La bonne raison d'exister
Fidèlement à ma décision de ne plus, sauf inadvertance, user du verbe "être" autrement que comme auxiliaire copulatif, et de le remplacer, partout ailleurs, par le verbe "exister", je veux parler de la "raison d'exister" de tout ce qui existe.
Cette expression métaphysique est des plus riches qui soit, car comprendre quelque chose, c'est connaître sa raison d'exister.
Lorsque Hegel écrit que : "Ce qui est réel est rationnel et ce qui est rationnel est réel" (dans la préface à son "Principes de la philosophie du droit" datée du 25 juin 1820), il affirme que tout ce qui existe réellement a une bonne raison d'exister et que tout ce qui a une bonne raison d'exister a existé, existe ou existera.
Autrement dit, rien n'est gratuit, fruit du hasard ou du caprice. Tout ce qui existe a une raison d'exister ; mais cela n'implique aucunement une quelconque forme de déterminisme, de causalisme ou de finalisme absolus car la bonne raison d'exister de ce qui existe, est que tout ce qui existe est porteur d'une vocation intime qu'on peut, ou pas, choisir de réaliser (toujours selon Hegel, la vocation ultime de l'Esprit est la Liberté).
Lorsqu'on parle de la "raison d'exister", le terme raison" renvoie au rationnel et le terme "exister" renvoie au réel. Mais le terme "rationnel" renvoie lui-même à l'idée de ratio, c'est-à-dire de "rapport". Est rationnel ce qui est dans une relation de rapport. Le rapport à soi fonde l'idée de son propre devenir alors que le rapport au non-soi place ce soi dans un monde qui est sien et qui exige l'harmonisation des deux devenirs, l'un intérieur (celui du soi), l'autre extérieur (celui de son monde).
Ainsi, la raison d'exister de ce qui existe est toujours à chercher dans l'élucidation de sa vocation interne (son individuation) et de sa résonance au monde (son intégration).
Exister c'est devenir.
La raison d'exister est la raison de devenir pour soi et pour ça.
Dans cette formulation lapidaire, le "ça" désigne, bien sûr, le monde du non-soi qui entoure, englobe, porte et nourrit le soi.
Venir au monde, c'est naître comme devenir singulier et unique au sein et au service du devenir du monde. En ce sens, il est bien peu d'hommes qui soient réellement venus au monde. Ils existent, certes, ils ont donc une bonne raison d'exister (leur vocation intime), mais ils l'ignorent, la récusent ou la refusent. Ils passent donc à côté de leur vie et de la joie de son accomplissement plein. Ils existent pour eux-mêmes (ce qui ne pose pas problème) contre le monde (ce qui en pose un grave). Ils sont donc réels, mais ils ne sont pas rationnels. Il perdent leur raison d'exister et ils s'enlisent dans le mal-vivre. Ils sont des morts-vivants.
Le Réel préexistait antérieurement à tout soi et lui survivra ultérieurement. Le soi se pose ainsi comme un épiphénomène du monde qui n'a de réelle importance que pour soi. La raison d'exister d'un épiphénomène ne peut être découverte que dans la raison d'exister du noumène qu'il manifeste.
Voilà qui fait retour à l'image taoïste de la vague et de l'océan : la vague n'existe réellement qu'en tant que manifestation de l'océan qui lui donne sa raison d'exister. La vague n'existe réellement qu'en tant que contribution au devenir de l'océan car elle prend alors consistance ; elle prend alors sens et valeur.
Ce qu'il faut appeler "rationalité" n'est autre que la nécessaire "soumission" de la partie au tout, de la vague à l'océan, du soi au ça, de l'homme au monde : c'est seulement à ce prix que se gagne la vraie liberté de s'accomplir en plénitude et de connaître la joie de vivre.
L'insoumis est prisonnier de son insoumission ; il passe sa vie dans les tortures et les fers que son irrationalité lui inflige.
D'abord accepter et assumer le monde tel qu'il existe et tel qu'il va, pour ensuite s'y accomplir librement en harmonie avec lui.
Il faut être humble avant de pouvoir être victorieux.
Marc Halévy, 4 février 2015