Vous avez dit "richesse" ?
Lorsqu'il s'agit de produire de la richesse, de quelle richesse parle-t-on ? Voilà la question centrale qui doit animer la réflexion de fond de tout dirigeant.
Et les économistes, à leur suite, devront bien un jour intégrer dans leurs pseudo-modèles et leurs pseudo-équations d'autres étalons de richesse que le seul étalon monétaire : le qualitatif inquantifiable y surgira en force. Et pour le coup, la "science" économique sera enfin démasquée pour n'être pas une science mais seulement un amas de considérations diverses sur la subjectivité et la cupidité humaines.
De façon tout à fait générale, la richesse indique la valeur (et non seulement le prix) des propriétés émergentes surgies d'un complexe de ressources. Cette valeur peut être positive ou négative, qualitative ou quantitative, objective ou subjective. Quel que soit le point de vue adopté, elle se ramène toujours à de la néguentropie dont l'usage procure, ou pas, une certaine jouissance à l'usager. Bref, la richesse est de la jouissance potentielle.
Et la question de la nature de la richesse renvoie alors à la nature de la jouissance qu'elle est censée procurer. Jouissances corporelle (engendrer du plaisir), émotionnelle (engendrer de l'émoi), intellectuelle (engendrer de la connaissance) ou spirituelle (engendrer du sens) …
L'argent, comme tout autre vecteur de richesse, n'est plus alors qu'un moyen symbolique pour dissocier, dans le temps, le moment de la production et le moment de la jouissance.
Si notre monde et notre époque en sont réduits au tout-financier, cela signifie très simplement qu'ils se sont appauvris de toutes ces richesses non matérielles et non quantifiables qui font pourtant la noblesse d'une civilisation.
Et voilà bien le défi paradigmatique qui est lancé, là, devant nous : celui de réinventer toutes ces richesses immatérielles et qualitatives qui ont tant de valeur sans avoir de prix, et pour lesquelles il n'existe aucun marché.
Les entreprises sont au cœur même de cette vitale réinvention et doivent, dès lors, apprendre à se défaire de leurs aliénations financières.
Oui, les entreprises et toutes leurs parties prenantes doivent s'enrichir, mais pas seulement d'argent, loin s'en faut. La dimension financière n'est qu'une - et non la principale, à mes yeux - des dimensions de l'économique. Lorsque, comme nous le voyons aujourd'hui, l'économie est réduite à la finance (c'est-à-dire, in fine, à la spéculation qui est, par essence, sans valeur ajoutée), il y a destruction de richesse et perte de jouissance : le monde devient pauvre et triste, gavé de symboles de richesse mais perclus de misère réelle.
Mais la richesse (ou les richesses) est un état statique, comme une photographie à un moment donné, un instantané, un arrêt sur image. Il faut alors envisager la notion, plus vaste, de prospérité, notion définie comme une dynamique de richesse, comme une mouvement durable de création de cette richesse. On comprend vite, alors que richesse instantanée, dans le court terme, et prospérité stable, dans la durée, sont souvent - presque toujours, d'ailleurs - antagoniques.
Pourquoi ? Parce que plus une richesse est matérielle, plus elle consomme de ressources qui s'usent lorsque l'on s'en sert. C'est bien la triste leçon de notre époque qui, après deux siècles de goinfrade imbécile, prend douloureusement conscience que toutes les ressources naturelles sont entrées dans une logique définitive de pénurie. Bientôt, la prospérité et la richesse ne pourra plus se construire que sur ces ressources qui ne s'usent que lorsqu'on ne s'en sert pas : le talent, la créativité, l'imagination … bref, les vertus immatérielles.
Le problème sera bien moins d'avoir que d'être et de devenir : consommer peu, penser beaucoup.
Prospérité et richesses de l'Esprit : voilà tout le programme humain pour les siècles qui viennent. Lorsqu'on voit fonctionner l'humanité lobotomisée environnante, il y a bien du souci à se faire !
Marc Halévy, Le 05/10/2011