Les Lumières
Quelles sont, selon vous, les principaux mythes, voire les principaux mensonges qui ont qui a été véhiculés sur les lumières ?
Le principe général qui guiderait, dit-on, le mouvement des Lumières est celui d'une révolte contre le principe d'obéissance. Ce n’est qu’en partie vrai. Il y a effectivement eu un sentiment - qui s’est généralisé - contre l’absolutisme, c'est-à-dire cette prise de conscience que le pouvoir absolu et certains dogmes chrétiens étaient devenus obsolètes et n'étaient plus ni acceptables, ni durables face aux avancées de la science et, plus généralement, face aux individualismes montants. Plus particulièrement, ce qui couve, c’est surtout une révolte contre le christianisme en général et contre le catholicisme en particulier, qui cadenassent volontiers la perspective séculière
Finalement, on passe du « tout est absolu » au « tout est relatif ». On peut dire selon vous que c’est ce relativisme qui a conduit aux régimes totalitaires du XXème siècle ?
Les Lumières ont été à l'origine d'à peu près toutes les idéologies qui ont suivi le XVIIIᵉ siècle. Au XIXe siècle, effectivement l'idée démocratique est un héritage des Lumières françaises (de Rousseau, principalement), mais aussi, son symétrique qui est le principe d'une autorité idéologique pour autant qu'il s'appuie sur une rationalité forte. Car c'est bien ce rationalisme naissant qui fonde les Lumières et qui est cette croyance discutable qu'une démonstration ou une théorie partagées par tous seraient forcément vraies. Il y a une équation qui s'établit : la réalité perçue fonde la rationalité vécue. Mais ce qui est perçu et vécu est très relatif et varie d'un esprit à l'autre : on remplace donc l'absolutisme d'avant par un relativisme subjectif et fragile. Ce qui est perçu comme la réalité est essentiel pour eux. Si c'est rationnel, c'est acceptable. Si cela ne l'est pas, comme l'étaient à leurs yeux les religions dogmatiques ou les monarchies absolues, il faut alors "renverser la table" : c'est la naissance du mythe révolutionnaire.
Parmi les mensonges les plus répandus, on a coutume de dire que les Lumières ont placé la femme à l'égal de l'homme. En fait, c'est tout à fait l'inverse qui s'est passé …
Effectivement, mais les Lumières ne font là que traduire une évolution plus profonde propre au XVIIIème siècle : ce siècle est en train d'engendrer la culture bourgeoise et, avec elle, la fin de la sacralisation de la femme, propre à l'époque médiévale… La femme médiévale était l'image de la mère de Dieu, de la féminité fécondante, l’image d’une sainte dispensatrice de toutes les vertus (avec son symétrique : la "sorcière" suppôt de Satan) … Au XVIIIème s., il y a bien eu une régression significative de la place de la femme dans les sociétés : elle fut reléguée au rang d'un signe de richesse, d'une propriété détenue, d'un signe de puissance pour une classe nouvelle affirmant son affranchissement d'avec la société féodale.
C’est aussi pendant les Lumières que naît une sorte de suprématisme paneuropéen, qui a été en partie le déclencheur du colonialisme…
Effectivement, le monde féodal était autocentré et ignorait superbement les autres parties du monde (hors la Terre sainte et le saint Sépulcre). L’Orient, cependant, depuis l'Antiquité, jouissait d'une aura de sagesse et de richesse (la plupart des grands philosophes grecs, racontait-on, aurait été formée en Mésopotamie, en Perse, en Egypte, voire en Inde … et la Chine fabuleuse restait un mystère fascinant et respecté). L'effondrement inéluctable des monarchies européennes, l'émergence d'un sentiment supérieur de rationalité et le développement d'une économie bourgeoise avide de ressources, éteignirent peu à peu ce sentiment d’appartenance à un lieu restreint et déterminé (le fief) donc à une terre, à une communauté, à une tradition locales. Un concept apparaît : celui de l’Europe qui s'identifie à la tradition chrétienne, à l'image de l'Empire romain, à un continent voué à la théologie, à la science et à la philosophie. Avec un "sentiment marqué de supériorité", par rapport aux autres continents et aux autres cultures : c'est l'origine de ce vaste mouvement, typique du XIXème siècle que fut la colonisation puis le "colonialisme".
Pourquoi, selon vous, toutes les gauches européennes s'acharnent encore à défendre cet héritage des Lumières sans jamais en mettre en question et avec autant de virulence ?
L’universalisme, c’est la raison d’être de la gauche. Une notion que je réprouve complètement, non pas pour des raisons politiques, mais parce que je suis d’abord scientifique. Et qu'un mathématicien ou un physicien théoricien savent que deux choses ne sont jamais égales. Il y a toujours des différences. Et c'est précisément la promotion de ces différences et de leur complémentarité qui fait la richesse de l'humanité. Donc, ramener toute la vie de l'humanité à ces principes d'universalité, d'uniformisation, à ces principes d'égalité, amène, dans mon langage de physicien, à imposer une croissance d'entropie (qui est la mesure de l'uniformité et de la dilution). Cela signifie un arrêt de la vie avec un grand V. Tout au contraire, la néguentropie qui est l'inverse de l'entropie, crée de la diversité, de la complexité, de l'hétéronomie, de la dynamique du fait des tensions positives qu'elle induit …
Les Lumières, par haine de l'obéissance de principe (que je partage avec eux) ont enclenché une dérive à gauche durant tout le XIXème siècle (parallèle avec la montée de l'industrialisme de la prolétarisation) qui a voulu remplacer notre conscience du monde et de la vie, par une conscience de classe dominée par l'idéologie et le politique.
Cela dit, nuançons : il y a eu plusieurs "mouvements des Lumières" très différents voire opposés les uns aux autres : ce mouvement connu trois pôles très distincts géographiquement et chronologiquement. L'Allemagne, d'abord, inventa l'Aufklärung qui fut un « philosophisme rationaliste», avec Kant au sommet, ayant engendré le romantisme … une désacralisation du christianisme devenu pur vitalisme. Ensuite vinrent l'Angleterre et l'Ecosse (et, à leur suite, les États-Unis), où naquit l'Enlightenment dominé par un souci d'empirisme et de réalisme contre tous les idéalismes et tous les idéologismes : les faits mesurables et rien qu'eux. En queue de peloton, la France arriva avec ses "Lumières" (Montesquieu et Madame du Châtelet furent formés à l'école anglaise), avec ses pitres mondains comme Voltaire, ses hurluberlus déjantés comme Rousseau, ces aigris anticléricaux comme d'Holbach ou Helvétius, et avec d'authentiques esprits puissants comme Montesquieu, Diderot ou d'Alembert ; globalement – parce que c'est la nature française -, les Lumières furent des producteurs d'idéologisme, ramenant la réalité humaine à de pauvres canevas mécanicistes et positivistes.
Une figure comme Leibniz ne serait-elle pas une synthèse de ces trois propositions ?
Je vois plutôt Leibniz comme un brillant penseur bien en avance sur l'Aufklärung, l'Enlightenment et les Lumières. Il a voulu passé au-delà de toutes les querelles d'école et réunir, en une seule et même métaphysique, l'Antiquité, la Christianité et la Modernité qui émergeait depuis la Renaissance. Selon moi, le parangon des Lumières c’est Kant, avec cette hyper-rationalisation qui vante une construction purement mécaniste du monde, de la société et de la pensée humaine.
La montée de l'esprit bourgeois qui fut la sève réelle du "philosophisme" c'est-à-dire de l'Aufklärung allemande (au singulier), de l'Enlightenment anglosaxon (toujours au singulier) et des Lumières françaises (bien sûr, au pluriel), a aussi fait décupler l'appétence pour l'argent, pour le gain de richesse matérielle et la production de fortune. L'entrepreneuriat prend racine à cette époque, d'abord et surtout, dans le monde anglo-saxon à qui l'on doit la majorité des innovations technologiques et industrielles de cette époque. Le Moyen-âge chrétien portait déjà en germe ce goût de l'argent, mais – du moins théoriquement – en vue de sa redistribution vers les plus nécessiteux ; mais ce sont les Lumières qui l'ont hypertrophié et dirigé vers le libéralisme entrepreneurial que je salue, puis vers le capitalisme bancaire dont je me méfie, puis, enfin, depuis un siècle, vers ce financiarisme spéculatif purement haïssable. Mais nous vivons la fin de cette financiarisation du monde …
Le paradigme moderne (de 1500 à 2050) dont les Lumières furent le parangon, montre ses limites dans toutes ses dimensions économiques, écologiques, sociales, culturelles, civilisationnelles, éthiques, politiques et idéologiques. Et même aussi dans sa dimension scientifique et, plus particulièrement, en cosmologie car, en effet, depuis Einstein et l’équipe de Copenhague, les physiques relativistes et quantiques ont été un premier rebond qui a permis de dépasser définitivement le mécanicisme réductionniste et déterministe d'un Newton, d'un Laplace ou d'un Lavoisier qui furent les plus purs enfants des Lumières … Aujourd'hui, la cosmologie est en train de se réécrire progressivement, et peut-être de remettre la spiritualité (et non les religions) et le Divin (et non Dieu qui est une notion par trop personnifiée) au centre de sa cosmosophie.
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