Emancipation et Enracinement

L'anti-occidentalisme - c'est-à-dire l'anti-libéralisme, l'anti-démocratisme, l'anti-universalisme, l'anti-droit-de-l'hommisme, l'anti-rationalisme, l'anti-dogmatisme, l'anti-individualisme, l'anti-pacifisme, etc … - gagne du terrain, depuis moins de vingt ans, en Russie, en Turquie, en Chine, en Iran, en Inde, en Islamie, même en Amérique du Nord et du Sud, dans beaucoup de pays d'Afrique … et même en Europe où les mouvances illibérales et socialo-populistes progressent à vive allure.

Ce que l'on avait cru être, vers 1985, le triomphe mondial des idéaux des "Lumières" et de l'émancipation globale, générale et totale de l'humain, s'avère s'effondrer au profit d'autres manières de concevoir l'humain, la communauté, l'histoire et le monde.

Ce qui est en jeu, aujourd'hui, c'est l'opposition radicale et souvent radicalisée, entre une culture de l'autonomie personnelle et associative (que Chantal Delsol appelle "individualisme"), et une culture de l'organicité intégrative et communautaire (qu'elle appelle "holisme").

On pourrait aussi reprendre ses termes d'opposition radicale entre "Emancipation" et "Enracinement".

Il faudrait alors, aussi, reconvoquer l'idée d'une dialectique constructive et positive entre ces deux pôles, au fond très complémentaires, afin d'alimenter un processus d'accomplissement, à la fois, de chacun et de tous, de l'humain et du monde.

La modélisation de l'évolution historique d'une entité ethnique ou culturelle relève de la physique des processus complexes et suit une organicité et une logicité universelles.

Toutes les cultures durables ont une histoire : une succession de "civilisations" de 1550 ans chacune, environ, composées de trois paradigmes de 550 ans environ (élaboration, apogée et effondrement). Chacun de ces paradigmes connaît, lui aussi, trois phases consécutives de 150 ans environ (élaboration, apogée et effondrement).

Au vu des connaissances actuelles en matière de l'évolution des processus réels (notamment des processus historico-culturels discernables et particularistes), ces évolutions sont à la fois accumulative et cyclique.

Cela signifie qu'elles s'enracinent dans une mémoire accumulée qui leur donne une identité et une territorialité (naturelle ou culturelle) propres, mais aussi qu'elles doivent se réinventer périodiquement, selon des rythmes et des profondeurs variables selon leurs âges, afin de s'émanciper du cycle précédent en plein effondrement et de fonder le cycle qui suivra, en harmonie avec leur histoire, donc leur mémoire, leur identité et leurs territorialités.

Les considérations qui précèdent, "collent" donc assez bien avec le schéma bipolaire (enracinement ET émancipation) de Chantal Delsol, et avec l'idée d'une dialectique permanente, mais d'intensité très variable, entre ces deux pôles, avec des périodes "tranquilles" d'apogée identitaire (donc d'enracinement) et des périodes chaotiques et effervescente de bifurcation paradigmatique (donc d'émancipation de l'ancien pour fonder du neuf, mais en harmonie avec l'identité et la territorialité sous-jacentes).

C'est exactement ce qui se passe à notre époque où, à l'échelle mondiale, le paradigme de la modernité et la civilisation messianique s'effondrent en même temps (le paradigme de la modernité étant le troisième et dernier constitutif de la civilisation messianique), et où chaque continent culturel (il y en a huit aujourd'hui : l'Euroland, l'Angloland, le Latinoland, l'Afroland, le Russoland, l'Islamiland, l'Indoland et le Sinoland) doit s'émanciper du modèle dit "occidental" (individualisme, démocratisme, universalisme, humanisme, etc …) pour refonder un nouveau paradigme inaugurant une nouvelle civilisation.

A l'heure actuelle, nous vivons donc une période chaotique (fin de la civilisation messianiste et du paradigme moderniste) ; chaos qui a commencé dans les années 1985 (effondrement de l'URSS, re-libéralisation de la Chine,  financiarisme triomphant aux USA et en GB, triomphe des PC's, montée de l'islamisme radical, brillance du Japon, Acte Unique Européen, montée du mondialisme et du tiers-mondisme, …).

Cette période chaotique est née de la dissociation paroxystique des deux pôles "enracinement" (générateur de nostalgies bien souvent réinventées ou imaginaires : le "bon vieux temps") et "émancipation" (largement hégémonique jusque là avec les démesures et gabegies que l'on connaît). Elle se terminera lorsque ces deux pôles auront (re)découvert de nouvelles complémentarités entre eux (l'histoire, qui n'est jamais mécanique, montre que ces périodes chaotiques durent environ un demi siècle … à la condition que les énergies des constructeurs d'avenir, soit 25% des populations, se mettent au travail … sinon ce sera l'effondrement général et la quasi disparition de l'humanité).

*