Logos
La pensée philosophique ionienne s'érige en tant que rébellion de la pensée orientale contre la pensée mythologique indoeuropéenne des Mycéniens.
La pensée prophétique hébraïque nait, elle, au croisement de la pensée cosmologique mésopotamienne et de la pensée sotériologique égyptienne.
De ces deux pensées émerge alors le concept de Logos sous la forme des lois éthiques juives et des lois physiques grecques … dont le christianisme est l'antithèse radicale puisqu'il substitue au Logos du Père, l'Agapè du Fils.
Le concept de Logos est fondateur d'idiosyncrasie méditerranéenne qui, par l'empire romain, devint européenne. Face au Logos méditerranéen - mais complémentairement à eux -, l'Inde inventa le concept du Un dans la non-dualité et la Chine, celui du Devenir dans l'impermanence. Notre époque verra-t-elle l'émergence de la salutaire synthèse des trois : l'Un, le Devenir et le Logos c'est-à-dire l'unité, l'évolutivité et la cohérence du Tout ? Le Logos méditerranéen (dans ses deux versions ionienne physique et hébraïque prophétique) est, au fond, totalement identique au Tao chinois et au Brahman indien. Mais ces trois branches de l'arbre n'en ont pas développé les mêmes aspects : là-bas l'essence de son impermanence et l'essence de son unité, ici, l'essence de sa consistance.
Le Logos méditerranéen s'identifie pleinement à ce principe de consistance de l'univers qui, entre tout ce que celui-ci contient, assure la cohésion dans l'espace et la cohérence dans le temps. Cette découverte fondamentale du 6ème siècle avant l'ère vulgaire (et sous ses deux formes, physique ionienne - les lois du cosmos - et prophétique hébraïque - les lois de Dieu) a ouvert, d'un même coup, toutes les voies du sens et des sciences qui, chacune de son côté, cherchent à percer le mystère (les modalités, les raisons et les règles) de ce principe de consistance universel.
Héraclite invente le concept ionien de Logos, principe de consistance du Réel, et en tire une conséquence immense : pour qu'il puisse y avoir cohérence dans le temps, il faut que l'univers ait un sens, une finalité, une intention. En effet si tout coule comme le fleuve, il faut donc aller au bout de la métaphore et postuler un attracteur : la vallée qui débouche sur la mer où se jettera le fleuve.
Tout à l'opposé de lui, Démocrite - à la suite de Leucippe, le milésien, disciple de Parménide, d'Empédocle et de Pythagore - construira tout son système atomiste et matérialiste sur la négation radicale du sens et induira l'instauration durable - ô combien - du hasard comme seul moteur de l'évolution des mondes.
La légende qui fit d'Héraclite le philosophe qui pleure et de Démocrite le philosophe qui rit, est absurde sauf sur un point : tout, absolument tout, oppose irréductiblement Héraclite, le spiritualiste du Devenir, à Démocrite, le matérialiste de l'Être. L'Antiquité a enterré Héraclite parce qu'il rejetait l'Être de Parménide et de Platon, la Modernité l'a assassiné parce qu'il était spiritualiste et lui a préféré le matérialisme athée et atomiste de Démocrite.
Le Logos subtil, intelligent et spirituel d'Héraclite a été récupéré, amoindri, affaibli jusqu'à devenir une série de lois mathématiques sous la plume de Galilée, de Newton, de Leibniz et de tous ceux qui ont poursuivi leur œuvre de désenchantement de l'univers, de rationalisation réductrice et castratrice.
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Si, comme le prétend Martin Heidegger, la philosophie est l'art de la pensée, l'art de penser, alors il est urgent d'inclure, dans la pensée, toutes les voies de connaissance.
En ce sens, penser - apprendre à penser, dirait encore Heidegger -, c'est apprendre à entrer en résonance avec le Logos[1].
Le "dehors", en général, est perçu selon trois axes : les autres humains qui forment la Cité, tout le visible qui constitue la Nature et tout l'invisible qui donne sens et consistance à la Cité et à la Nature : Dieu.
Une évolution en gigogne fait que la Cité émerge de la Nature qui émerge de Dieu.
Le Logos s'offre sous trois espèces, en somme : les lois de la Cité (l'éthique), les lois de la Nature (la physique) et les lois de Dieu - qui est le Réel absolu (la noétique).
Cette dernière proposition fait de la noétique la part de la pensée qui relie l'homme individuel au Tout-autre que englobe les autres et dont émane la Nature. La noétique, alors, devient la pensée du Réel, la conscience du Réel, la reliance au Réel par-delà tout le visible, tout le sensoriel, tout l'objectivable.
Symétriquement, l'exploration du "dedans" révèle aussi une structure gigogne avec, au premier niveau l'ego, au deuxième niveau, l'idiosyncrasie phylétique (de laquelle participent l'instinct, les archétypes de l'inconscient collectif, la mémoire collective, les patrimoines génétiques et épigénétiques, etc …), au troisième niveau, la panmnésie cosmique et, au dernier niveau, l'intention c'est-à-dire l'Esprit-créateur, immanent et autoréférentiel, à la source et à l'origine de tout ce qui existe.
L'ego se pose comme la conscience d'un lieu d'interface où se touchent un "dehors" et un "dedans". A l'autre bout de la chaîne, il y a le Divin qui rassemble, dans son unité absolue, le Dieu qui symbolise la totalité du Réel et l'Esprit qui symbolise la totalité de l'Intention.
Ce Divin est le Logos qui s'exprime tant par le "dehors" (les lois de la Nature et de la Cité) que par le "dedans" (les lois de l'Esprit et de la Culture).
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La Logique est la doctrine du Logos c'est-à-dire la doctrine du principe de consistance du Tout. Le Tout est cohésif (il forme un tout dans l'espace), et cohérent (il évolue comme un tout dans le temps) parce qu'il est logique, parce qu'il est animé par un Logos global, parce qu'il est rationnel (au sens de Hegel) et participe, donc, d'une Raison d'être et de devenir.
La raison d'être du Tout est de devenir, et sa raison de devenir est d'accomplir son intention qui est l'Intention absolue.
La Logique, comme expression du Logos, n'est alors rien d'autre que la modalité de cette Intention.
Il faut bien comprendre que cette Logique, au sens métaphysique, est bien autre chose que la "logique" comme méthode et technique humaine pour instaurer une consistance globale au sein d'un ensemble de propositions conceptuelles et verbales. La première (avec une majuscule) n'exclut pas nécessairement la seconde (avec une minuscule), mais elle la dépasse infiniment. Rien ne prouve que la Logique du Logos doive satisfaire aux normes des logiques des hommes, aristotéliciennes ou non !
Marc Halévy, le 12/02/2011
[1] Une fois pour toutes, à l'avenir, j'appellerai "Logos" le principe de consistance qui fait que le cosmos soit cohésif dans l'espace (il est tout Un, il est l'Un) et cohérent dans le temps : (son évolution est tout Une, elle est Une). Sa cohérence perpétue sa cohésion, et sa cohésion préserve sa cohérence.