Le culte de la Frugalité
Le modèle.
La vie humaine, comme n'importe quel processus complexe, évolue dans un champ de vie possédant six pôles opposés deux à deux sur trois axes (temporel, spatial et structurel).
Sur l'axe temporel, le pôle "vocation" et le verbe "s'accomplir", se trouvent en face du pôle "identité" et du verbe "s'affirmer".
Sur l'axe spatial, le pôle "ressources" et le verbe "se relier", se trouvent en face du pôle "territoires" et du verbe "s'enrichir".
Sur l'axe structurel le pôle "résiliences" et le verbe "se protéger", se trouvent en face du pôle "organisation" et du verbe "s'organiser".
Ces six pôles encadrent le fait de vivre au quotidien avec l'obligation vitale de réguler les tensions qu'ils induisent
Les deux schémas ci-dessous résument ce modèle.
La frugalité.
La frugalité est un état d'esprit qui consiste, en tout, à adopter le principe du : "moins mais mieux".
Quantitativement moins, mais qualitativement mieux. Le pôle "quantitativement moins" indique la voie de l'éradication du superflu, de la frivolité et de la futilité, et le pôle "qualitativement mieux" indique celle de la prise au sérieux de l'existence, voire de la sacralisation de la quotidienneté.
La frugalité, ce n'est ni l'abstinence, ni la diète permanente ; elle n'est pas un refus par principe, mais un refus par modalité.
L'interfécondation entre le petit modèle ci-dessus et le principe de frugalité, ouvre sept pistes d'évolution personnelle et d'amplification de la vie. Explorons-les …
S'affirmer moins mais mieux.
Il s'agit de dépasser un "Connais-toi toi-même" delphique et d'entrer dans un "Oublie-toi toi-même". Il s'agit de dépasser l'ego qui se prend pour une personne et de devenir une personne c'est-à-dire ce masque de théâtre au travers (per) duquel la Vie et l'Esprit "sonnent" (sona).
Ce n'est pas moi qui vit, c'est la Vie qui se vit à travers moi.
Ce n'est pas moi qui pense, c'est l'Esprit qui se pense à travers moi.
Dépasser l'ego, certes, mais sans renoncer à assumer ce que l'on est devenu et à valoriser les trésors d'héritages et d'expériences que la vie nous a permis d'accumuler.
Il faut apprendre à devenir soi-même et à s'assumer pleinement, sans jamais se comparer et chercher à établir des supériorités par rapport à d'autres. Modestie sans humilité.
S'accomplir moins mais mieux.
Chacun porte en lui une vocation profonde. Chacun doit définir sa bonne raison de vivre et lui rester fidèle. Chacun doit se mettre au service de ce qui le dépasse, de ce qui se place très au-dessus de lui.
Il ne s'agit pas d'ambition. Il ne s'agit pas de réussir dans la vie. Ni même de réussir sa vie. Il s'agit d'accomplir la Vie qui se vit en chacun.
Il s'agit d'éradiquer, au plus profond de soi, toute forme de convoitise, d'avidité ou de cupidité. L'accomplissement de soi ne passe pas par les voies de la matérialité, même si le matériel, à la bonne dose, est souvent indispensable. Mais il n'est qu'un moyen et ne peut jamais devenir un but ou une finalité.
Se relier moins mais mieux.
Avoir trop d'amis, d'amitiés ou d'amours, c'est n'en avoir pas. La mode, au travers de ces funestes médias sociaux, est à la connexion avec tous, au détriment de ceux qui comptent vraiment et de ce qui compte essentiellement.
La connexion n'est pas la reliance.
Et la reliance authentique n'a de sens qu'avec le proche. "Loin des yeux, loin du cœur", dit l'adage. On ne peut pas être amoureux de quelqu'un que l'on ne peut pas caresser. On ne peut pas élargir sa vie en conscience avec la Vie qui nous entoure, sans que cet ami tilleul, cet ami rouge-gorge ou cette amie chienne ne fassent partie intégrante de mon monde existentiel, proche et palpable.
S'enrichir moins mais mieux.
S'enrichir, certes, mais de quoi ? S'enrichir, c'est amplifier et magnifier ses territoires de vie, extérieurs, parfois, intérieurs, toujours.
Les territoires de vie … l'expression me plaît bien. Elle implique, d'abord, que l'on reconnaissent ses frontières, donc ses limites. Où sont donc mes bornes ? Si le territoire est trop vaste, on s'y dilue, on s'y perd, on s'y noie ; s'il est trop étriqué, on y étouffe, on s'y blesse, on y meurt.
Si les territoires matériels de vie sont onéreux, les territoires immatériels le sont bien moins. Alors ?
La vraie vie est la vie intérieure et c'est sur elle qu'il est nécessaire de se concentrer, mais cette vie, intérieure et immatérielle, se nourrit aussi de la vie extérieure et matérielle. Il faut se construire un bel équilibre entre ces divers territoires.
S'organiser moins mais mieux.
Trop d'ordre rend la vie rigide. Pas assez d'ordre rend la vie déliquescente. Au-delà de l'ordre mécanique ou militaire où tout est réduit à l'élémentaire, il faut cultiver un ordre organique où au-delà de sa juste place, chaque organe doit trouver sa juste fonction.
A l'ordre hiérarchique, il faut substituer un ordre complexe qui traduise une dialectique permanente entre autonomie et interdépendance (ni dépendance, ni indépendance).
Se protéger moins mais mieux.
Sans sombrer dans les délires de persécution, il faut être lucide : le monde extérieur – mais aussi le monde intérieur – induit des tensions qui, si elles ne sont pas diligemment dissipées, peuvent devenir destructrices, dissolvantes, morbides ou déstructurantes. Il est donc essentiel de cultiver, à la fois, cette lucidité et les résiliences qui permettent de les esquiver ou de s'y adapter positivement.
Mais, surtout, il faut savoir que le meilleur outil de résilience, c'est la confiance.
Avoir confiance en la Vie, c'est déjà éliminer une grosse part des soucis et des ennuis. Non pas une confiance aveugle et naïve, mais une confiance lucide et sereine.
Vivre …
Au bout de cette belle ascèse (Askêsis, en grec, signifie "discipline" … et il s'agit bien d'une discipline de vie), à la convergence des six chemins qui y sont tracés, il reste l'essentiel sans plus aucun superflu : vivre la Vie et faire vivre la Vie en soi.
Vivre, tout simplement. Et c'est bien plus qu'exister, que naître et mourir. Vivre la Vie, c'est rejoindre l'intemporel puisque la Vie est éternelle, ici et maintenant.
Marc Halévy
Le 02/03/2021