emergence (par le dedans, dans l'intériorité) et non pas assemblage (par le dehors, depuis l'extériorité).
Partout simplicité et complexité se tressent l'un à l'autre (cum plexus, en latin, signifie "tressé ensemble").
A l'inverse de la complication qui est uniquement quantitative (beaucoup d'éléments, beaucoup de paramètres, beaucoup de règles, beaucoup d'opérations, etc …), simplicité et complexité se rejoignent aussi dans leur forte composante qualitative. Elles donnent ensemble raison au vieux principe du rasoir d'Occam : ce qui est superflu est faux !
Complexité va avec simplicité comme complication va avec mécanicité : le réel n'est pas, n'est jamais mécanique.
Mécanique ? Additif par assemblage. Déterministe. Mathématisable ou comptabilisable. Linéarisable. Analytique et analysable. Réductible à ses éléments constitutifs, sans propriétés émergentes. Etc …
C'est parce qu'elle n'est jamais mécanique que la simplicité est toujours complexe.
Le secret du couple complexité/simplicité est dans la notion de propriété émergente (c'est le principe holistique qui observe que le tout est plus que la somme de ses parties).
De situations initiales simples et des processus simples, surgissent, par effets de saut, par paliers successifs, des propriétés émergentes de plus en plus complexes, c'est-à-dire intégratives, organiques, processuelles. L'image des poupées russes est ici pertinente.
Propriété émergente ? Propriété processuelle, c'est-à-dire globale et dynamique, non réductible aux acteurs qui y interviennent. Ces propriétés émergent des processus interactifs entre ces acteurs ; elles expriment des structures processuelles, des invariants dynamiques qui, quoique générant de l'espace-temps, ne se réduisent jamais ni à des structures spatiales (architecturales), ni à des structures temporelles (procédurales). Elles ne sont conditionnées par aucun critère de reproductibilité : elles émergent parce que leur émergence est la voie la plus simple, hic et nunc. Cette émergence n'est pas le fruit d'une optimisation de l'état du système (comme le serait le principe de moindre action - principe de Maupertuis ou d'Hamilton en mécanique classique - qui extrémise le bilan énergétique), mais bien de l'optimisation du processus actif dont le système est l'expression.
Faire le mieux avec le moins … Le bel exemple de l'art protohistorique. Les Vénus néolithiques, la lionne mésopotamienne de Guennol(é), les sculptures précolombiennes : enlever le moins de matière possible à une pierre convenablement choisie pour y inscrire la forme minimale que l'on souhaite représenter. C'est la forme intrinsèque de la pierre et la simplicité du processus de sculpture qui dictent la complexité/simplicité de la représentation.
Simplicité, encore …
La spiritualité, de son côté, s'appuie sur deux idées, l'une mystique, l'autre pratique.
L'idée pratique est d'une simplicité exemplaire : le chemin vers Dieu, source ultime de la Loi et de l'Ordre, est le chemin de la moindre tension (que les bouddhistes appellent "la voie du milieu"). C'est, au fond, la voie de la plus grande simplicité, une sorte de frugalisme et de minimalisme érigés en voie initiatique vers la libération et la délivrance (des tensions intérieures) pour une sérénité, une véracité et une authenticité inébranlables. Il faut, pour cela, pratiquer la voie du désencombrement maximal, dans toutes les dimensions de l'existence. Un être désencombré peut se libérer de toutes ces entraves que sont sa servitude volontaire à ses esclavages et à ses idolâtries. La liberté, alors, se définit, a posteriori, comme l'état des moindres tensions existentielles.
L'idée mystique, quant à elle, est celle de la Simplicité absolue. La Loi divine et cosmique de la moindre tension est la Loi de la Simplicité maximale. C'est grâce à cette Simplicité foncière, que la complexité et ses richesses inouïes ont pu émerger dans le monde. La source ultime et absolue de cette Simplicité (qui est, alors, à la fois, sainteté et sacralité) est Dieu (ou tout autre mot-symbole que l'on voudra utiliser pour l'Absolu : l'Un, le Tout-Un, le Réel, l'Eyn-Sof, le Tao, le Brahman, etc …).
De là vient une vraie mystique de la Simplicité : Dieu est Simplicité absolue. Et, derrière cette conviction, ce credo, commencent les réflexions de fond.
Primo : ne jamais confondre "simplicité" et "facilité" car, tout au contraire, il est extrêmement difficile de faire simple, d'agir simple, de penser simple, de vivre simple, de dire simple, etc … : la Simplicité est une véritable ascèse difficile, un véritable cheminement initiatique.
Secundo : comprendre que la complexité naît de la simplicité contre la complication. Le contraire de la simplicité n'est pas la complexité, mais bien la complication (se compliquer la vie est un des grands talents humains …). La complexité, en revanche, n'est que la simple déclinaison exponentielle de la Simplicité originelle dans le foisonnement des possibles.
Elégance …
Les mathématiques offrent une magnifique illustration de la différence essentielle entre simplicité et élémentarité.
Un polynôme est rudimentaire, facile, surtout s'il est du premier ou second degré : il est additif, donc linéaire et sans couplages ni boucles, mais il devient vite lourd, encombrant, inextricable, inutilisable (au-delà du troisième degré, il n'a plus de solution algébrique). Par exemple, un développement de fonction en série polynômiale de Taylor permet une linéarisation artificielle et "facilitante", mais qui n'est "facile" que limitée aux tout premiers termes de la série, c'est-à-dire en appauvrissant terriblement la réalité qu'elle représente.
Une exponentielle, par contre, est simple, malgré qu'elle soit complexe, non linéaire ; elle est sa propre dérivée et sa propre primitive (elle s'autogénère, donc). Il y a de l'élégance en elle.
La simplicité, par cette connexion avec la notion d'élégance[1], s'appuie sur une évaluation esthétique, et non plus sur un critère de facilité : ce qui est simple est élégant, mais souvent bien difficile.
Sous ses dehors de naturel et d'aisance, l'élégance est souvent sophistiquée, très complexe et très simple, tout à la fois.
Ne jamais confondre "simplicité" et "facilité" : ce sont presque des antonymes.
L'univers physique est un processus qui tend vers la simplicité la plus grande, mais souvent au détriment de toute facilité.
Autrement dit, il suit la voie de la plus grande élégance et non celle du moindre effort. Cette voie est aussi celle de la plus grande complexité et celle de la moindre complication.
Faire simple n'est jamais facile. Et l'accumulation des faciles aboutit à du compliqué, sans élégance, sans simplicité, sans complexité.
En guise de conclusion …
L'horreur absolue de la perfection …
… celle que l'on vise, celle que l'on espère, celle que l'on affirme.
La perfection est l'attribut de ce qui est accompli, achevé, terminé.
La perfection est l'attribut de la Mort !
Pour rester vivant, il faut bannir le mot "perfection" de son vocabulaire et le remplacer par le mot "sagesse".
La perfection est un "objet", un but ; l'objet ou le but d'une démarche, d'un processus. Mais aucun processus réel et significatif n'a d'objet, ni - d'ailleurs - de sujet. C'est la démarche elle-même qui est trajet ; et le trajet seul est réel. C'est dans son propre trajet même - dans son éthique, dans son esthétique - qu'il faut trouver, ici et maintenant, la source de sa propre joie de vivre.
Aucun cheminement n'a de destination, ni de but. Dès que l'on parle en termes de but à atteindre, d'objectif, de finalité, on se trompe toujours lourdement.
Les hommes, depuis toujours, ont construit leurs morales en distinguant les buts "nobles" qui fondent le Bien (perfection, justice, équité, …) et les buts "vils" qui fondent le Mal (richesse, pouvoir, gloriole). Mais, dans les deux cas, ils se leurrent absolument.
Ce n'est jamais ni dans la noblesse, ni dans la vilénie des buts poursuivis que se cache la sagesse de vie ; mais seulement dans la noblesse de l'intention qui, à chaque pas, ici et maintenant, guide le cheminement dans la vie réelle.
Au fond, cette intention de vie se réduit à quelques règles de cheminement, à quelques critères simples de choix de vie que l'on applique à chaque fois que le chemin demande une décision.
Le problème de la morale est peut-être d'atteindre une perfection humaine utopique, fantasmée ou mythique : devenir comme les dieux … Mais le problème de l'éthique n'est pas celui-là. Le problème de l'éthique est de se doter de règles de vie qui permettent de faire face à toutes les situations de vie … voire de construire une nouvelle règle pour affronter des circonstances imprévues ou inconnues.
Il s'agit de devenir capable de donner sa propre réponse au monde (y compris à la morale conventionnelle des "autres").
Chacun est un processus de vie plongé dans un monde qui, lui-même, est un autre processus de vie. Face à lui, chacun s'est forgé une vocation (un projet de vie) et une identité (une mémoire vécue accumulée).
Pour accomplir cette vocation à partir de cette identité, il est nécessaire d'accéder aux ressources nécessaires et d'œuvrer chaque jour, avec volonté et courage, à cet accomplissement au moyen des talents et de l'expérience, que l'on peut puiser dans son identité
Mais cela ne suffit pas. Encore faut-il se doter de règles de vie (d'une éthique personnelle, donc) pour "optimiser" ce processus d'accomplissement de soi. Il est essentiel de ne rien gaspiller : ni son temps de vie, ni ses ressources de vie, ni son labeur de vie. Il est essentiel de ne pas passer à côté de sa vocation profonde. Il est essentiel de ne pas trahir ou de ne pas mésuser de son identité réelle.
Voilà que commence à ce dessiner une éthique personnelle profonde autour des cinq règles de vie fondamentales.
La relation à sa propre vocation. : on appelle cela la "fidélité" à soi-même.
La relation à sa propre identité : on appelle cela son "honneur" personnel.
La relation aux ressources puisées dans le monde extérieur, en ce compris les "autres" ; on appelle cela la "frugalité" de vie qui est une forme pratique de respect et d'humilité.
La relation à l'activité, au temps de vie que l'on y investit et à l'énergie que l'on y déploie : on appelle cela son "efficience" de vie.
La relation à ses propres règles de vie : on appelle cela la "probité" personnelle.
A ces cinq règles de base, il faut ajouter une dernière maxime qui concerne la manière dont ces règles auront à évoluer dans la durée de vie, car une éthique personnelle est un corpus vivant qui s'enrichit, qui se transforme, qui s'invente et qui s'affine. Appelons cela la "cohérence" de vie.
Six thèmes éthiques, donc, à méditer, à creuser, à explorer, afin de répondre à ces six défis existentiels que sont la fidélité, l'honneur, la frugalité, l'efficience, la probité et la cohérence.
Chacun, bien sûr, versera, dans les flacons ainsi étiquetés, le vin qui lui convient.
Il y aura des grands crus. Il y aura de l'AOC (comprenez des éthiques conformes à la morale ambiante). Il y aura des piquettes. Il y aura du vinaigre.
Mais essayons de planter les enjeux …
La fidélité à sa vocation : avoir le courage et la volonté indéfectibles de se réaliser soi-même en paix avec le monde, malgré le monde, d'aller au bout de toutes ses potentialité et de devenir ce que l'on est. Encore faut-il oser chercher et reconnaître cette vocation …
L'honneur de son identité : ne pas tricher avec ce que l'on est, ne pas jouer de rôle, ne pas accepter que le monde et les "autres" imposent un rôle qui ne serait que masque, que travestissement : ne pas jouer ni laisser jouer avec soi. Sans orgueil, sans forfanterie, sans arrogance. Encore faut-il oser chercher et reconnaître cette identité …
La frugalité envers le monde : en tout, appliquer cet adage du "moins mais mieux" … Sortir impérativement du règne du quantitatif et privilégier, en tout, le qualitatif. Cela concerne toutes les ressources que l'on puise dans le monde. Cela concerne la relation avec les "autres". Il s'agit, en somme, toujours, de privilégier l'intériorité et de réduire l'extériorité au strict nécessaire. Encore faut-il oser chercher et reconnaître ce nécessaire …
L'efficience de ses activités : le temps de vie est court ; le monde est limité et s'appauvrit ; la force intérieure est un petit réservoir qui se vide vite et se remplit doucement. Qui a le droit de gaspiller sa vie ? Qui a le droit de passer à côté de sa vie ? Toute l'énergie intérieure disponible doit être consacrée à la réalisation de sa vocation. Il n'y a place pour aucun divertissement, pour aucune futilité, pour aucune distraction. Seules les activités d'accomplissement profond comptent et méritent effort. Encore faut-il oser chercher et reconnaître ces activités …
La probité envers sa propre éthique : faire impitoyablement la chasse à tout laxisme et se tenir fermement à la belle alliance avec soi-même. Ne pas se mentir. Ne pas tricher. Ne pas cultiver trop d'indulgence avec soi-même, par facilité ou par paresse. Il ne s'agit ni de rigidité, ni de sévérité, ni d'austérité. Il s'agit d'être et de rester aligné sur sa propre vie, sur sa propre éthique, sur ses propres valeurs. Encore faut-il oser chercher et reconnaître ces valeurs …
La cohérence de son propre trajet : chaque vie se construit comme un Temple, sans plan, mais avec une intention et une détermination sans faille. Chaque existence doit devenir une œuvre d'art, une calligraphie unique et belle, inscrite à jamais dans la mémoire cosmique. Au fond, l'éthique personnelle revient à une esthétique personnelle. Il faut se construire une belle vie, une vie belle, une vie qui, à chaque instant, quels que soient les circonstances, les soucis ou les peines, procure de la joie. Encore faut-il oser chercher et reconnaître ce que "joie" veut dire …
Que chacun, maintenant, trace son propre chemin vers la Beauté de sa propre vie et vers la sublimation de la Vie !
Marc HALEVY, décembre 2018. Pour le colloque janvier 2019 à Lyon.
[1] Elégance : qualité qui se caractérise par une grâce faite d'harmonie, de légèreté et d'aisance.