S'épanouir au travail
Tout homme désire ardemment vivre dans la joie.
Tout homme tend naturellement à mettre au service de son projet de vie, un maximum de ses talents, de ses compétences, de ses intelligences.
Tout homme dispose d'une quantité limitée d'énergie mentale qui s'use bien plus vite qu'on ne le croit.
Tout homme vit, pense, agit dans un cadre acquis qui lui constitue ses modèles de vie et sa grille de lecture du monde alentour.
Résumons : un désir, des potentiels, une énergie, un modèle.
Puis, tout autour, il y a un milieu de travail - une entreprise, une organisation, etc … - qui, lui aussi, a un désir, des potentiels, un cadre et une volonté.
Qu'est-ce que le travail, au sens "emploi" du terme, sinon la rencontre entre ces deux faces de la même grille d'attentes en quatre points, et la construction de leur convergence ou de leur divergence. Car s'épanouir au travail, c'est faciliter, au quotidien et dans la durée, une convergence efficace entre :
- le désir individuel (y compris tous les travers humains comme la paresse, la lâcheté, le parasitisme, l'orgueil, etc…) et le désir collectif (le projet d'entreprise s'il existe et s'il est clairement et sincèrement affirmé et partagé) ;
- les potentiels réels (attention aux fanfaronnades et aux orgueils faciles) de la personne et les besoins en talents, en compétences, en volonté et en énergie de l'entreprise ;
- les énergies mentales intérieures de l'homme (qui s'épuisent si vite dans ses combats contre les peurs imaginaires, contre les agressions inutiles, contre les culpabilisations organisées, contre les humiliations mesquines et gratuites, etc … mais qui se rechargent si vite dans la joie au travail, précisément) et l'immense appétit de l'entreprise pour cette énergie noble et rare ;
- le cadre mental (la carte de vie) de l'individu et l'ensemble des modèles, valeurs, styles, règles et exigences collectives de l'entreprise.
L'épanouissement au travail, répétons-le, nait naturellement de ces quatre convergences fondamentales, si elles sont concomitantes. Aussitôt posé, cet axiome induit des questions de fond dont la première est : qui est le responsable de cette convergence, qui doit en être le premier moteur ? Au risque d'urticaires auprès des DRH, j'affirme que la première responsabilité de cette convergence, revient au collaborateur lui-même : cela s'appelle la bonne volonté. Le rapport entre la personne et l'entreprise est dialectique, il doit s'agir d'un dialogue progressif vers la construction d'un comportement commun qui transcende les deux visions du monde (celle de l'employé et cette de l'entreprise) ; il ne s'agit pas de les faire s'affronter pour que l'une triomphe et que l'autre "casse" et se soumette : ni esclavage, ni révolution. Mais rien de tout cela ne se fera s'il n'y a pas, dès départ, au tout départ, cette "bonne volonté", c'est-à-dire cette volonté de réellement et sincèrement faire tout le possible pour favoriser et faciliter cette convergence entre nos deux grilles d'attentes.
Si le travail est perçu comme un mal nécessaire (ce qui est, soyons lucide, le cas auprès de 85% de la population active de ce pays par simple application de la loi statistique de Pareto), son organisation et sa gestion ne peuvent être que coercitives.
Si le travail est perçu comme une opportunité d'épanouissement (ce qui concerne donc seulement 15% de cette même population active) et, donc, de joie, alors la convergence esquissée plus haut prend toute sa consistance.
Pour être épanouissant, le travail doit offrir, outre la rémunération et les divers "avantages" et "gadgets" contractuels, quatre possibles essentiels :
- la fierté qui nait de la convergence des projets s'ils sont suffisamment nobles, l'un et l'autre ;
- l'excellence (on dit, malheureusement, aussi : l'employabilité) qui nait de l'enrichissement progressif des potentiels individuels au fil des expériences, défis et aventures professionnelles offerts par l'entreprise ;
- la passion qui dope l'énergie mentale, donc l'enthousiasme et la joie au travail, et qui s'ancre dans le métier que l'on fait et que l'on fait bien ;
- l'élégance qui permet de faire se rencontrer, positivement et ouvertement, sans mesquinerie ni roublardise, deux visions du monde et de la vie.
L'entreprise, si elle veut favoriser cette révolution intérieure, doit de plus faciliter la mise en œuvre de trois vertus cardinales : la simplicité, la frugalité et la fécondité.
- La simplicité regroupe toutes les chasses obsessionnelles aux "usines à gaz", aux complications, aux accumulations, aux encombrements aussi inutiles que dispendieux. Mais la simplicité est difficile (la simplicité est tout le contraire de la facilité puisque ce qui est facile ne vaut rien). Elle appelle du génie et beaucoup de travail et d'intelligence, d'imagination et d'astuce.
- La frugalité est la seule réponse possible (et irrémédiable) aux logiques de pénurie qui frappent durablement toutes les ressources, tant naturelles (énergie, eau douce, terres arables, métaux, etc …) que culturelles (faillite de nos systèmes éducatifs) . La frugalité fait une chasse radicale à toutes les formes de gaspillages, matériels et immatériels (l'énergie mentale et le temps - les nôtres et ceux de nos collaborateurs - sont deux champs fameux de gaspillages immatériels aussi navrants que honteux). La frugalité, c'est, en tout, faire beaucoup mieux (et non plus) avec beaucoup moins.
- La fécondité, enfin, est un état d'esprit qui couvre à la fois la volonté de durer et la volonté de créer (l'une ne va d'ailleurs pas sans l'autre). Chaque fois que l'on construit de la valeur en agrégeant des ressources (c'est bien ce que font toutes les entreprises tant industrielles que de services), le réflexe heureux est de se demander comment mieux faire encore pour que ce 1+1=3 que l'on vient de réaliser devienne un 1+1=4 ; non par appât du gain, par esprit de lucre ou par cupidité, mais parce que, si le 3 est la clé de la survie immédiate ou à court terme, alors le 4 est la clé de la pérennité et de solidité. Mais ne nous méprenons pas : lorsque je parle de valeur produite, je ne parle pas seulement de valeurs financières ou comptables, je parle aussi - et souvent surtout - de valeurs immatérielles comme de l'intelligence et de la créativité collectives, de la visibilité et de la notoriété, des savoir-faire, des maîtrises technologiques ou managériales, des réseaux relationnels féconds, etc … et de l'enthousiasme, de la passion, de la joie.
Posons une note de philosophie en péroraison de ce petit article.
On confond généralement "bonheur" et "joie de vivre". C'est une erreur. On n'est en général pas responsable du bonheur que l'on vit, puisque l'essentiel de sa substance nous est donné par notre milieu (amour, amitiés, prospérité, santé, etc …). Par contre, chacun de nous est seul responsable de sa propre joie de vivre car celle-ci nait de la nature du regard que l'on porte sur soi et sur le monde. La joie de vivre est affaire de volonté profonde et personnelle. La joie de vivre est une ascèse, une discipline quotidienne. La joie de vivre est un état d'esprit. La joie de vivre, pour soi, se décide chaque matin. La joie de vivre est un art de vivre.
Marc Halévy, février 2011