Imaginons la gratuité de l'argent
Or, ces trois fonctions, aujourd'hui, grâce à la vague numérique (les cryptomonnaies, les placements en ligne et le crowdfunding) et non sans quelques dangers bien réels, n'ont plus besoin de cette institution née au 16ème siècle appelée "banque".
Vers les années 1980, les immenses besoins d'alors en capitaux ont inversé le rapport entre l'économie réelle et la finance spéculative (celle-ci ayant été longtemps la servante docile de celle-là et étant devenue, à cette époque, sa maîtresse tyrannique). Mais aujourd'hui, la démence spéculative commence à montrer son vrai visage : vendre de la promesse financière que l'économie réelle ne pourra jamais tenir est tout simplement de l'escroquerie ... que les bulles successives (et nous sommes loin d'en voir la fin) démontrent à qui veut voir et ose regarder.
La Banque, comme la Bourse, sont des institutions qui sont nées avec la Modernité, au 16ème siècle, et qui disparaîtront (qui doivent disparaître) avec elle.
Il restera un seul gros problème à résoudre : celui de la création d'une monnaie unique mondiale (avec des droits de tirage illimités et la remise des dettes structurelles souveraines) et de l'abolition des banques centrales (et donc de tout monétarisme).
C'est l'objet du présent article …
Imaginons l'argent gratuit … c'est-à-dire la déconnexion totale entre l'activité de travail et le pouvoir d'achat. Imaginons que tout quiconque puisse obtenir gratuitement, donc sans aucune contrepartie, tout l'argent utile qu'il veut. Tout le monde est riche comme Crésus et peut acheter tout ce qu'il veut (à condition que cet achat soit vraiment utile) : l'argent n'est plus ni un motif, ni une motivation. Que pourrait-il bien se passer ?
La demande explosera puisque tout le monde peut tout se payer illico.
Mais qui travaillerait encore pour produire l'offre qui devrait rencontrer cette demande exponentielle ? Quelle serait alors encore le motivation au travail ?
Posons d'emblée que la demande en travail, de la part des entreprises, diminuerait drastiquement puisque, l'argent étant gratuit, chaque entreprise pourrait se robotiser et s'algorithmiser à qui mieux-mieux. Seules les tâches non robotisables et non algorithmisables devraient encore être assumées par des humains …
Or, ce sont précisément les tâches les plus passionnantes, les plus stimulantes, les plus amusantes, les plus enrichissantes et les plus épanouissantes.
De plus, l'argent serait gratuit, mais toute demande d'argent pour un investissement privé, public ou entrepreneurial devra être dûment argumentée et justifiée, en vue d'approbation, quant à sa réelle valeur d'utilité au crible de sérieux critères éthiques. Tout ce qui est réellement utile, pour soi, pour les marchés, pour la société, étant financé gratuitement, la seule question centrale devient : qu'est-ce qui est réellement utile ?
Explorons les conséquences de ces quelques principes …
Dès les premières euphories infantiles passées (le temps des caprices …), une longue série de conséquences majeures s'ensuivraient :
- Première conséquence : l'hyper-consommation frénétique du début retomberait assez vite ; tous les désirs et toutes les envies ayant été comblées, un nouvel équilibre consommatoire se mettra en place à la condition expresse que la loi interdise les gaspillages (comme dans ces restaurants "all you can eat" d'aujourd'hui où vous pouvez vous resservir autant de fois que vous le souhaitez, pour le prix fixe donné, mais où vous devez payer des suppléments pour toutes les denrées servies mais non consommées). Evidemment, dans notre cas de figure où l'argent est gratuit, l'amende financière ne serait plus une punition et serait donc inutile ; en revanche, des punitions par le "travail obligatoire" seraient très dissuasives.
- Deuxième conséquence : l'explosion consommatoire impactera très négativement le stock des ressources non renouvelables encore disponibles et accélérera les pénuries qui s'ensuivront ; de là résultera que la régulation des marchés se fera par l'amont (l'offre naturellement restreinte) et non plus par l'aval (la demande que plus rien ne limite) ; ici encore, une législation anti-gaspillage est indispensable.
- Troisième conséquence : après le farniente, l'ennui : la relation de chacun aux activités productives sera incroyablement transformée puisque la motivation à travailler ne sera plus l'argent, mais l'épanouissement, l'accomplissement, la joie et le plaisir personnels. Il n'y aura plus aucun contrat d'emploi ; seulement des contrats entre entrepreneurs (ou institutions) et contributeurs. Le droit du travail sera remplacé par un droit commercial lié à l'obligation des parties d'honorer correctement chacune leur part explicite de promesses et d'engagements : le contributeur s'engage à fournir sa contribution conformément au cahier des charges, et l'entrepreneur s'engage à rétribuer le contributeur en lui offrant l'accès à des domaines ou activités que l'argent ne peut pas acheter (la connaissance, la renommée, l'accomplissement de soi, la relation en réseau fermé, le respect, la considération, l'expérience, la confiance, etc …).
- Quatrième conséquence : on assistera à l'explosion des activités technologiques de robotisation et d'algorithmisation dans toutes les entreprises, là encore menées par des passionnés qui "s'éclateront" dans leur métier.
- Cinquième conséquence : les autorités étatiques et administratives n'ont plus aucun rôle à jouer dans la dynamique économique hors celui de mettre en place une législation pour empêcher les gaspillages, pour faire respecter les engagements réciproques entre contributeurs et entrepreneurs, pour assurer la réelle utilité des investissements et pour fixer l'éthique de gestion écologique des ressources et des pollutions.
- Sixième conséquence : la problématique de l'allocation universelle est ipso facto résolue.
- Septième conséquence : plus aucune spéculation financière d'aucune sorte, ni monétaire, ni monétariste, ni actionnariale n'est possible, puisque totalement inutile.
- Huitième conséquence : puisque l'endettement souverain et structurel n'existe plus, les infrastructures collectives pourront, partout, être du meilleur niveau possible (à la condition de respecter, là aussi, scrupuleusement, les législations sur l'anti-gaspillage, le respect des engagements réciproques, l'utilité des investissements et la gestion écologique des ressources et pollutions).
- Neuvième conséquence : le paupérisme serait éradiqué, à l'échelle mondiale, sans coup férir .. dans les limites de la disponibilité des ressources naturelles et moyennant une législation drastique sur le droit à la procréation et sur la décroissance démographique.
- Dixième conséquence : la seule motivation de guerre entre continents (les Etats-nations étant condamnés à disparaître) sera (comme cela l'a toujours été) la mainmise sur les réservoirs de ressources naturelles qui, au fond, devraient échapper au principe d'appartenance par territorialité : les réserves de la Terre et de la Nature doivent n'appartenir à personne, mais être protégées par tout le monde. Ce point est sans doute le plus délicat, … mais il est étranger au processus de gratuité de l'argent puisqu'il est inhérent à la nature humaine (appropriation et prédation).
- Onzième conséquence : les notions d'épargne, de thésaurisation, de placements, de spéculations, de rendements financiers, etc … perdent tout sens.
- Douzième conséquence : plus rien n'ayant de prix, seule la notion de valeur d'utilité (donc d'usage réel, de non-nocivité, de pertinence, de durabilité, etc …) a encore du sens.
- Treizième conséquence : l'argent n'a plus aucune valeur, mais reste indispensable en tant qu'unité et instrument de mesure de l'activité économique et de l'utilité des produits et des investissements (un produit qui ne s'achète pas ou un investissement qui ne se fait pas, durant une période assez longue, est considéré comme inutile et peut donc être éradiqué ou recyclé ou réaffecté).
- Quatorzième conséquence : chaque entrepreneur est personnellement responsable de la valeur d'utilité de ses produits et de ses investissements puisque, pour les faire, il consomme des ressources déjà pénuriques ; en cas d'échec de son entreprise, sa renommée sera négative et son accès à l'argent gratuit sera de plus en plus limité en cas de récidive, mais, corollairement, en cas de réussite, ses possibilités de crédit se verront augmentées spectaculairement puisque la confiance en sera renforcée.
- Enième conséquence : … (à suivre …).
Les considérations que l'on vient de lire, ne sont, bien sûr, qu'une esquisse rudimentaire. Elles prétendent, néanmoins, proposer une piste de réflexion féconde pour répondre à la chaotisation socioéconomique majeure que nous vivons actuellement.
La gratuité de l'argent est-elle une utopie ? Pas vraiment …
Déjà, un peu partout, mais surtout dans l'Union Européenne, l'endettement collectif est énorme et ne pourra plus jamais être remboursé, l'économie mondiale étant définitivement sinon en décroissance, du moins en berne. La planche à billets fonctionne déjà à plein rendement pour produire de l'argent qui, aux yeux de l'économie classique, ne vaut déjà plus rien … et les banques centrales prêtent à taux sinon négatifs, du moins quasi-nuls.
De plus, l'instauration des "Etats-Providence" depuis plus d'une demi siècle, non seulement entretient des hordes de chômeurs, handicapés, malades, jeune retraités, pères et mères en congé parental, personnels en congés divers, etc … qui ne produisent rien (sauf "au noir"), mais ce système rémunère aussi des gens que l'on paie à ne rien faire ou à faire rien, notamment des légions d'inutiles dans toutes les administrations et bureaucraties.
Il paraît clair que nous vivons une profonde bifurcation globale, la fin conjointe d'un cycle civilisationnel (la christianité en place depuis l'an 400 environ) et d'un cycle paradigmatique (la modernité en place depuis l'an 1500 environ).
Il paraît donc aussi clair que les anciennes idéologies tant politiques qu'économiques, issues de ces cycles dépassés (la valeur morale du "travail" et le culte de l'argent-roi), doivent être à leur tour dépassées radicalement ; et notamment le très biblique (Gen.:3;19) : "Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front" (qui, dans le texte hébreu, n'est pas une malédiction, mais une prédiction réversible).
Déconnecter consommation (le pain) et travail (la sueur du front) est un enjeu majeur. En toute rationalité, consommation et travail n'ont plus aucune raison de rester liés l'une à l'autre dès lors que la technologie permet (dans certaines limites et moyennent certaines précautions, disciplines et contraintes) de les délier.
Il y a là un défi majeur que le présent article cherche seulement à exposer.
Marc Halévy, octobre 2020.