Le regard sur le monde du physicien, philosophe et prospectiviste
- Vous êtes physicien, philosophe et prospectiviste, quel regard cela vous permet-il de poser sur le monde ?
Le physicien dit qu'il faut garder en tête deux principes sains :
- Le système Terre, incluant l'humanité, est un système thermodynamique quasi fermé comme les autres, soumis aux lois de la thermodynamique, donc à trois principes simples :
- Toutes les ressources qui ne viennent pas du dehors (c'est-à-dire la lumière solaire qui possède un niveau entropique trop élevé pour être utilisable directement) doit être puisée dans les stocks terrestres non renouvelables qui s'épuisent exponentiellement (80% des stocks accumulés pendant 3 milliards d'années ont été consommés en moins de 200 ans).
- Les rendements de transformation des ressources (le ressort de toute économie est ce qui permet de transformer des ressources naturelles en valeur d'usage) sont d'autant plus bas que les ressources deviennent difficilement accessibles. Toutes les ressources facilement accessibles sont aujourd'hui quasi épuisées depuis belle lurette (le pétrole sera bientôt oublié de l'histoire) et le taux d'accessibilité diminue exponentiellement.
- La technologie ne peut pas contrevenir aux lois de la thermodynamique ; la technologie déplace les problèmes de ressource, mais ne les résout jamais (on ne peut pas créer quelque chose à partir de rien).
- Le vrai problème humain, aujourd'hui, n'est plus ni économique, ni agricole, ni technologique, ni politique, ni idéologique, etc … ; il est démographique. L'humanité n'est viable sur Terre à long terme qu'à la condition d'une population inférieure à 2 milliards (nous sommes aujourd'hui 5.3 milliards de trop et seront, vers 2050, 8 milliards de trop).
Le philosophe dit : il est temps que l'homme retrouve sa place DANS la Nature et cesse de se battre CONTRE la Nature et de se croire AU-DESSUS de la Nature. Il nous faut réapprendre l'humilité (nous venons de l'humus) et la frugalité (nous sommes un des fruits de la Vie). Le progrès est un mythe qu'il faut revisiter aujourd'hui maintenant que l'on sait que le "progrès" des trois derniers siècles n'a été que matériel, mais que le niveau moral, éthique, culturel, artistique et surtout spirituel a régressé de façon terrible.
Le prospectiviste ajoute que les années qui viennent marqueront la fin du cycle historique de la Modernité, initié à la Renaissance, au 15ème siècle (le déclin de la Modernité a commencé dès 1789 et s'est accéléré depuis la guerre 1914-1918) et que cela bouleverse déjà tous nos systèmes de croyance et de vie, tant personnelle que sociétale.
- Vous dîtes "notre époque est un passage", que nous arrive-t-il ?
Les cinq ruptures qu'il faut acter pour comprendre et piloter le changement de paradigme que nous vivons :
- Acter que nous sommes entrés dans une logique de pénurie accélérée et irréversible de toutes les ressources matérielles indispensables au fonctionnement du système humain dont la démographie doit impérativement être jugulée (si les hommes ne le font pas, la Nature s'en chargera et ce sera terrible, brutal et aveugle) ; il nous faut pratiquer la frugalité sans modération, la frugalité du « moins mais mieux », une frugalité qui permet, en même temps, des économies de moyens et une meilleure qualité de vie ; il nous faut réinventer la joie de vivre dans la frugalité bienfaisante.
- Acter que la révolution numérique a modifié, en profondeur, toute la substance de nos relations aux autres, au monde, aux savoirs, à la connaissance, au travail… et à notre propre cerveau dont la configuration s'en trouve irréversiblement transformée ; le monde qui vient sera celui de toutes les intelligences pour lesquelles la technologie doit être un amplificateur et non un maître ; une civilisation des intelligences, de l'esprit et de la connaissance est à présent ouverte et à explorer.
- Acter que nos vieilles habitudes hiérarchiques, quantifiantes, procédurières et planificatrices sont obsolètes dans un monde toujours plus complexe, toujours plus imprévisible, toujours plus qualitatif, toujours plus hors espace et hors temps, toujours plus dans l'immédiateté ; le monde qui vient sera celui des réseaux collaboratifs, des activités nomades, de l'abolition du salariat, du développement permanent de soi avec tout ce que cela veut dire de nouveaux métiers à créer.
- Acter que le modèle économique encore dominant que l'on peut qualifier de financiaro-industriel, est mort, rongé à l'os par la guerre des prix bas, par le rabotage absurde des marges et par la médiocrité voire la non-qualité généralisées ; le seul antidote est la virtuosité personnelle et collective afin de toujours et partout affirmer sa différence, donc sa différenciation, par l'excellence des talents, des intelligences et des savoir-faire ; le facile ne vaut rien, le facile, tout le monde peut le faire.
- Acter, enfin, que le passage de l'avoir et du paraître vers l'être et le devenir est indispensable, le passage salvateur de l'extériorité à l'intériorité : la vraie vie est la vie intérieure, la vie spirituelle qui donne sens et valeur à tout ce que l'on est, à tout ce que l'on vit, à tout ce que l'on fait ; un nouvel art de vivre, avec soi-même, avec les autres et avec la Nature doit être inventé avec passion, avec enthousiasme, avec amour.
- Quels sont les grands défis sociétaux que nous allons devoir relever ?
En complément de ce qui procède, les mots-clés des défis d'aujourd'hui pour construire le seul monde viable possible pour demain, sont : la frugalité économique, la liberté technologique, la réticularité organisationnelle (le fonctionnement en réseau au lieu de toutes les pyramides hiérarchiques), la virtuosité professionnelle et la spiritualité personnelle.
Le bien le plus précieux que chacun doit viser, exclusivement, est la joie de vivre, le bien-vivre, le bonheur … Il faut donc cesser de croire aux mensonges de la société de consommation : consommer plus ne rend pas plus heureux ; au contraire.
Toutes les idéologies du 19ème siècle meurent sous nos yeux : les socialismes, les nationalismes, les universalismes, les capitalismes, les égalitarismes, les idéalismes … et c'est tant mieux.
Il est temps de comprendre que tout ce qui existe, a une bonne raison d'exister et que le Réel est infiniment plus riche que tous ces phantasmes imaginaires humains qu'on appelle 'idéaux".
L'homme occidental doit enfin accepter, assumer et aimer le Réel tel qu'il est et tel qu'il va.
- Selon vous, pour réussir ce passage en tant qu'entrepreneur que doit-on faire évoluer en priorité ?
- Et en tant qu'individu ?
- Et en tant que grande entreprise ?
Dans les deux cas, celui de la personne et celui de l'entreprise (pourquoi "grande", l'heure des gros dinosaures bêtes et lourds a sonné), il est essentiel et vital de répondre à cinq questions cruciales :
- Quelle est mon identité c'est-à-dire le contenu de ma mémoire, la somme de mon vécu, de mes expériences, de mes échecs et victoires, etc … ? L'identité s'incarne dans les valeurs que l'on défend et, surtout, que l'on applique.
- Quel est mon projet de vie c'est-à-dire ma vocation, ma mission, mon destin, peu importe le mot que l'on utilisera pourvu que l'on parle de ce qu'il y a de plus profond ?
- De quelles ressources vitales, tant matérielles que, surtout, immatérielles, ai-je réellement besoin pour mener ce projet de vie à bien.
- Quelles règles de vie (éthique, organisation, normes) dois-je adopter et appliquer pour optimiser l'usage de mes ressources minimales au service de mon projet de vie, étant donnée mon identité ?
- Quelles activités doivent-elles être dynamisées en priorité afin que la plus précieuse de mes ressources : mon temps de vie, soit investie optimalement au service de mon projet de vie ?
Je le répète, ces cinq questions doivent être répondues tant au niveau de la personne, qu'au niveau de l'entreprise. Faute d'y répondre, la personne comme l'entreprise ne sont plus que les jouets de ceux qui ne veulent que les instrumentaliser au service de leur propre projet de vie.
- Et vous personnellement comment avez-vous amorcé votre évolution ?
D'abord en quittant la tête du groupe dont j'étais le fondateur. Je l'avais créé pour ne pas avoir de patron. Je l'ai quitté pour ne plus avoir de personnel (je crois vraiment que le salariat, aujourd'hui, est un anachronisme débilitant).
Ensuite, en assumant totalement et complètement mes vocations profondes de physicien et de philosophe c'est-à-dire, en somme, de chercheur qui cherche (et trouve) à comprendre le Réel en pratiquant les trois aphorismes suivants :
- "Et je jouis sans fin de mon propre cerveau." (Paul Valéry).
- "Je veux connaître les pensées de Dieu ; tout le reste n'est que détail." (Albert Einstein)
- "Deviens ce que tu es et fais ce que toi seul peux faire." (Friedrich Nietzsche)
Enfin, en comprenant que mon trésor le plus précieux est ma femme et la vie de couple que nous menons dans notre ferme du Morvan, loin des miasmes dits civilisés ou urbains.