Quatre vertus vers la simplicité
Notre monde aurait-il basculé dans une logique de pénuries ?
La décroissance, plutôt qu’un choix, serait-elle devenue une obligation ?
Et cette décroissance pourrait-elle être sublimée au travers d’un nouvel art de vivre ?
Oui, oui et oui, répond le "simplicitaire" Marc Halévy.
Voyage au pays d’une éthique émergente…
MON COMPORTEMENT d’être humain est régi par trois propensions de développement.
– La première tend à m'engendrer un espace-temps spécifique : elle se traduit par une présence à soi et de soi au monde.
– La deuxième vise à construire une identité : elle donne lieu à l’expression de soi.
– La troisième cherche à construire une activité : elle débouche sur l’action.
Chacune de ces propensions s’inscrit dans une interface avec le « monde » extérieur. Une interface dont la tendance est faite d’interaction et d’interdépendance : elle construit ma relation avec l’altérité d’autrui, de la nature, du cosmos…
Par ailleurs, je suis mû par une finalité, une vocation, qui dirige mon intention.
Émergent de ce quintuple processus cinq aspects. Dont émanent autant de questionnements…
1. MOI ET LE MONDE … : LA RELATION (1)
Premier aspect : la relation. Qui se doit, d’ores et déjà, de donner lieu à une réflexion… Car par peur de manquer ou de perdre, je suis toujours enclin à posséder. Mais posséder quoi ? Le monde ou moi-même ?
L’obsession de la consommation matérielle est une dépossession de moi, une aliénation et
Éthique émergente une addiction. Elle appelle donc une libération. Dont dépend mon bonheur.
2. MON AURA, MON RAYONNEMENT… : LA PRÉSENCE
La présence, elle aussi, pose légitimement question. En effet, je suis toujours tenté de dominer et de durer. Histoire de m’imposer comme centre de l’espace et du temps.
Mais quel espace ? Celui d’une horizontalité du face-à-face ? Ou celui d’une verticalité plus
spirituelle ? Et quel temps ? Celui, objectif, quantitatif et mécanique, de la montre, auquel se réfère Descartes ? Ou bien celui, subjectif, qualitatif et humain, de l’amoureux transi, que décrit si bien Bergson ?
Une chose est sûre, en tout cas : je suis présence à moi-même avant d’être présence aux autres. Je me dois avant tout d’être présent à la Présence. Entre mémoire – qui est nostalgie – et intention – qui est projet, objectif, fantasme –, le réel se situe résolument ici et maintenant.
3. MON ÉVOLUTION PERSONNELLE … : L’EXPRESSION DE SOI
L’expression de soi, à son tour, doit m’interpeller.
Constat de base : en tant qu’homme, je revendique la reconnaissance de ma dignité. Mais quelle dignité ? Celle de mon état ou celle de mes œuvres ? Ma valeur dépend-t-elle de ce que je suis ou de ce que je fais ? Et ma dignité d’homme vaut-elle plus que celle de l’animal ?
4. MA CRÉATION, MA PRODUCTION, MA PROFESSION… : L’ACTION
Last but not least, c’est par l’action que j’ai à me laisser interroger.
Postulat de départ : je cherche toujours à agir, à modeler le monde et à le soumettre à ma
volonté. Mais quelle volonté ? Celle de conquérir ou celle de servir ?
La parabole du marin répond à ce dilemme en conseillant, pour aller où je veux, de commencer par me soumettre aux éléments. Elle rappelle que la liberté commence par l’allégeance.
5. MA DYNAMIQUE DU BONHEUR … : L’INTENTION
Enfin, ce sera par l’intention intangible, unique et générale du genre humain qu’il conviendra de me faire titiller.
En cause : une forme d’intention universelle qui consiste à chercher la joie de vivre dans
chaque instant. Une quête d’eudémonisme fondamental, donc, qu’il ne faut pas confondre avec celle d’un hédonisme, qui, lui, ne vise que le plaisir.
J’entends donc toujours atteindre et préserver mon bonheur.
Mais quel bonheur ? Qu’est-ce que la joie de vivre ? Quel est le sens profond que je veux donner à ma vie ? Et pour commencer, le bonheur est-il vraiment au bout du chemin ? N’est-il pas plutôt le chemin lui-même ? Auquel cas il renverrait moins à l’ordre de l’avoir ou de l’être qu’à celui du devenir…
Relation, présence, expression de soi, action, intention : vers la simplicité
Aujourd’hui, le monde matériel est devenu trop petit pour l’homme, qui se doit donc de
prendre en tout moins de « place ».
L’heure est à la parcimonie.
Parcimonie ? Oui. Selon le bon vieux principe philosophique du rasoir d’Occam, il convient,
pour atteindre un objectif, d’aller au plus rapide et au plus simple. Sus, donc, à l’encombrement quantitatif ! Place à l’intensité qualitative ! Il s’agit de diminuer mon "volume" d’existence pour mieux augmenter ma densité de vie.
La possession ? Oui. Mais la possession de moi-même, davantage que celle du monde.
L’espace et le temps ? Oui. Mais un espace spirituel, davantage que conflictuel, et un temps
subjectif, plutôt que mécanique.
La dignité ? Oui. Mais la dignité de mes œuvres, davantage que celle de mon état.
La volonté ? Oui. Mais la volonté de servir, davantage que celle de conquérir.
Le bonheur ? Oui. Mais le bonheur en devenir, davantage que celui de l’avoir ou même de
l’être.
En tout privilégier la verticalité sur l’horizontalité : tel est le principe de la parcimonie qui s’impose de plus en plus, aujourd’hui, comme la réponse la plus pertinente à un grand sujet d’interrogation : comment faire le pas entre ce comportement d’être humain qui est le mien
et cette quête de comportement optimal qui renvoie à mon éthique… ?
Vers une éthique émergente
Depuis qu’en 2006, notre monde a basculé dans une logique de pénuries, la décroissance ne relève plus du simple choix. Elle est désormais une obligation.
Mais cette décroissance imposée peut être sublimée. Au travers d’un nouvel « art de vivre ». Au travers d’une redéfinition de la « joie de vivre ». Au travers d’une métanoïa (ou transformation intérieure). Pour réussir celle-ci, doivent être cultivés ces quatre fondamentaux de mon comportement d’être humain que sont les vertus
– de frugalité,
– de fécondité,
– d’élégance,
– de noblesse.
Une nouvelle éthique se dessine donc. Elle se construit sur ces quatre concepts, appelés à tresser le filet existentiel de la simplicité vécue…
1. LA FRUGALITÉ : OBJECTIF MOINS !
La première valeur fondamentale, celle de la frugalité, répond à la parcimonie de la relation.
Austérité sévère ? Privation délétère ? Nullement. Il est plutôt question, ici, de se poser deux
types de question…
– Primo : qu’est-ce qui est nécessaire à ma joie de vivre et qu’est-ce qui ne l’est pas, ou pas vraiment ? Autrement dit, qu’est-ce qui est futile ? Et a contrario, qu’est-ce qui est utile et nécessaire ?
– Secundo : comment faire en tout, partout et toujours beaucoup mieux avec beaucoup moins ? C’est-à-dire : comment utiliser l’intelligence pour minimiser les prélèvements de matériaux et d’énergies ?
Renoncer définitivement à tous les superflus et minimiser tous les prélèvements : ces deux
questions vitales se rejoignent dans leur complémentarité.
Nom de code de l’opération : « objectif moins ».
Moins de matière. Moins d’énergie. Moins d’ef- fort. Moins de temps. Moins de stress...
La joie, en effet, n’est jamais dans la profusion mais dans la rareté. Ce qui vaut, c’est ce qui est exceptionnel. Un principe de tempérance que ne renieraient ni les stoïciens ni les épicuriens.
2. LA NOBLESSE : DISCRÉTION ASSURÉE…
Deuxième vertu : celle de cette noblesse qui constitue l’inverse même de la vulgarité et répond à la parcimonie de la présence. Elle a pour but d’apprendre à se faire discret.
À s’effacer. À prendre peu de place. Et pour le solde ? Eh, bien : cette place que
l’on continue malgré tout à occuper, il reste à l’embellir. À l’illuminer. À la magnifier. Qui plus est gratuitement. Noblesse, donc.
Qui n’est évidemment pas de titre ou de naissance, mais d’attitude et d’intention. Qui me force à considérer que l’existence ne prend sens et valeur qu’au service de ce qui dépasse infiniment les hommes et leurs bricolages. Qui ouvre l’espace vers le haut pour m’élever
au-dessus et au-delà de moi-même. Qui fait de moi un homme qui s’assume comme entremetteur. Entre vie et esprit. Entre animal et surhumain. Entre caprice et liberté.
Pour vivre en joie, je dois m’assumer, comme le marin doit accepter les forces de l’océan et s’y soumettre avant de pouvoir prétendre aller où il veut et jouir de son voilier. Sans noblesse, donc, pas de liberté. Seulement des caprices méprisables et vulgaires.
3. L’ÉLÉGANCE : SCULPTER SA VIE COMME UNE ŒUVRE D’ART…
L’élégance : encore une vertu, la troisième, chargée de répondre, celle-ci, à la parcimonie de
l’expression de soi. Elle implique de sculpter sa vie comme une œuvre d’art. Geste, parole ou attitude, même combat… Bienvenue à la sophistication, mais pas au dandysme ! À la complexité, mais pas à la complication ! À la texture du réel, mais pas à la parure du
paraître ! Oui, donc, à une authenticité qui dépasse le luxe et le snobisme ! Oui à une beauté qui déborde la « joliesse » ! Oui à une joie qui transcende le plaisir ! La vertu d’élégance enjoint chacun de tracer sa vie comme le calligraphe trace son calligramme. Geste sûr. Adéquation parfaite. Pinceau, papier et encre impeccables. Sens et beauté du message exemplaires. Le moment est venu, en somme, de cultiver la coïncidence idéale entre ce que je suis et ce qui est, entre ce que je deviens et ce qui advient. L’heure a sonné, somme toute, de faire éclore l’harmonie intérieure. En toute simplicité. Donc en consentant au difficile travail de finesse, de délicatesse et de raffinement exigé par celle-ci pour déployer sa plus admirable plénitude.
4. LA FÉCONDITÉ : ZEN ATTITUDE, ME VOICI !
Quatrième vertu : la fécondité. Pour répondre, cette fois, à la parcimonie de l’action. Toute action étant consommatrice, il convient d’agir avec autant de minimalisme que de justesse. De s’inspirer – pourquoi pas ? – du non-agir taoïste qui recommande de se soumettre à la nature. De veiller scrupuleusement à la perfection de chaque geste. Zen attitude, me voici !
Il m’incombe désormais de ne rien faire, de ne rien entreprendre, de ne rien accepter qui n’ait de potentiel d’engendrement, de construction vitale, de production d’intelligence et de
connaissance. Une activité n’est éthique que si elle est créative, productrice de valeurs, contributrice à l’accomplissement cosmique et à la prolifération de la vie, de l’esprit.
Empruntons le langage des physiciens : une activité n’est éthique que si elle génère des propriétés émergentes qui rendent le tout sortant supérieur – et même de beaucoup, si possible – à la somme des parties entrantes.
Frugalité, noblesse, élégance, fécondité :
l’alliage de la simplicité
Frugalité, noblesse, élégance, fécondité : quatre vertus, donc, qui, lorsqu’on les tresse, forment la texture d’une amarre. Une amarre solide.
Une amarre qui m’« attache » à ma joie. Une amarre qui s’appelle simplicité. Cette simplicité est aussi bien condition que point de convergence du quatuor émergent. Et elle répond à la parcimonie d’intention.
Avec toutes les questions y afférentes…
– Quelle est mon intention profonde de vie ?
– Quelle est ma vocation intime ?
– Quelle sera mon œuvre ?
– Quel prix suis-je prêt à payer pour elle ?
Autant d’interrogations qui, par leur difficulté, contribuent à révéler la nature paradoxale
de notre simplicité. Quoi de plus difficile, en effet, que cette simplicité-là ?
Qui est tout sauf facilité. Et qui ne se conçoit pas sans recours à un
travail plus que substantiel. Loin, très loin, terriblement loin de la médiocrité ambiante et de la vulgarité générale. Celles-là mêmes qui caractérisent notre époque, acquise à l’« évidence » de la commodité en tout et pour tous !
Le défi de la simplicité est donc immense.
Il n’en est que plus urgent de le relever…
Libre compte-rendu de l’exposé prononcé par Marc Halévy au Forum « Vers la simplicité » organisé le 27 février 2011 à Louvain-la-Neuve.
(1) En précisant son idée de relation avant même de traiter de ses concepts de présence, d’expression de soi et d’action, Marc Halévy ne peut que combler le personnaliste, qui fait de la relation le fondement même de la personne.