Lettre ouverte à Thomas Piketty
Dans cet incompréhensible succès de librairie qu'est devenu son gros ouvrage intitulé : "Le capitalisme au 21ème siècle", le néo-marxiste français Thomas Piketty fonde son œuvre sur l'opposition binaire, typiquement marxiste, entre le capital (la fortune patrimoniale) et le travail (le temps et l'énergie investis dans l'acte de production) et ne s'intéresse, avec documentation chiffrée et mathématisée, qu'aux inégalités de fortune.
Or, aujourd'hui plus que jamais, l'économie réelle n'est pas dipolaire, mais tripolaire ; le troisième pôle en est la virtuosité (toutes les formes d'intelligence portée à l'excellence) qui n'est jamais réductible ni à de l'argent (le talent ne s'achète pas), ni à du travail (le génie est inné).
Les inégalités de fortune, si profondément étudiées et idéologisées par Piketty, ne forment que la part la plus visible et la moins pertinente (en tous cas, la plus réversible) des inégalités entre les individus humains ou entre les sociétés humaines.
Les inégalités de puissance de travail et, surtout, de virtuosité sont infiniment plus profondes et, je le crains, bien moins réversibles.
Si l'on ajoute à cela le fait que la Nature a réparti les ressources indispensables à l'économie de façon terriblement inégalitaire (et de plus en plus inégalitaire du fait de leur pénurisation généralisée), on comprend que l'analyse fouillée de Piketty, quelque impressionnante en volume soit-elle, n'aborde que le pan le plus dérisoire (mais le plus idéologiquement exploitable) de l'affaire.
Les remèdes qu'il propose à la réduction des inégalités de fortune passent essentiellement par des taxes sur les produits financiers et sur les patrimoines ; c'est agir sur les effets et non sur les causes. Il faut être bien plus radical : fermer toutes les bourses et interdire toutes les spéculations, promesses de gain futur et boursicotages divers.
Une parenthèse, s'impose, avant d'aborder la question de fond. Piketty, comme tous ses collègues professeurs d'économie, ne lassent pas de réduire les notions de capital, de patrimoine ou de fortune aux seuls actifs financiers c'est-à-dire matériels et quantitatifs. Ils font donc l'impasse radicale sur tous ces patrimoines immatériels qui, aujourd'hui, dans les entreprises comme dans la vie en général, s'imposent de plus en plus. Le problème est moins devenu de "réussir dans la vie" que de "réussir sa vie", comme les jeunes générations montantes l'ont parfaitement compris (mais comme les économistes ne parviennent pas à le saisir). Qu'il faille un minimum de revenu et de patrimoine pour y construire une vie heureuse, cela va de soi, mais ramener le problème du bonheur des hommes à la seule dimension financière, c'est un outrage à l'intelligence. De plus, on le sait, il n'y a aucune corrélation positive entre "richesse matérielle" et "bonheur vécu". Au contraire. Le taux de drogués, de psychotiques, d'alcooliques, d'esclaves aux médicaments, de suicidaires est impressionnant chez les plus riches : toutes les statistiques le démontrent. Le luxe et l'hyperconsommation, etc … sont des fuites et rien de plus.
Mais le problème de fond que Piketty aborde est pertinent : les inégalités. Sachant que l'égalité absolue est non seulement impossible par nature, mais non souhaitable (toutes les idéologies qui ont tenté de l'imposer, ont été des tyrannies infâmes, violentes, sanglantes et éphémères), deux questions sont ainsi soulevées.
La première est celle-ci : de toutes les répartitions statistiques, quelle est la "meilleure" ?
La seconde est celle-ci : l'homme peut-il réellement influer sur l'évolution de ces répartitions statistiques ? Cette seconde question est la plus simple : l'homme ne peut agir qu'en mal (la Nature et la Vie sont bien plus puissantes, solides et durables que l'humanité) sur les inégalités ontologiques (les potentiels des sols et des mers, la géographie, le climat, les potentialités physiques et psychiques innées, le capital santé, etc …), mais il peut agir, en mal comme en bien, sur les inégalités phénoménologiques (la fortune, l'éducation, la santé, le courage, etc …). Nous sommes entrés dans une logique définitive de raréfaction des ressources qui implique que les inégalités ontologiques rendront les inégalités phénoménologiques secondaires et les conditionneront largement.
Reste la première question : quelle est la répartition statistique optimale ? La réponse est nette et, sans doute, décevante : plus les inégalités ontologiques primeront, moins cette question aura de sens.
Il est temps que les orgueilleux comprennent que le monde humain n'est qu'un sous-système particulier d'un système naturel et physique bien plus vaste qui le contient et qui le nourrit, et que toutes les élucubrations idéologiques qui n'intègrent pas les inégalités ontologiques dans leurs fumeuses équations, sont vouées à l'échec soit dans l'impuissance, soit dans un bain de sang.
Marc Halévy, 30 novembre 2014. Version augmentée le 2 décembre 2014.