Tisserand de la compréhension du devenir
Conférencier, expert et auteur

Du mécanique et de l'organique

Les systèmes mécaniques se placent au niveau zéro de l'échelle de la complexité qu'occupent, sur tous les échelons, des systèmes organiques de plus en plus complexes.


Notre monde offre deux grandes catégories d'objets ou, plus généralement, de systèmes : les systèmes mécaniques et les systèmes organiques. Presque tous les artefacts humains relèvent de la première catégorie. Presque tous les objets naturels - et bien sûr, avant tout, tous les êtres vivants - relèvent de la seconde.

 

Parce que l'homme est habile à fabriquer du mécanique, il a longtemps cru que la Nature faisait comme lui pour "fabriquer" les objets et systèmes qui la composent. Cela a donné le mécanicisme c'est-à-dire une métaphysique qui envisageait la Nature comme une vaste machine fonctionnant à l'instar des machines conçues par l'homme. De là vient toute la science classique (Galilée, Newton, Laplace, Berthelot, Maxwell, Einstein, …) qui est mécaniste jusqu'à la moelle.

Mais aujourd'hui, ce paradigme noétique-là (c'est-à-dire la métaphore fondamentale sur laquelle toutes les connaissances humaines sont construites, en l'occurrence : la machine mécanique) a atteint ses limites et découvre que, dans sa texture profonde, l'univers réel n'est pas mécaniciste mais bien organiciste.

Comment caractériser les différences essentielles entre un système mécanique et un système organique ?

 

D'un point de vue théorique, dit de façon abrupte, les systèmes mécaniques sont des systèmes organiques dont le niveau de complexité est au minimum - ce qui ne les empêche pas d'être parfois très compliqués.

Il faut élucider ces termes. La complexité - que les physiciens caractérisent par une grandeur qui se nomme la néguentropie -  doit être nettement distinguée de la complication avec laquelle on la confond souvent.

La distinction primordiale vient des relations entre les composants du système étudié.

Dans un système mécanique, chaque composant a une identité propre qui ne variera pas (sauf lorsqu'il se brise). La bielle, la bougie et la soupape resteront telles quelles. Le système, pris comme un tout, est l'exacte somme de ses composants (les philosophes appellent cette propriété le réductionnisme). Ces composants s'engrènent les uns avec les autres selon des modes divers (boulonnés, cloués, rivetés, vissés, sertis, enchâssés, emboîtés, etc …), mais ils n'interagissent pas les uns dans les autres. Ils sont ce qu'ils sont et ils le restent ; ils sont là pour remplir passivement, répétitivement, "mécaniquement" une fonction qui a leur été inventée et assignée par leur concepteur extérieur.

Les systèmes organiques participent d'une tout autre logique. Leurs composants se fondent partiellement en eux en interagissant, parfois très fortement, avec les autres, parfois jusqu'à perdre leur propre identité et former, avec d'autres, une entité interne distincte. Le tout d'un système organique est bien plus que la simple somme de ses parties puisqu'aux composants eux-mêmes, viennent s'ajouter toutes ces interactions puissantes qui, à leur tour, engendrent parfois des structures dites émergentes. Ainsi, un bon vin est bien plus que la juxtaposition de quelques milliards de molécules chimiques ; ces molécules interagissent entre elles, se fondent ensemble pour donner une "chair" au vin, et de ces interactions subtiles vont surgir des arômes complexes et secondaires comme autant de nouvelles propriétés émergentes. Un bon vin forme un tout organique dont aucune analyse chimique ne pourra jamais révéler le vrai secret (puisque celui-ci naît des interactions entre les molécules et non de celles-ci).

 

On comprend, dès lors, pourquoi les méthodes analytiques si chères au cartésiens de tous poils, ne conviennent pas aux systèmes complexes organiques : chaque fois que le scalpel de l'analyse intervient, il coupe et brise les délicates interactions entre les composants qui constituent l'essentiel du système étudié et de ses caractéristiques les plus vives, les plus fondamentales. Si l'on disséquait un être vivant (Descartes était un grand partisan de la vivisection), assez rapidement on le tuerait et l'on n'analyserait plus que les composants morts de ce qui, naguère, avait été vivant. La vie est une propriété émergente non réductible à ses composants chimiques, comme la pensée ou la conscience sont irréductibles à leurs composants neuronaux.

 

La complexité d'un système (techniquement dit : son niveau néguentropique) mesure la densité, l'intensité et la variété des interactions entre ses composants.

Un système mécanique, même s'il est très compliqué c'est-à-dire constitué d'un très grand nombre de composants différents, est au niveau le plus bas de complexité tout simplement parce que ses composants, même si nombreux et si diversifiés, sont inertes. Ils sont seulement assemblés les uns avec les autres, mais ils n'interagissent pas les uns dans les autres.

 

Un physicien féru de thermodynamique introduirait une autre distinction fondamentale : les systèmes mécaniques sont toujours réversibles c'est-à-dire qu'ils sont toujours démontables et remontables. Pensez au moteur de votre voiture qu'un bon mécanicien pourra démonter et remonter à l'envi. En revanche, les systèmes organiques, eux, sont irréversibles et suivent la flèche du temps. Lorsque la mayonnaise a pris, on ne peut plus la faire se déprendre. Lorsque la tarte aux pommes ou les spaghetti sont cuits, on ne peut plus les décuire. Chaque jour, chacun vieillit et, quoiqu'il fasse ou veuille, il continuera de vieillir. Toute la condition humaine (mais aussi la condition de tout ce qui est organique) est soumise à ces deux conséquences de ce que les physiciens appellent le second principe de la thermodynamique :

-      Tout système fermé tend naturellement à son état d'entropie maximale (tout ce qui vit, finit par mourir et, pour ralentir cela, il faut se nourrir de ce que d'autres systèmes ont produit) ;

-      Pour produire quelque chose, ici et maintenant, il faut détruire, alentour, plus que l'on ne produit (pour construire une maison, il faut raser des forêts pour les poutres et des montagnes pour la pierre, l'ardoise, le ciment, etc …).

 

Une autre distinction essentielle entre le mécanique et l'organique relève de leur mode de production, de leur manière de venir à l'existence.

Un camion, système mécanique s'il en est, est construit par assemblage - selon un plan précis et univoque - de pièces détachées, fabriquées et usinées selon des plans précis et univoques, à partir de matériaux homogènes et raffinés, convenablement choisis.

Personne ne peut fabriquer un arbre vivant (ni une cellule vivante, ni un cerveau pensant et conscient) par assemblage ; l'arbre se fabrique lui-même, à partir de sa graine originelle : il pousse de l'intérieur. Il est une émergence et non pas un assemblage. Tout ce qui est mécanique est assemblage ; tout ce qui est organique est émergence.

La cellule vivante est bien plus que la collection des molécule biochimiques qui la composent. Un arbre vivant est bien plus que la collection des cellules cellulosiques qui le composent. Une cerveau pensant et conscient est bien plus que la collection des neurones qui le composent. Une communauté humaine est bien plus que la collection des individus qui la composent.

Ainsi, par exemple : les communautés de vie humaines (la famille, l'entreprise, le village, le club) sont des émergences organiques, naturelle et complexes, alors que les institutions politiques et, par-dessus tout, l'Etat sont des assemblages mécaniques, artificiels et compliqués.

 

Enfin, une dernière différence colossale entre les systèmes mécaniques et les systèmes organiques porte sur leur relative autonomie vis-à-vis de leur milieu. Un système mécanique dépend totalement de son milieu : votre voiture ne prendra jamais la moindre initiative car elle doit être alimentée en carburant et pilotée par son conducteur. Les systèmes organiques sont autres car ils possèdent une propriété spécifique incroyable : leur intention naturelle de s'accomplir au mieux. Une graine plantée dans l'humus n'attendra pas le feu vert du jardinier pour se mettre à germer et ce germe, pour pousser. Cette plante mène sa vie selon sa propre logique. Elle dépend bien sûr de son lieu afin d'y trouver les énergies et les nutriments dont elle a impérativement besoin pour s'accomplir (devenir totalement elle-même) ; mais la manière dont elle va user de ces énergies et de ses nutriments ne dépend que de sa nature intrinsèques. Le jardinier pourra, éventuellement, fournir certaines énergies ou nutriments plus ou moins convenablement choisis, mais son rôle s'arrête là. La plante a sa logique propre sur laquelle il est impuissant. Or, un système mécanique n'a jamais de logique propre ni d'intention d'accomplissement ; il n'est qu'une prothèse, plus ou moins efficace, qui prolonge un système complexe qui, lui, possède intention et logique.

 

Cette dernière remarque explique, parfaitement et rigoureusement, pourquoi les rêves puérils du transhumanisme californien sont de pures et simples chimères absurdes : le mécanique (entendez tout ce qui relève des technologies) peut éventuellement suppléer les défaillances des parties les plus mécaniques d'un organisme vivant (le cœur, le squelette, les muscles et tendons), mais restera définitivement impuissant face aux déficiences holistiques liées à l'usure, au vieillissement et à la mort de cet organisme (c'est une simple application de ce second principe de la thermodynamique que les petits génies du numérique ignorent crassement).

Pour le comprendre aisément, il suffit de bien voir ceci : chaque fois que l'on injecte du mécanique dans un système organique, son niveau global de complexité baisse : son niveau néguentropique moyen s'effondre très rapidement et passe sous la seuil de viabilité du système. En croyant pallier les déficience organique par des artifices mécaniques, le transhumanisme tue. C'est aussi simple que cela.


Marc Halévy, 4/9/2015.