Tisserand de la compréhension du devenir
Conférencier, expert et auteur

Economie et endorégulation

L'économie est malade, la finance est son cancer ... Lorsque l'économie est malade, se pose le problème de sa régulation et du retour à sa bonne santé. La rupture d'équilibre notoire du système économique - que nous vivons et nommons timidement "crise" - incline d'aucuns à proclamer la fin du mythe de l'autorégulation économique et à enterrer la main invisible d'Adam Smith. C'est aller un peu vite en besogne. Et c'est surtout se tromper lourdement que de proposer une quelconque forme d'étatisme (donc d'une exorégulation lourde, rigide, primitive et simpliste) comme palliatif. Ce serait un peu comme prôner le recours à des rustines et sparadraps pour réparer les dysfonctionnements génétiques des cellules cancéreuses.

Il est incontestable que cette rupture d'homéostasie est surtout due au fait que le système économique a subi un saut de complexité lié, notamment, à l'accélération généralisée et énorme de tous les flux, à la raréfaction généralisée de toutes les ressources naturelles non renouvelables et à une poussée démographique globale multipliée par une appétence consommatoire croissante. Autrement dit : accélération des flux, effondrement des stocks et poussée de la demande. A tout cela, il faut ajouter deux facteurs endogènes : la part croissante et rapide de l'économie immatérielle et des technologies numériques, et la financiarisation débridée qui, au fond, n'est que l'exploitation malsaine et  crapuleuse de la dérégulation de fait du système.

Le processus de "crise", c'est-à-dire de rupture d'homéostasie, a commencé dès 1914. Il est le fruit de l'accélération spectaculaire et constante des flux, en général, et des flux informationnels et événementiels, principalement (télégraphe, téléphone, radio, télévision, web, Internet, etc …).

Un vieux principe de cybernétique démontre qu'une autorégulation systémique n'est possible que si la vitesse d'action et la vitesse de réaction sont du même ordre de grandeur. Par exemple, notre corps peut réagir à une montée de température ambiante, mais il meurt instantanément dans une explosion nucléaire. Autrement dit, pour généraliser et reformuler, l'autorégulation n'est possible que lorsque la vitesse de l'agression est du même ordre de grandeur que la vitesse d'adaptation. Je peux éviter ou parer une gifle, pas une balle de mitrailleuse.

Ce que nous vivons est, en tous points, semblable aux effets de "mur du son" (où l'avion dépasse le bruit qu'il fait) ou du "mur de lumière" (l'effet Tcherenkov où les électrons rapides dépassent la vitesse de la lumière qu'ils émettent et qui est ralentie par l'eau des piscines radioactives). Nous appellerons cet effet le "mur de crise". Il exprime simplement que la vitesse d'adaptation économique (la vitesse des décisions, des actions correctrices, des actes économiques, donc) est devenue inférieure à la vitesse événementielle, à la vitesse des flux économiques. Les 100.000 km/sec qui sont la vitesse de circulation des objets numériques sur la Toile, est définitivement supérieure aux quelques maigres centaines de km/h qui sont la vitesse de circulation des flux physiques. Nous devons donc apprendre à passer le "mur de crise" ce qui, l'histoire de l'aviation des années 1950 nous le rappelle, ne peut s'envisager sans danger, sans casse, sans tués … jusqu'à ce que les pilotes comprennent qu'ils doivent "inverser les commandes".

On comprend immédiatement pourquoi les Etats ne pourront jamais faire mieux que les Marchés s'ils reprennent en main la "régulation" de l'économie. Tout au contraire, ils sont infiniment trop lents, trop lourds, trop inertiels, trop peu informés, etc … pour être capables de répondre adéquatement à la vitesse événementielle. Pour ce type de système hyper complexe comme l'économie mondiale, aucune formule d'exorégulation n'est plus sérieusement envisageable.

L'autorégulation est morte ; vive, donc, l'autorégulation. Mais une autre forme d'autorégulation qui reconstruira une homéostasie durable (une "santé", donc) avec, pour conséquence, l'éradication des maladies financières et spéculatives, ces cancers économiques globaux. Aujourd'hui, l'action des Etats est en tous points comparable à la chirurgie des tumeurs (pourchasser les "bulles" en en ensemençant d'autres puisque l'on spécule sur leurs propres actions, décisions et moyens financiers) et aux radiothérapies (brûler les tissus économiques sains en "nettoyant" les tissus économiques malades). L'effet premier de ce genre de thérapies est, comme on sait, de multiplier et de répandre les métastases[1].

Quelle nouvelle autorégulation ? Une autorégulation qui, d'abord, sera beaucoup plus complexe afin de répondre à- et de se mettre en phase avec- la croissante complexité ambiante. Toutes les sociétés humaines dites développées - mais même les autres, même les sociétés animales - sont des systèmes autorégulés construits sur le modèle pyramidal hiérarchique. Pourquoi ? Parce que c'est le modèle le plus rudimentaire, le moins sophistiqué, le moins onéreux. Mais ce modèle régulant est structurellement lent et lourd et rigide, totalement inadapté à un environnement turbulent, imprévisible, tumultueux, instable comme l'est définitivement devenu notre contexte économique.

Que ce soit par les Etats ou par les Marchés, le système régulant de l'économie fut toujours pyramidal et hiérarchique. Pour les Etats, c'est une totale évidence : leur mode d'organisation (les institutions sur de multiples étages) et de fonctionnement (les lois et codes réglementaires, juridiques et procéduraux) sont et resteront foncièrement et totalement hiérarchisés et linéaires, inaptes à la complexité car ne pouvant générer que de la complication. Pour les Marchés, cette hiérarchisation pyramidale pourrait sembler moins triviale. Il n'en est rien. La régulation par les Marchés est terriblement centralisée, au contraire, bien plus encore que celle par les Etats. Cette centralisation est simplement moins évidente parce que ses pouvoirs sont plus subtils, plus discrets, plus volatils ; mais ils sont bien là, néanmoins, dans les Bourses, dans les instances économiques (FMI, OMC, BM, BERD, FED, OIT, etc …), dans les conseils d'administration des dinosaures multinationaux, dans les fédérations professionnelles, dans les banques centrales ou d'affaires, dans les officines d'économistes à la mode ou dans les syndicats, ouvriers - surtout - et patronaux, etc …  Pour le dire d'un mot, tous ces syndics (boursiers, patronaux, fédératifs, ouvriers, institutionnels, économistes, etc …) centralisent, procéduralisent et, donc, hiérarchisent la régulation de l'économie mondiale : les Marchés, ce sont eux puisqu'ils prétendent les incarner, les représenter, les modéliser.

En conclusion, encore aujourd'hui, la régulation économique est confisquée par des organismes hiérarchiques et centralisateurs, inefficients et bureaucratiques, que, pour la facilité, on a appelé les Etats et les Marchés. Mais il s'agit, en réalité, d'un faux étatisme et d'un faux libéralisme. Il nous faut d'urgence, les renvoyer dos à dos !

Mathématiquement, la hiérarchie pyramidale (l'arborescence simple et linéaire) est la façon de relier entre eux un certain nombre de nœuds par un nombre minimal de liens. Comme tout lien direct entre individus est, en soi, un court-circuit subversif potentiel du pouvoir en place, quel qu'il soit, ce pouvoir a naturellement tendance à en minimiser le nombre. Voilà pourquoi tant de hiérarchies pyramidales nous entourent et nous phagocytent depuis des millénaires. Mais, on l'a vu, ces structures sont trop lentes, trop lourdes et trop rigides pour être aptes à assumer la complexité ambiante. Il va donc falloir repenser l'organisation et, donc, la régulation des sociétés humaines sur un autre modèle, moins rudimentaire, au-delà des Etats et des Marchés. En un mot, il faudra passer des hiérarchies pyramidales qui minimalisent le nombre des liens potentiels entre acteurs, à des réseaux maillés qui, au contraire, maximalisent le nombre des liens potentiels entre acteurs.

Cela revient à déconstruire toutes les hiérarchies (y compris les Etats) - et toutes les "usines à gaz" et tous les "pouvoirs" qu'elles génèrent - pour les remplacer par des réseaux denses de petites entités autonomes fortement connectées et fédérées. Aux Etats français, allemand, belge(s), etc …, il faut par exemple substituer une fédération européenne forte de micro-terroirs (physiques ou culturels) autonomes. Aux grosses entreprises dinosauriennes et moribondes, il faut substituer des réseaux de petites "business units" autonomes de cinquante personnes au maximum. Ni communisme, ni communautarisme, l'heure est au communalisme (on pourrait parler aussi d'effet mosaïque ou, comme le ferait Michel Maffesoli, de tribalisme), aux réseaux communalistes, et aux endorégulations de proche en proche, par ajustement mutuel, qui les caractérisent.

En conclusion de cette première partie, tout l'économique et tout le politique sont à réinventer autour de la notion incontournable de réseaux denses fédérant de petites entités autonomes et endorégulées. Les sociétés humaines doivent répondre au saut de complexité environnant, par un saut équivalent de complexité interne. C'est cela qu'ailleurs, j'ai appelé la révolution noétique.

Il ne s'agit nullement d'un choix idéologique parmi bien d'autres ; il ne s'agit pas d'idéologie ; il s'agit d'une nécessité vitale et urgente, d'une mutation paradigmatique incontournable, d'un choix pour le vie … et il n'y en a pas d'autre ! Sinon, le cancer gagnera …

Reste à comprendre mieux ce que le concept d'endorégulation apporte comme éclairage à la mutation paradigmatique en cours …

Quatre façons de faire de la musique

Une métaphore musicale va nous aider à  comprendre la problématique de la régulation d'un groupe complexe actif.

La problématique de la régulation du fonctionnement optimal d'un ensemble opératoire est, aujourd'hui, centrale. En effet, les hiérarchies pyramidales qui ont forgé la plupart des organisations humaines depuis des millénaires, sont devenues, aujourd'hui, beaucoup trop simplistes, trop lentes et trop lourdes pour pouvoir agir adéquatement sur un monde devenu, quant à lui, très complexe, très rapide et très volatil.

La cybernétique sait depuis longtemps qu'une bonne régulation requiert que le système régulé, le système régulant et le milieu environnant soient en harmonie fonctionnelle, c'est-à-dire qu'ils soient de même niveau tant en complexité qu'en vitesse de réaction.

Pour aller plus loin, scrutons les modes de fonctionnement des ensembles musicaux qui, pour donner un bon résultat audible et jouissif, se doivent de coordonner parfaitement les jeux d'un certains nombres d'instrumentistes plus ou moins virtuoses.

Pour faire de la musique à plusieurs, plusieurs paramètres doivent être pilotés.

1-     le niveau de virtuosité des instrumentistes,

2-     le niveau technique de l'œuvre visée,

3-     Le niveau de formalisation de l'œuvre,

4-     le niveau de connivence entre instrumentistes,

5-     le niveau de centralité de la direction d'orchestre

Prenons un orchestre symphonique classique. La virtuosité des instrumentistes et des solistes pourra être supposée suffisante ; alors tous les niveaux techniques peuvent être visés pour peu que l'on parle d'un orchestre professionnel ; la formalisation de l'œuvre est très poussée sous la forme d'une partition éditée où les marges de manœuvre, laissée au chef conducteur, sont relativement étroites, mais néanmoins réelles puisqu'il peut en donner sa propre interprétation ; la connivence entre instrumentistes traduit l'habitude qu'ils ont de jouer souvent en ensemble, un peu comme une équipe sportive qui a su créer un égrégore, un corps global qui est plus que la simple juxtaposition des différents musiciens ; enfin, dans un tel orchestre classique, la centralité est totale et repose exclusivement sur les épaules du chef d'orchestre qui, au fond, est un soliste virtuose dont l'orchestre - instruments et instrumentistes confondus - constitue l'instrument global, complexe, unique, dont il joue.

Les caractéristiques organisationnelles et régulatoires d'un orchestre symphonique classique sont donc une centralisation du pouvoir de décision, un niveau de virtuosité requis, plus élevé pour les solistes, une formalisation poussée de la partition, une liberté d'exécution nulle sauf pour le chef d'orchestre et, pour leurs parties, aux solistes "vedettes" s'il y en a.

Ce modèle organisationnel est typique des grandes entreprises industrielles dont certaines, afin d'admettre des instrumentistes du plus bas niveau de virtuosité, remplacent les musiciens par des automates, pour peu que la "partition" soit réductible  un programme numérique univoque. IL est également identique, dans le monde la musique, lorsqu'il s'agit de "variété" ou de "studio" : la "vedette" - soliste ou chanteur - convoque des musiciens professionnels, souvent virtuoses, dans le seul but de l'accompagner lui "au doigt et à l'œil", sans faire montre de leur virtuosité à eux (la vedette, c'est lui !). Il s'agit de pure exécution mécanique de haute qualité ; si improvisation il y a, elle est strictement réservée à la "vedette" et la virtuosité des accompagnateurs est censée la suivre parfaitement …

Ici, l'instance régulatoire est intégralement et exclusivement par le "chef/vedette" (sur la base d'une partition formalisée et intangible que ce "chef/vedette" s'est choisie en fonction de ses propres critères à lui). Exorégulation, donc.

Cela nous conduit à la seconde manière de faire de la musique : l'orchestre virtuel et purement électronique dans les mains du seul compositeur qui travaille au départ de synthétiseurs de sons, plus ou moins sophistiqués. En ce cas, point besoin ni de musiciens, de partitions, d'instruments aux timbres variés, le compositeur, s'il est suffisamment habile au clavier, pourra interpréter/improviser n'importe quoi, à son gré, à la seule mesure de son talent ou de son inspiration. Point nécessairement besoin d'une partition formalisée ; seulement quelques combinats originaux de timbres, quelques repères rythmiques, quelques motifs mélodiques, quelques suites harmoniques suffiront. Le compositeur est absolument libre, seul maître à bord, n'ayant aucun compte  rendre qu'à son public qui, in fine, sera sa seule sanction.

Ici, l'instance régulatoire est les psychisme créatif du compositeur/improvisateur. Exorégulation, encore.

Une troisième manière de faire de la musique passe par le petit ensemble du quartette classique à l'orchestre populaire avec trois guitares, une batterie et un chanteur. Là, point vraiment de chef même s'il y a presque toujours un leader. Le répertoire est fixé et souvent répété. Les instrumentistes ne doivent pas nécessairement être tous des virtuoses, mais, cela dit, la qualité globale du groupe, surtout pour des répertoires un peu sophistiqués, sera proportionnelle au niveau de virtuosité de ses membres. La connivence entre musiciens est intense et fortement ancrée par de nombreuses répétitions et prestations. Les morceaux joués sont fortement standardisés, soit par une partition choisie et souvent interprétée, soit sans partition externe, mais dans le cadre strict d'un morceau dûment composé par le groupe et rejoué comme tel indéfiniment. Une place, alors, peut être laissée à quelques moments d'improvisation du meilleur soliste que les autres se contenterons d'accompagner rythmiquement et harmoniquement. Ici, l'instance régulatoire est la connivence entre les membres de l'ensemble musical, leur capacité d'anticipation intuitive et d'ajustement mutuel imperceptible par le public, alliée à la capacité de "rattrapage" génial rendue possible par la virtuosité des musiciens. Endorégulation, donc.

La quatrième manière de faire de la musique ensemble est le "jam" en jazz. De quoi s'agit-il ? D'une autre version de petits ensembles, mais dont les modes de fonctionnement et de régulation sont radicalement autres que ceux du quartette classique ou de l'orchestre pop. Ici, il n'y a que des virtuoses, des vedettes, des solistes chevronnés. Ici, il n'y a pas de partition et l'improvisation est la règle unique et forte. A chacun de "se sortir les tripes". Mais pas n'importe comment car, dans ces milieux, il existe des repères mélodiques ou rythmiques, des grilles mélodiques, des règles de passation du "témoin" d'un soliste à l'autre, des standards basés sur des morceaux connus, bref des normes globales que tous connaissent et appliquent.

Souvent, les musiciens qui participent à des jam's de ce genre, ne se connaissent que de ouï-dire et n'ont jamais joué ensemble. Mais cela importe peu : quelques mesures d'échauffement suffisent pour que la magie puisse opérer … ou rater. Objectivement, les bides sont fréquents, masqués, il est vrai, par l'euphorie ambiante. Mais ces ratages sont bien souvent dus aux effets des stupéfiants ou de l'alcool où les musiciens de ce genre croient puiser de l'inspiration ou de l'énergie. A jeun, la magie opère bien plus régulièrement.

Ici, l'instance régulatoire est l'ensemble des normes globales partagé par les virtuoses, et leur capacité à rebondir, au moindre accroc, pour faire d'un problème un opportunité.

Endorégulation, aussi.

Si l'on veut bien sortir de la métaphore musicale, on s'aperçoit que l'on a tracé une typologie en quatre quadrants séparés par deux axes.

Le premier va de l'exorégulation (le régulateur est hiérarchique et précis, "au-dessus" du système) à l'endorégulation (le régulateur est réticulé et diffus, "au-dedans" du système).

Le second va de la formalisation (procéduralité, standardisation, prédéfinition, planification) à l'improvisation (virtuosité, imagination, préqualification, synchronisation).

Examinons …

  • Le premier quadrant : hiérarchique et formalisé. C'est le modèle classique d'organisation des sociétés étatisées et des entreprises industrielles. C'est le modèle hérité d'une longue tradition qui remonte a plus de cinq mille ans, mais qui, on le sait, est devenu trop lourd, trop lent, trop rigide, trop rudimentaire pour relever les défis de la complexification du monde humain.
  • Le deuxième quadrant : hiérarchique et improvisé. Rappelez-vous, c'était le cas de la musique électronique, purement artificielle, exclusivement maîtrisée par le compositeur qui fait ce qui lui chante, avec plus ou moins d'habileté. Les musiciens, sont des robots/synthétiseurs, programmés et formatés, censés répondre exclusivement selon les standards prévus. On est là dans le cas de figure du totalitarisme, du Big-Brother, du socialisme nationaliste (nazisme, fascisme, franquisme) et du socialisme communiste (léninisme, stalinisme ou maoïsme). On comprend que, dans le contexte d'un monde complexifiée et densément interconnecté, ce modèle ne peut tenir qu'au prix d'une violence permanente et épuisante qui coûte horriblement cher en souffrances et morts humaines.
  • Troisième quadrant : réticulé et formalisé. On se place ici dans le cas de figure du quartette, par exemple. La partition est claire et nette, les musiciens sont suffisamment virtuoses. Il y a un ou plusieurs meneurs naturels. Il y a des connivences suffisantes - venues de l'habitude de jouer ensemble - pour permettre un ajustement mutuel permanent à partir de signaux faibles perçus seulement par les instrumentistes (un clin d'œil, une main, un doigt, un signe, un son imperceptible). On pourrait, ici, user aussi de la métaphore de l'équipe sportive qui, au fil des heures et des heures d'entraînement, construit une complicité implicite et terriblement efficace.
  • Dernier quadrant : réticulé et improvisé. Nous voilà revenus à la jam de jazz … Il s'agit de faire fonctionner le génie de virtuoses au départ d'un ensemble minimal de normes communes.

Si l'on art de l'idée que nos sociétés actuelles doivent nécessairement quitter le modèle hiérarchique formalisé (l'Etat, la Loi) et ne veulent pas, de bon aloi, entendre parler de totalitarisme, force est donc d'envisager les deux autres modèles qui, ensemble, reposent sur le principe des petites entités autonomes (le quartette ou la jam), fonctionnant en autorégulation (plus ou moins formalisée par une partition stricte ou des normes globales) et s'adressant, dans le premier cas, à des instrumentistes valables, et, dans le second, à des virtuoses confirmés.

A ce stade, il paraît raisonnable de ne pas croire qu'un seul des trois modèles restants puisse, à lui seul, résoudre tous les problèmes de l'organisation et de la régulation futures des sociétés humains. Force est donc d'envisager une solution mixte qui serait un réseau vaste de petites communautés autonomes, endorégulées, très différences les unes des autres , mais fédérées par un noyau garant - donc disposant des instruments d'arbitrage et de coercition nécessaire à cela - de la tranquillité et de la paix publique entre ces communautés (notamment en garantissant le droit, à chaque communauté, d'exclure les individus délétères, et à chaque individu, de quitter, à son gré, sa ou ses communautés). Au fond, il s'agit, pour ce noyau fédérateur ( la Commission européenne, par exemple, pour l'Europe) de construire une charte (une sorte de loi constitutionnelle au-delà des Etats membres) qui institue les droits et devoirs fondamentaux des individus libres et des communautés autonomes et qui, ainsi, permet le passage des étatismes anciens aux communalismes de demain.

Tant que ces droits et devoirs sont respectés, chaque communauté a le droit inaliénable, de fonctionner selon le modèle - démocratique ou non, laïc ou non, légaliste ou non, moral ou non, élitaire ou non - qui lui semble le plus adéquat quant à la réalisation de son intention collective.

Endorégulation …

Quelques pas de plus à la rencontre des réseaux endorégulés et des principes qui les gouvernent …

La notion de "réseau endorégulé" sera le concept central de l'ère post-hiérarchique, post-étatique, post-mécaniciste qui s'ouvre à notre époque.

Définissons-en les termes.

Un réseau est une communauté structurée d'entités autonomes fédérées par un projet ou des ressources communs.

L'endorégulation est un processus d'équilibrage homéostatique qui ne relève pas de la cybernétique classique et de ses boucles de rétroaction entre régulateur et régulé, et qui repose sur d'autres processus, notamment d'ajustement et de mutualisation.

Un réseau n'existe que par et pour le projet ou l'outil qui fédère ses entités autonomes. Ce projet ou cette ressource devient alors, ipso facto, la clé de l'endorégulation du système.

Reprenons nos exemples musicaux … et autres …

Un orchestre symphonique est une hiérarchie d'instrumentistes, exorégulée par le chef d'orchestre. Le quatuor ou le quintette sont des réseaux de virtuoses, endorégulés par l'exécution parfaite de l'œuvre choisie.

Un bataillon militaire en manœuvre est une hiérarchie de soldats, exorégulée par un état-major. Une équipe de basket-ball sur le terrain est un ensemble de joueurs, endorégulé par le désir de gagner le match.

Une chaîne de fabrication dans une usine est un système exorégulé, soumis à des consignes et à des boucles de rétroactions qui optimisent la production selon des priorités précises et claires. Le corps humain est une réseau complexe de cellules endorégulées par des processus diffus et omniprésents d'endorégulation thermique, endocrinienne, lymphatique, etc …

On l'aura compris à la lecture de ces exemples, exorégulation et endorégulation coexistent souvent : par exemple, en plus de l'exorégulation portée par le chef d'orchestre, les instrumentistes s'endo-régulent aussi mutuellement ne serait-ce que par l'observation et l'écoute réciproques.  Mais autant l'exorégulation se modélise assez aisément - c'est l'objet de la science cybernétique -, autant les processus d'endorégulation, parce qu'ils sont diffus, flous, "instinctifs" ou constamment improvisés, ont bien difficile à trouver modélisation.

Tout processus complexe se caractérise par cinq propriétés constitutives :

-  Une intention (les théoriciens parlent aussi d'attracteur) qui exprime un ou plusieurs états futurs vers le(s)quel(s) tend le processus ; ainsi l'orchestre symphonique tend à jouer l'opus choisi, jusqu'au bout, en perfection, fidèlement à la partition du compositeur, conformément au style du chef d'orchestre ;

-  Un territoire qui regroupe l'ensemble des gisements de potentiels internes sur lesquels s'appuiera le développement du processus ; ainsi, l'orchestre repose sur la virtuosité et le talent des instrumentistes, et sur la qualité, la tonalité, la puissance et la tessiture de leurs instruments ;

-  Une organisation qui réalise un modèle de fonctionnement de l'ensemble qui peut être, par exemple dans le contexte de cette étude, le modèle hiérarchique pyramidal ou le modèle réticulé coopératif ; ainsi, l'orchestre sera structuré, dans l'espace et dans le temps, par la position réciproque des instrumentistes et par les règles mélodiques et harmoniques du jeu d'orchestre ;

-  Une activité qui met en branle l'ensemble des ressources et modalités afin de réaliser les performances visées ; ainsi l'orchestre va … jouer, selon un rythme et un tempo donné.

- Une écologie qui traduit l'ensemble de toutes les relations d'interaction et d'échange entre le processus et son milieu ; ainsi, l'orchestre interagira avec l'acoustique de la salle de concert, avec les réactions de son public, etc …

L'exorégulation classique, dont participent les organisations hiérarchiques, pèse sur les rapports entre les trois propensions internes dénommées ici territoire, organisation et activité.

L'endorégulation dont participent les réseaux coopératifs, pèse, elle, sur les leviers externes : l'intention (le projet) et l'écologie (les ressources). Le principe en est simple - même si la mise en œuvre est complexe et difficile - : lorsque le projet est clair, fort et partagé, et/ou lorsque les ressources sont rares et précieuses, le système ou le réseau s'auto-organise par ajustements mutuels, de proche en proche, sans devoir avoir recours à quelque hiérarchie que ce soit.

Dans un système hiérarchique exorégulé, le détenteur du pouvoir (le patron, le président de la République, etc …) est le (seul) détenteur (par désignation actionnariale ou élection démocratique) de l'intention globale, du projet collectif ; mais il n'appartient pas au processus lui-même (d'où le préfixe "exo"). Il est censé commander la dynamique de l'ensemble en appuyant sur une ou plusieurs des trois pédales de la dynamique processuelle (territoire, organisation, performance), et le dosage de ces appuis sera toute l'expression de sa politique.

La régulation d'un système hiérarchique s'organise autour du couple "planification/rétroaction" et d'un pouvoir hiérarchique, alors que celle d'un système réticulé s'organise autour du couple "synchronisation/ convergence" et d'une puissance entéléchique.

Pour aller plus loin ...

Les sociétés et activités humaines s'organisent dans l'espace et dans le temps. Ici, "s'organiser" signifie se donner des outils , architectures et structures aptes à maximiser l'efficacité du processus d'ensemble.

Une question se pose tout de suite : efficacité par rapport à quoi, pour qui, selon quels critères, etc …?

Mais laissons, pour l'instant, cette question du pour-quoi de côté et concentrons-nous sur la question du comment.

Depuis des millénaires, les sociétés (dans l'espace) et les activités (dans le temps) humaines relèvent de deux modèles organisationnels récurrents : la hiérarchisation pyramidale dans l'espace et la planification linéaire dans le temps.

Mathématiquement, dans les deux cas, il s'agit d'arborescences linéaires, c'est-à-dire des ensembles de relations orientées de précédence soit entre des acteurs dans l'espace, soit entre des actions dans le temps.

Face à ces modèles, la complexité ambiante a induit des modèles plus riches et plus souples : la réticulation dans l'espace et la synchronisation dans le temps.

Le problème n'y est plus de minimiser le nombre total de relations entre acteurs ou actions (comme c'est le cas avec les arborescences linéaires), mais bien de permettre une régulation par ajustement mutuel (donc avec des boucles non linéaires).

Avec la hiérarchisation et la planification, la structure dans l'espace et le temps est l'invariant autour duquel les activités et coopérations s'organisent.

Il y a un plan et ce plan doit être respecter.

Dans le cas de réticulation et de synchronisation, ce n'est plus la règle qui est l'invariant de régulation, mais la finalité.

Le passage d'une (exo)régulation hiérarchique et planificatrice  par les règles, à une (endo) régulation réticulée et synchronisée par les finalités, constitue un "mur culturel" qui implique des conséquences innombrables comme l'autonomie individuelle, la substitution de ceux qui détiennent un pouvoir par ceux qui font autorité (même en matière d'arbitrage, de décision ou de charisme).

Les méthodes d'analyse structurée proposait de concevoir tout projet comme une chaîne (ressources - acteurs - actions - résultats) inféodée à une consigne, une finalité, un objectif[2] ; le système d'exorégulation venait s'y superposer en mettant un œuvre un nouvel acteur (le "chef") détenteur de la consigne (c'est sa "ressource") recevant les mesures de résultats (c'est sa deuxième ressource) et dépositaire un processus managérial visant à transformer l'écart entre consigne et résultat en directives correctrices vers l'acteur opérationnel. C'est la définition pure et simple de la boucle de rétroaction … et du management taylorien.

Cette vision était verticale : le processus de régulation était au-dessus du processus opératoire. On est bien dans une architecture hiérarchique qui implique nécessairement une planification (ne serait-ce que par les délais octroyés pour l'atteinte de tel ou tel résultat, ou par le rythme programmé des prises et analyses des mesures de résultats, etc).

Les organisations réticulées, régulées par synchronisation, c'est-à-dire par ajustement mutuel en vue d'une finalité commune, ne procèdent pas ainsi : ce n'est plus le "chef" qui "pousse" le processus, mais c'est la "finalité" qui "tire" le processus. On retrouve les prémisses de ce genre d'organisation endorégulée dans les méthodes de type KANBAN qui furent utilisées, en leur temps, par des firmes comme TOYOTA.

C'est, en somme, passer d'une gouvernance push (qui pousse depuis l'amont) à une gouvernance pull (qui attire depuis l'aval).

Dans les systèmes hiérarchiques planificateurs, c'est l'amont qui déclenche et contrôle l'aval, alors que dans les systèmes réticulés synchrones c'est, à l'inverse, l'aval qui déclenche et contrôle l'amont.

Et cet aval déclencheur peut très bien être externe (l'opportunité pure) ou interne (une intention volontaire) ou, comme souvent, un subtil mélange des deux.

La régulation ne s'y fait plus par référence (à une consigne) mais par interférence (entre sous-processus opératoires). Le vrai patron n'est plus celui qui détient (arbitrairement ou conventionnellement) le pouvoir suprême, mais le vrai patron - y compris pour le "patron" statutaire - devient la finalité commune.

Prenons une métaphore : l'eau coule naturellement et optimalement (par le chemin de plus grande pente) vers la vallée non parce que poussée par sa source, mais  parce qu'attirée vers le bas par la gravitation.

En généralisant la chose, il convient de concevoir la logique de régulation globale non pas comme une succession de contrôle/analyse/correction, mais bien comme la création d'un champ de force téléologique, cohérent et cohésif, qui, comme le champ gravitationnel sur le cours d'eau, induit un mouvement et une convergence naturellement optimaux.

On n'est là, probablement, pas très loin des champs morphiques de Rupert Sheldrake.

Pour le dire lapidairement, il ne s'agit plus de poser des règles de référence mais bien des champs d'interférence. Il ne s'agit plus de poser des règles hiérarchiques spécifiques, mais bien de poser des champs téléologiques globaux.

Au fond, l'idée centrale est celle d'induire un champ de force qui oriente, dynamise et fasse converger les comportements individuels, un peu comme le champ magnétique d'un aimant oriente, dynamise et fait converger les particules de limaille de fer posées sur une surface plane.

Encore faut-il, pour continuer cette métaphore, que la pâte sociétale que l'on veut organiser, soit suffisamment ferromagnétique. Autrement dit, qu'elle soit magnétisable.  Autrement dit, encore, qu'elle soit suffisamment sensible aux forces attractives de la finalité commune.

Quelques remarques essentielles doivent ici être faites.

D'abord,  cette sensibilité est d'autant plus forte que l'attracteur est plus puissant c'est-à-dire qu'il rencontre les appétits et aspirations les plus profondes des individus concernés.

Ensuite, cette sensibilité est d'autant plus forte, aussi, que l'effectif concerné est  numériquement plus faible : la force d'attraction d'une finalité se dilue dans les grands nombres.

Enfin, cette sensibilité s'atténue dans le temps comme la faim s'atténue au fur et à mesure que l'on mange : il faut ainsi s'adresser aux appétits les plus insatiables comme celui du bonheur, de la joie, du plaisir de vivre.

Ceci étant dit, la condition sine qua non d'une organisation par réseau synchrone se ramène donc à la puissance du produit de la finalité par la sensibilité. Plus ce produit sera grand, plus l'activité qui en résultera sera intense et convergente naturellement.

Si l'on travaille à petite échelle, dans une communauté suffisamment restreinte, l'équation est assez facile à satisfaire pourvu que l'on soit sélectif quant à la sensibilité des individus et charismatique quant à la puissance de la finalité.

Plus les effectifs de la communauté concernée grimpent, plus il est difficile d'être, à la fois, suffisamment sélectif et charismatique.

La seule solution possible est donc une organisation en réseau de réseaux d'individus, chaque réseau possédant, au maximum, entre 50 et 100 entités (cette donnée est fournie par la psychosociologie des groupes). Pour couvrir la totalité de l'humanité, en partant d'une base 50, il suffirait de 6 niveaux (sur une base 100, 5 niveaux suffiront) : 50 (le clan), 2.500 (la communauté), 125.000 (le district), 6.250.000 (la région), 312.500.000 (le continent) et  15.625.000.000 (l'humanité). Chaque niveau agrège les niveaux plus restreints à la manière des matriochkas des poupées russes.

Au vu de ces chiffres, quelques remarques s'imposent.

D'abord, presqu'aucun des Etats actuels n'a une taille adéquate - ce qui scelle leur inadéquation structurelle - alors que les organisations continentales (UE, USA, par exemple) l'ont bien.

Ensuite, Les 6 milliards et demi d'humains actuels constituent une humanité d'une vingtaine de continents identifiables démographiquement, culturellement et/ou géographiquement. Si la population mondiale atteint bien les 9 milliards prévus vers 2050, cela fera donc environ 30 continents à gérer. Cette remarque n'a d'autre but que celui de pointer l'inanité de certains découpages géopolitiques actuels qui ne représentent que des phantasmes (la Chine, l'Inde, l'Islam) ou des erreurs (l'Afrique, l'Océanie).

Par ailleurs, il faut avoir garde à prendre ces chiffres pour "argent comptant" et à en faire une règle stricte. Il ne s'agit que d'ordres de grandeur (base entre 50 et 100) correspondant à des réseaux naturels dont les tailles exactes - et variables dans le temps - ne sont déterminées que par la puissance de leur produit "finalité fois sensibilité".

Enfin, il faut éviter le dangereux écueil de voir, dans cette structure gigogne, une structure hiérarchique "cachée" où chaque réseau, quel que soit son niveau d'agrégation, aurait un pouvoir hiérarchique sur les entités qu'il contient. Rappelons la définition d'un réseau : un réseau est une communauté d'entités autonomes fédérées ("magnétisées", donc) par un projet (une finalité partagée, une puissance "finalité fois sensibilité") commun.

Quoiqu'il en soit, indépendamment de toute tentative de modélisation, le passage de la hiérarchie planifiée au réseau synchrone est incontournable - et urgente - du simple fait de la montée en complexité et, par voie de conséquence, de l'obsolescence radicale des organisations mécanistes et simplistes qui gouvernent encore, aujourd'hui, le monde des humains. Ici, sur notre continent, cette mutation passe par la dissolution des Etats nationaux, par l'Europe des régions et par l'autonomie des communautés.

Il ne s'agit pas d'idéologie, mais de thermodynamique.

Conclusion et perspective

On le sent bien, s'esquisse ici toute une révolution encore à faire tant dans le monde des entreprises économiques que dans celui des institutions politiques. Il s'agit de passer des hiérarchies planificatrices et rétroactives aux réseaux synchrones et proactifs.

Il ne s'agit plus de réguler par des règles, consignes ou lois, mais de réguler par une finalité, un projet et une intention.

Il ne s'agit plus de maintenir des pyramides monolithiques de mono-appartenance, mais de susciter des mosaïques communautaires de multi-appartenance.

Il ne s'agit plus de compter sur les Etats et les grandes entreprises industrielles, mais de passer à un communalisme généralisé, c'est-à-dire à un fonctionnement sociétal et économique fondé sur un enchevêtrement de connexions fortes et sélectives (électives) entre communautés locales et autonomes.

Le problème politique unique, dans ce cas, revient à élaborer et appliquer des "règles du jeu" générales auxquelles toutes les communautés sont soumises et qui garantissent seulement la paix collective et la liberté des individus.

Marc Halévy, 9 juin 2010. 


[1] Le parallèle avec les mécanismes cancéreux ou, mieux, avec les maladies auto-immunes est plus qu'une analogie. Il s'agit de processus semblables sur des organismes complexes : biologiques, ici, et sociétaux, là.

[2] Par parenthèse, pour fixer les notions, un objectif est la transcription réductrice et quantitative d'une finalité globale et qualitative. Exemple : ma finalité est de connaître la Toscane, et mon objectif réduit est d'aller passer deux jours à Venise la semaine prochaine.