Mutations et mutants
- Nous sommes entrés dans une logique de pénurie accélérée et irréversible pour toutes les ressources matérielles indispensables au fonctionnement du système humain dont la démographie doit impérativement être jugulée (si les hommes ne le font pas, la Nature s'en chargera et ce sera terrible, brutal et aveugle) ; il nous faut pratiquer la frugalité sans modération, la frugalité du « moins mais mieux », une frugalité qui permet, en même temps, des économies de moyens et une meilleure qualité de vie ; il nous faut réinventer la joie de vivre dans la frugalité bienfaisante.
- La révolution numérique a modifié, en profondeur, toute la substance de nos relations aux autres, au monde, aux savoirs, à la connaissance, au travail… et à notre propre cerveau dont la configuration s'en trouve irréversiblement transformée ; le monde qui vient sera celui de toutes les intelligences (Noûs en grec d'où le mot "noétique" pour caractériser l'après-modernité) pour lesquelles la technologie doit être un amplificateur et non un maître ; une civilisation des intelligences, de l'esprit et de la connaissance est à présent ouverte et à explorer.
- Nos vieilles habitudes hiérarchiques, quantifiantes, procédurières et planificatrices sont obsolètes dans un monde toujours plus complexe, toujours plus imprévisible, toujours plus qualitatif, toujours plus hors espace et hors temps, toujours plus dans l'immédiateté ; le monde qui vient sera celui des réseaux collaboratifs, des activités nomades, de l'abolition du salariat, du développement permanent de soi avec tout ce que cela veut dire de nouveaux métiers à créer.
- Le modèle économique encore dominant que l'on peut qualifier de financiaro-industriel, est mort, rongé à l'os par la guerre des prix bas, par le rabotage absurde des marges et par la médiocrité voire la non-qualité généralisées ; le seul antidote est la virtuosité personnelle et collective afin de toujours et partout affirmer sa différence, donc sa différenciation, par l'excellence des talents, des intelligences et des savoir-faire ; le facile ne vaut rien, le facile, tout le monde peut le faire.
- Enfin, le passage de l'avoir et du paraître vers l'être et le devenir est indispensable, le passage salvateur de l'extériorité à l'intériorité : la vraie vie est la vie intérieure, la vie spirituelle qui donne sens et valeur à tout ce que l'on est, à tout ce que l'on vit, à tout ce que l'on fait ; un nouvel art de vivre, avec soi-même, avec les autres et avec la Nature doit être inventé avec passion, avec enthousiasme, avec amour.
Ces changements appellent une autre anthropologie dont les "Créatifs culturels" sont une manifestation sociologique puissante.
Cette notion de "Créatifs culturels", mise en avant par les sociologues américains Ray et Anderson, structure deux piliers de la mutation en cours :
− les "Créatifs culturels" sont l'expression récente - plus américaine qu'européenne - d'une mouvance bien plus profonde et longue d'opposition à la logique moderniste ;
− cette opposition à la logique moderniste dont participent les "Créatifs culturels" redéfinit l'homme de fond en comble, dans son rapport à lui-même, au monde, et au Divin (ce dernier mot est à prendre au sens de Principe cosmique fondateur ou ultime, et non au sens d'un Dieu personnel comme le proposent les religions monothéistes). Il s'agit donc de fonder une anthropologie noétique.
Opposition à la logique moderniste
Qu'en dira-t-on ?
Dans moins d'un siècle, les livres d'Histoire présenteront les USA et l'URSS comme les illusions majeures et opposées marquant le déclin et la fin de la Modernité.
Les mots "mercantilisme" et "socialisme" qui viendraient spontanément à l'esprit pour caractériser ces illusions délétères, sont insuffisants puisqu'ils ne couvrent que les manifestations d'une erreur beaucoup plus profonde : celle du refus de la nature réelle du monde et de l'homme, celle de la volonté de violenter cette nature profonde pour la conformer à des caprices infantiles appelés "idéaux".
Ce refus, sous deux formes contraires, de la nature n'est que l'autre expression du mythe du progrès qui est au cœur de la Modernité. Car le "progrès", depuis la Renaissance et plus encore depuis les Lumières et obsessionnellement depuis les moments marxiste, scientiste et positiviste, n'est que l'autre manière d'affirmer la caducité de ce-qui-est en vue d'établir un mieux-que-ce-qui-est.
Que ce soit par l'idéologie et la terreur, ou par l'argent et la cupidité, il s'agit d'opposer un monde idéal, complètement fantasmagorique et imaginaire, utopique et illusoire - celui de l'égalité et de la solidarité, d'un côté, celui de l'abondance et de la gabegie, de l'autre -, au monde réel. Il s'agit, dans les deux cas, d'affirmer un pouvoir sur le monde et sur l'homme.
Dans les deux cas, aussi, il s'agit de vivre dans des villes dénaturées. Car les idéologies modernes, celle de l'argent comme celle de la révolution, sont des fermentations urbaines. Toute la Modernité est un phénomène urbain, on ne le soulignera jamais assez.
La campagne, elle, n'a que faire des idéologies, n'a que faire du politique, n'a que faire d'affairisme ou de révolutionnarisme.
La campagne vit dans la Nature et par la Nature. La ville vit hors d'elle et contre elle.
La campagne n'est, pour autant, ni angélique, ni paradisiaque : elle est dure au travail, âpre au gain, méfiante aux étrangers, cancanière et médisante, mesquine et perfide, elle est comme l'homme est dans sa réalité. Elle a bien des travers mais elle n'idéologise rien, mais elle n'idéalise rien.
Le bon sens paysan et le pragmatisme campagnard ne sont que deux expressions, parmi d'autres, de ce réalisme foncier, clairement opposé à tous les utopismes, à tous les idéologismes, à tous les idéalismes, de gauche comme de droite. Le réel est ce qu'il est et est pris - et aimé - comme tel.
Le réalisme, c'est-à-dire l'acceptation du monde et de l'homme tels qu'ils sont, voilà la troisième voie, celle du troisième millénaire : cultiver le Réel et non le combattre.
Une histoire de modernité …
L'apogée - l'acmé, diraient les hellénistes - de la Modernité se situe au 17ème siècle, d'ailleurs surnommé, par les Modernes, le "Grand siècle".
En philosophie : Descartes, contre Leibniz et Pascal, inaugure une métaphysique dualiste tout imprégnée de matérialisme et de mécanicisme, assortie d'une méthodologie analytique et réductrice.
En science physique : Newton, à la suite de Galilée et contre Leibniz, encore, fait de la réduction mécaniciste le cœur de tout ce paradigme physicien qui sévira jusqu'à nos jours sous les espèces des deux grands modèles standards (la mécanique relativiste cosmologique et la mécanique quantique des "particules").
En science biologique et anatomique : d'André Vésale à William Harvey, en passant par Ambroise Paré et tant d'autres Diafoirus, le corps devient machine et l'âme disparaît sous le scalpel.
En poésie et théâtre : avec les Boileau ("Enfin Malherbe vint, …"), Racine, Corneille et autre Vaugelas, sous le nom de "classicisme", tout est codifié, soumis à des règles strictes de rimes, de pieds, des trois unités, etc …
En musique de même, les gammes, genres et compositions sont enfermés dans des normes strictes, héritées du génie de Jean-Sébastien Bach, et scandées par les Lully, Haydn, Mozart (surtout dans ses œuvres frivoles … et il y en a beaucoup … trop) et même, Beethoven très jeune qui, heureusement, devint vite, tout à l'opposé, le fondateur du romantisme.
En peinture : Raphaël ! ce nom suffit à tout dire de Watteau à David, de Rubens ou Vermeer à Ingres ou Delacroix : une peinture figurative, soumise à des règles de composition stricte, idéalisante, allégorique et mythologique …
En politique : c'est le triomphe du despotisme de Louis XIV à Frédéric de Prusse de Charles II d'Angleterre à Guillaume d'Orange, de Pierre le Grand à Marie Stuart : triomphe de la centralité, de la hiérarchie, de la courtisanerie, du protocole … et de l'hypocrisie.
En économie, les mercantilistes, d'abord, et les physiocrates, ensuite, fondent la plus grande escroquerie intellectuelle de tous les temps : l'idée que l'économie (donc l'art des échanges en tous genres) puisse être rationnellement modélisée et centralement pilotée.
A travers ces diverses facettes, il est loisible de voir que ce sont les mêmes doctrines qui sont à l'œuvre partout : rationalisme, mécanicisme, analycisme, réductionnisme, bref : le triomphe absolu du "cerveau gauche" contre toutes les expressions de ce "cerveau droit" qui se rebellera, au 19ème siècle, surtout dans les arts, avec le romantisme et l'impressionnisme.
La science, parce que plus astreinte aux contraintes de rigueur, est bien plus lente et commence seulement aujourd'hui, avec les sciences de la complexité, à sortir du carcan analytique, mécaniciste et réductionniste cartésien.
Quant à la politique et à l'économie … : elles sont en train d'exploser en vol tant leurs prémisses sont artificielles, fausses et irrécupérables. Les systèmes économiques et les idéologies politiques, quelles qu'elles soient, sont de pures chimères imaginaires, inventées avec le seul but de masquer - de tenter de masquer - l'irrationalité profonde des rapports et relations de l'homme à l'autre.
Il n'y a pas, il n'y aura jamais de "science politique" ou de "science sociale" ou de "science économique", bref, de "science humaine". En ce sens, le cas de Freud est le plus flagrant : il a théorisé, universalisé, abstrait, conceptualisé - par la seule introspection narcissique - ce qui n'était que ses propres fantasmes et complexes personnels - sommet d'orgueil et de nombrilisme. Il n'y a jamais eu d'autres malades du "complexe d'Œdipe" que Freud lui-même.
Bref : la Modernité qui meurt sous nos yeux, a forgé son paradigme au 17ème siècle et il n'est pas abusif de le ramener à un seul mot : mécanicisme. La civilisation, le progrès, c'est la "mécanicisation" de tout, du monde, de l'homme, de ses œuvres et de ses sociétés : culte de l'ordre mécanique en tout !
Cet ordre mécanique de la Modernité émergea des déficiences de l'ordre théologique de la Féodalité. Nous vivons, aujourd'hui, l'émergence d'un nouvel ordre, post-mécaniciste : l'ordre complexe qui répond à la hiérarchisation et à la planification de l'ordre mécanique, par la réticulation (les organisation communalistes en réseau) et la synchronisation (la convergence des autonomies par la finalité partagée).
Un joli leitmotiv …
Le leitmotiv de la Modernité a été : libérer l'homme. La Renaissance tenta de le libérer du pouvoir ecclésiastique, les Lumières, du pouvoir despotique, et les Socialismes du pouvoir économique. Ensemble, il s'agissait de briser la structure fondamentale sociétale des trois pouvoirs noétique, politique et économique.
En cette fin de Modernité, deux constats s'imposent :
- primo, les trois pouvoirs sont toujours là (et ils le seront toujours puisqu'ils forment le moteur primordial et intrinsèque de toute évolution sociétale),
- et secundo, ces trois pouvoirs se sont avilis et corrompus car la seule "victoire" de la Modernité a été la démocratisation c'est-à-dire la massification et la médiocrisation de tout.
Il reste à restaurer les trois pouvoirs mais en les ennoblissant et en comprenant qu'aucun des trois ne peut être sous la coupe des deux autres, ni aucun des trois, devenir prépondérant.
Montesquieu avait bien vu la nécessité du principe d'égalité des trois pouvoirs. Il s'est seulement trompé de pouvoirs. Au ternaire "législatif-exécutif-judiciaire", il faut à présent substituer le ternaire "noétique-politique-économique". Le triangle de Montesquieu se retrouvera, d'ailleurs, à l'intérieur de chacun des pouvoirs du nouveau ternaire puisqu'il revient au schéma universel de l'action : décider, diriger, contrôler.
En bout de course, encore plus profondément, l'échec global monstrueux de la Modernité qui cherchait, rappelons-le, à libérer l'homme, nous enseigne deux choses :
- primo, les masses haïssent la liberté car ils ne savent qu'en faire (elles ne la réclament d'ailleurs jamais, ce sont des intellectuels frustrés qui la réclament pour elles et qui fomentent des "révolutions" pour devenir leur nouveau tyran) ; tout ce que demandent les masses est panem et circenses ;
- et secundo, la liberté est un programme fallacieux car quiconque veut réellement être libre, l'est totalement à l'intérieur de soi.
Après avoir chercher la sagesse (grecque), l'ordre (romain), le divin (gotique), le salut (féodal) et la liberté (moderne), il est temps de revenir sur Terre, dans le quotidien, et de chercher, tout simplement, la joie de vivre (par soi, pour soi, en soi) !
La pluie ne mouille pas les poissons …
Cet aphorisme m'est venu il y a bien longtemps alors que, par un joli jour de pluie d'été, j'étais allé méditer tranquillement sur le banc de pierre qui jouxte ma petite mare sertie de cyprins multicolores, nageant entre nénuphars et roseaux.
L'idée semble, à première vue, plus humoristique que philosophique. Mais que l'on se détrompe. La pluie est un phénomène paradoxal : chaque goutte est un improbable microcosme d'eau cerné d'air. La pluie est le résultat paradoxal de ce non-mélange d'eau et d'air. Ni eau, ni air. Le poisson, lui, vit dans l'eau, dans un monde purement aquatique, sans ambiguïté. Il ne subit pas la pluie et ses désagréments.
Car le verbe "mouiller" signifie qu'un être du monde de l'air, au contact des gouttes de pluie, entre partiellement dans un monde d'eau qui n'est pas le sien. Et voilà donc où je veux en venir : l'inconfort naît de l'ambiguïté de l'entre-deux-mondes.
Un être d'air n'aime pas l'eau. Un être d'eau n'aime pas l'air (j'aurais pu, aussi bien, proclamer que "le vent n'asphyxie pas les mésanges" …). Il y a bien des amphibies, c'est vrai, mais ils ne font pas légion.
Première leçon, donc : un être ne vit bien que dans le monde qui est le sien !
Mais allons plus loin : quel est le monde de l'humain ? L'homme, symboliquement, est un composé complexe des quatre éléments : son corps relève de la Terre (Richesse et force), son cœur relève de l'Eau (Fraîcheur et fluidité), son esprit relève de l'Air (Elévation et transparence) et son âme relève du Feu (Lumière et chaleur).
De là, l'homme se construit, toute son existence durant, des mondes alentour sous la forme de communautés de vie relevant des quatre espèces.
Des communautés de vie matérielle comme des terroirs, des lieux de foyer, des entreprises …
Des communautés de vie affective comme des familles, des cercles d'amis, des tribus, des clans …
Des communautés de vie intellectuelle comme des écoles, des groupes culturels, des cercles littéraires, des cercles savants …
Des communautés de vie spirituelle comme des paroisses, des monastères, des loges, des communautés religieuses, initiatiques ou mystiques …
Et toutes ces communautés de vie interfèrent entre elles, résonnent entre elles, fusionnent, se scindent, se mélangent au fil des temps et des cheminements.
Mais notons une marque terrible de nos temps : l'Etat qui veut imposer et incarner une société massive contre les communautés de vie, s'ingénie, depuis deux siècles, à briser, à laminer, à dissoudre, à discréditer toutes ces communautés de vie au nom d'un républicanisme aussi artificiel que vide.
Contre les communautés de vie spirituelle, il a imposé la laïcisation de l'existence réelle au nom de la liberté de croyance et de culte.
Contre les communautés intellectuelles, il a pratiqué la nationalisation hussarde de tous les lieux d'enseignement et de culture.
Contre les communautés affectives (et contre la première d'entre elles, la famille), il a institué le mariage et le divorce pour tous, la contractualisation de tous les liens du cœur, la fiscalisation du transfert des patrimoines.
Et contre les communautés matérielles, il légifère à tour de bras, imposant législations, réglementations, normalisations et procéduralisations innombrables pour étouffer, dans toutes ses dimensions, l'initiative privée.
L'Etat, c'est-à-dire, plus généralement, les élites démagogiques et les oligarchies plus ou moins déclarées qui entendent confisquer tous les pouvoirs, vise à éliminer, à diluer, à marginaliser, à écraser toutes les communautés de vie qui ne veulent pas de son giron.
Jean-François Revel avait appelé cela la "tentation totalitaire". Big-Brother et son succédané, Google, ne sont plus loin. George Orwell avait vu tragiquement vrai.
Deuxième leçon : l'homme, s'il veut échapper à la tyrannie de l'Etat (ce "monstre froid" disait Nietzsche), doit impérativement reconstituer ses communautés de vie et s'y réinstaller.
La grande guerre, aujourd'hui, s'installe entre la "société" massifiée, portée par l'Etat, la Banque, la Bourse, les Syndicats (patronaux et ouvriers), les Partis, les Universités, bref : les institutions de pouvoir nées à la Renaissance pour fonder la Modernité, et les "communautés de vie", locales et de taille humaine, portées par la nature humaine et ses quatre dimensions.
Une guerre entre "société" et "communautés", voilà l'enjeu de notre époque en déshérence.
Le propos est subversif, je l'entends bien. D'autant que derrière les communautés de vie réelle, est agité le spectre effrayant des communautarismes sectaires et ignobles. Mais ce risque n'est-il pas aussi celui, bien pire, des Partis et des Etats au moins aussi sectaires (le nationalisme et le patriotisme xénophobes) et ignobles (le bellicisme et l'impérialisme cyniques) ?
Dans tout ensemble humain, que celui-ci soit constitué d'individus, de communautés ou de nations, il y a toujours eu et il aura toujours des brebis galeuses. Et aujourd'hui, il n'y a plus aucun Etat ou Parti qui ne soit profondément galeux. Partout, il n'est question que de corruptions, de magouilles, de carriérismes, de clientélismes, d'électoralismes, d'assistanats, d'espionnages, de détournements, de fraudes, de planches à billets, de lois scélérates, de fausse justice, de coercition policière ou militaire : le pouvoir est à ce prix, dit-on. Il faut donc que les élites démagogiques qui ne veulent que le pouvoir, soient mises hors d'état de nuire. Il faut donc que le carriérisme politicien soit mis hors la loi. Il faut donc soumettre tout pouvoir à ce qui le dépasse.
Cela passe par la respiritualisation de l'espace humain. Qu'est-ce que cela signifie ? Cela indique que le grand rêve de la Modernité s'est avéré un cauchemar. Que l'humanisme de la Renaissance qui voulait la libération de l'homme par le progrès de l'humanité, a accouché du rationalisme de Descartes et de son injonction à soumettre la Nature aux caprices de l'homme. Que ce rationalisme a fait le lit du criticisme de Kant, parangon de cette soi-disant philosophie des "Lumières" et des navrants délires idéologiques d'un Rousseau, d'un Montesquieu, d'un d'Alembert. Que ce criticisme a mené au scientisme et au positivisme d'un Comte c'est-à-dire au total désenchantement du Réel au profit du quantitatif, de l'industriel, de l'objectif, du calcul. Et que ce positivisme décharné, désenchanté, désabusé, désespéré, a naturellement abouti au nihilisme du vingtième siècle, tellement bien annoncé par Nietzsche et son "dernier homme", et dont les mots clés résonnent d'horreur : Verdun, Auschwitz, Goulag, Hiroshima, Bhopal, et tant d'autres (six cent millions de morts au motif des idéologies en un siècle !).
Troisième leçon : il faut sortir d'urgence de la logique de l'humanisme.
L'humanisme, classiquement et suivant le mot de Protagoras d'Abdère qui fut tout sauf humaniste, pose que "l'homme est la mesure de toute chose". Anthropocentrisme, donc. Narcissisme et nombrilisme humains. L'homme étant, selon ce dire, mesure de toute chose, devient, logiquement, la seule mesure de ses démesures. Sans garde-fou, le fou ne se garde plus. On voit où cela mène : une démographie démente, un épuisement de toutes les ressources, une destruction massive de la Terre et de la Nature, un pillage massif de tout ce qui existe, une effroyable hécatombe de la biodiversité, une pollution apocalyptique, une intoxication massive des corps et des esprits, des cœurs et des âmes de l'immense majorité des humains, esclaves des dieux matériels et de leurs grands prêtres "consommation", "argent", "facilité", "spectacles", … panem et circenses !
L'humanisme est une impasse : tout, aujourd'hui, le démontre à foison. L'humanisme doit donc être dépassé et l'homme doit être remis à sa juste place dans le Réel, entre lombric et châtaignier. L'homme est un animal raté dont la survie n'est justifiable que par l'assomption de la seule vocation dont il puisse se revendiquer : l'Esprit. L'homme n'a de valeur et de sens qu'en acceptant et en assumant son destin : faire émerger l'Esprit de la Vie, comme l'algue bleue fit émerger la Vie de la Matière.
Sortir de la logique humaniste, donc. Mettre l'homme au service de son unique et clair destin, et non le laisser au service de ses seuls et vils instincts, si malheureusement démoniaques et délétères (c'est-à-dire vulgaires et destructeurs).
Certains parlent de post-humanisme ou de trans-humanisme (à ne pas confondre avec ce délire science-fictionnel qu'est le transhumanisme bionique). Soyons plus clair : c'est d'antihumanisme dont il s'agit. Les idéologies et les valeurs humanistes se sont révélées, malgré la joliesse du rêve qui les portait, suicidaires ; il faut à présent les combattre. L'homme doit devenir le servant de ce qui le dépasse comme l'abeille, l'iris, la mésange ou le frêne servent l'élan vital qui les habite.
La marin sait bien que la liberté d'aller où l'on veut, en mer, commence par sa soumission révérencieuse aux puissances de la mer. Il en va de même pour tout ce qui existe : chaque créature a un maître cosmique qu'il faut servir si l'on ne veut pas trop souffrir. Le maître de l'homme est l'Esprit. Les animaux humains qui refuseraient leur soumission à cette vocation ultime et profonde, disparaîtront : ils seraient inutiles à l'accomplissement cosmique.
Quatrième leçon : l'homme doit retrouver sa vocation profonde et l'assumer pleinement, au-delà de lui-même.
Il est sans doute temps de conclure et de revenir à l'aphorisme qui fut le prétexte à ces considérations : "la pluie ne mouille pas les poissons".
Pour ne pas subir les désagréments des pluies froides et transperçantes, les hommes doivent retrouver le chemin de leur monde, c'est-à-dire le chemin de leur destin, de leur vocation, de leurs communautés de vie et délaisser enfin les phantasmes des idéologies politiques et humanistes.
Par parenthèse, ces idéologies sont cousines car, au fond, l'universalisme politique et l'universalisme humaniste sont, tous deux, des surgeons du même délire d'orgueil et d'ignorance qui habite l'homme depuis la nuit des temps.
L'histoire des hommes - nous ne parlerons, ici, que de l'histoire européenne, mais les autres foyers civilisationnels connaissent exactement les mêmes cycles et phénomènes, en phase entre eux, qui plus est -, l'histoire des hommes, dis-je, se construit sur des cycles paradigmatiques. Pour être plus précis, le cycle de base est composé de trois sous-cycles environ demi millénaires chacun.
La civilisation méditerranéenne a connu déjà deux grands cycles historiques : celui de l'Antiquité constitué des sous-cycles chaldéen, grec et romain, et celui de la Chrétienté constitué des sous-cycles théologique (haut moyen-âge), féodal (bas moyen-âge) et moderniste.
Le dernier des trois sous-cycles d'un cycle est toujours anthropocentrique, comme le premier est toujours mythologique et le deuxième toujours philosophique.
Nous sommes ainsi à l'aube de la floraison d'une nouvelle mythologie. Elle viendra sans doute de la physique théorique et fondamentale, de la cosmologie complexe qui dépassera, et de loin, les folies et les impasses majeures de la physique mathématique actuelle.
Cette nouvelle mythologie reste à créer intégralement ; elle dépassera infiniment l'homme et tous les humanismes. Elle sera mystique, naturaliste, panenthéiste.
Une longue histoire …
Toute cette mouvance d'opposition à la logique moderne n'est pas née d'hier, avec l'étude de Ray et Anderson. Dès 1980 aussi, dans son "Les Enfants du Verseau - Pour un nouveau paradigme", Marilyn Ferguson avait bien décrit l'émergence d'une "nouvelle culture".
Bien sûr, on a raison de faire remonter l'opposition "moderne" à la logique moderne au romantiques du 18ème siècle ou, plus précisément, aux philosophes romantiques et postromantiques allemands comme Schelling, Novalis, Herder, Schlegel, avec Hegel, puis Schopenhauer, puis Nietzsche.
A leur suite, les transcendantalistes américains (Emerson, Thoreau, Whitman) reformulèrent cette opposition dans les termes pragmatiques de l'Amérique en train de devenir le creuset du modèle financiaro-industriel. Puis, le mouvement se perpétua au travers du personnalisme français du début du 20ème siècle, et, bien sûr, au travers de la contre-culture de la Beat Generation des années 1950, des Hippies des années 1960, des mouvements étudiants dont notre "Mai '68" rapidement récupérés et totalement pervertis par les partis d'extrême-gauche ("mon" Mai '68 était romantique et poétique et n'avait rien de commun avec ce qu'il est devenu lorsqu'il fut phagocyté par les racailles socialistes, communistes, trotskistes ou maoïstes).
En retournant vers l'arrière, on pourrait aussi pointer l'opposition à ce qui n'était pas encore la logique moderne, mais qui était déjà une révolte philosophique contre le mécanicisme galiléen, cartésien et newtonien : Blaise Pascal avec son "Descartes : inutile et incertain" ou, bien plus avant, Diogène qui, dit-on, brisa son écuelle de terre cuite en voyant un enfant boire l'eau de la fontaine à même les mains. On pourrait citer les stoïciens contre Socrate et Platon.
Aussi quelques mystiques fameux de la période médiévale …
Etc …
Une anthropologie noétique.
Les "Créatifs culturels" participent déjà d'une autre anthropologie, d'un autre art de vivre fondé sur une autre perception profonde des rapports que chacun entretiens avec soi-même, avec le monde et avec le Divin.
On y pointe trois "moteurs" d'évolution et de pensée que n'aurait pas renié Hegel.
Elle parle du rapport à soi et souligne le chemin de l'intériorité. Du rapport au monde en direction de ce que j'appelle la voie de l'écosophie. Du rapport au Principe qui implique le retour de la spiritualité.
Avant d'explorer ces trois dimensions qui caractérisent si bien les "Créatifs culturels", rappelons que l'existence humaine, l'existence personnelle de chaque humain se place au centre d'un tryptique fondamental.
Il y a son "soi", son vécu intime, sa conscience d'être-là (dasein dirait Heidegger), cette activité mentale incessante qui induit des passions et des pulsions, des désirs et des envies, de peurs et des attirances, des souffrances et des joies, une mémoire qui contient et structure des savoirs, des vécus, des connaissances, des heuristiques de vie, bref : il y a une intériorité.
Il y a son "monde" qui est l'ensemble de ses relations patiemment tissées avec les êtres et les choses, les lieux et les histoires de l'extérieur. Chacun est au centre de son propre monde qui n'est pas "le" monde. Ce monde personnel que chacun habite comme il peut plus que comme il veut, est un monde restreint et subjectif. Il ne s'agit pas "du" monde au sens générique et neutre, objectal et dépersonnifié. Ce monde-là, aseptisé, déshumanisé, dépersonnalisé n'existe pas ; il est une fiction abstraite, certes commode, mais artificiel : chacun habite "son" monde car, dans "le" monde, il n'y a personne.
Et il y a ce qui unit cette intériorité du soi et cette extériorité du monde. Il y a cette idée qui transcende cette bipolarité commune et qui porte bien des noms : l'Un, Dieu, le Divin, le Principe … bref : ce qui dépasse et enveloppe tous les vécus de l'intérieur et de l'extérieur, ce qui leur donne sens et valeur.
En somme, chacun se débat et construit sa propre vie dans cette tresse à trois brins qui tissent nos rapports à Soi, au Monde (à "son" monde) et au Principe.
La logique moderne avait enfermé l'homme dans un tryptique clos, aseptisé, normé : rationalité, mécanicité, mathématicité.
Le rapport à Soi était dicté par un idéal de rationalité depuis Galilée et Descartes, au 17ème siècle. Même les arts devaient être normés, canoniques, réglés et régulés ; ce sera l'art classique, truffé de règles strictes et précises : la musique de Bach, la poésie de Boileau, le théâtre de Racine, la peinture de Rubens, la sculpture de Michel-Ange, etc … Le sommet du génie humain ne pouvait être entraperçu que dans les sciences "dures" et, surtout, dans les techniques. Un monde d'ingénieurs et d'expérimentateurs … Galilée, Copernic, da Vinci, Montgolfier, Lavoisier, Faraday, Edison, Marconi, … Un monde de savants et de mathématiciens … Descartes, Newton, Laplace, Maxwell, Lorentz, Poincaré, Einstein …
Le rapport au Monde (et, donc, aux autres qui font partie de ce monde) relevait d'un idéal de mécanicité : le monde est une machine dont l'homme est l'ingénieur. Et celle machine-monde devait tourné à plein rendement au service exclusif de l'homme qui était "la mesure de toute chose", y compris de sa propre démesure. Le mécanicisme ambiant fut donc teinté d'humanisme : l'homme était le maître, le centre, le sommet et le but de la machine-monde. La Matière et a Vie devaient être à sa botte … pour son plus grand plaisir. La société n'échappait évidemment pas au mécanicisme : les structures sociétales devaient induire un "ordre" social où chacun devait avoir sa place et la tenir, le tout tenant ensemble grâce à la Loi édictée d'abord par les "maitres" du peuple, puis par les représentants du "peuple", bref par une élite autoproclamée, plus ou moins légitimée par des simulacres de sacralité, de tradition ou de démocratie. Jusque dans l'intimité du couple ou de la famille, les choses devaient être organisées selon un ordre mécanique bien huilé, bien cadré, bien réglé.
Le rapport au Principe fut, tout au long de l'âge moderne, toujours religieux, parfois avec un Dieu (croyances théologiques), parfois sans Dieu (militances idéologiques). Puisque l'ordre devait régner dans l'intériorité de la rationalité et dans l'extériorité de la mécanicité, il fallait bien qu'il y eût un ordonnateur suprême. Cet ordonnateur suprême s'affirmait comme un idéal de mathématicité.
Ce terme mérite quelque explicitation. Le Dieu vivant de la Bible hébraïque n'était plus compatible avec les exigences de rationalité et de mécanicité venues à jour avec la Renaissance. Le Principe ordonnateur de l'univers (tant intérieur qu'extérieur) ne pouvait rester ainsi empêtré dans la chair de la Vie ; il fallut qu'il en fût extrait, donc abstrait. On fit donc un lit au triomphe du pythagorisme, de l'idéalisme mathématique, du platonisme métaphysique. Dieu ne pouvait qu'être mathématicien ; pure mathématique, même, à l'image de la Trinité.
Le Principe ordonnateur du paradigme moderne prit d'abord la forme du Dieu personnel du christianisme, un Dieu lointain, créateur de l'univers, mais étranger et extérieur à lui, inaccessible, dont le seul contact avec le réel vivant passait par son absconse "incarnation" dans un homme divinisé, nommé Jésus. Mais ce Dieu devint si lointain et si étranger, si abstrait et si épuré, qu'il finit par quitter le champ de vision du 19ème siècle et qu'il céda sa place à un autre dieu épuré, éthéré, anonyme mais impersonnel ; ce Principe nouveau était nommé Hasard, moins étranger à l'existence humaine, mais tout aussi inaccessible, incompréhensible et inatteignable. Dans tous les cas, le Divin était froid, neutre, iconique et décharné.
Si l'on voulait résumer d'un mot tout le paradigme moderne, c'est probablement le mot "idéalisme" qu'il faudrait élire. Car, en effet, tout l'âge moderne occidental se caractérise par un refus de la réalité du Réel, par la volonté ou l'espoir de faire rentrer le Réel dans les moules et cadres étroites des fantasmagories humaines. Car que sont les "idéaux" sinon des fantasmes, fruits de l'imagination, qui espèrent, en catimini, transformer le Réel afin de le rendre compatible avec les désirs - simplistes - des humains ou, du moins, de ceux qui parlent au nom des humains.
Mais cette logique moderne a fini par se heurter, de plus en plus violemment, contre la résistance du Réel et à son refus marqué d'entrer dans le cadre étroit de ses trois idéalités.
Non, l'homme n'est pas que rationnel. Non, le Monde n'est pas que mécanique. Non, le Divin n'est pas que mathématique.
Freud et, surtout, Jung furent pour beaucoup dans la révélation de l'immense part irrationnelle ou transrationnelle, intuitionnelle et émotionnelle, symbolique et passionnelle, en l'homme ; la rationalité n'est qu'apparente, relative, sophistique ; la réalité de l'homme est ailleurs.
Quant à l'idéal mécaniste, ce sont les sciences physiques elles-mêmes qui ont battu en brèche les croyances scientistes, dès le début du 20ème siècle : l'univers n'est pas une machine, l'univers est un organisme vivant, global, holistique, animé par une intention bien plus que par le hasard matérialiste.
Enfin, le Principe divin lui-même finit par s'échapper des confins éthérés de l'idéalité mathématique, décharnée, incorporelle, transcendantale, pour faire retour dans le monde dont, selon l'intuition et le mot de Schelling, il est l'Âme. "Dieu est mort", disait Nietzsche. Mais ce Dieu qui est mort n'est que le Dieu personnel et extérieur, tel que décrit par le christianisme. Le Divin, le Principe divin qui donne sens et valeur à tout ce qui existe, lui est plus vivant que jamais et Nietzsche lui-même en aurait applaudit la résurrection, tant il ressemble à Dionysos.
L'ère noétique qui s'ouvre et dont participent, en pionniers, les "Créatifs culturels", acte ce qu'avaient, en leur temps, subodorer les romantiques, les transcendantalistes et les contre-cultures : le paradigme moderne est une impasse. Cela ouvre la voie à un nouveau paradigme anthropologique qui n'est plus fondé sur les idéaux de rationalité, de mécanicité et de mathématicité, et qui adopte un réalisme existentiel à l'opposé des idéalisations modernes.
Ce paradigme émergeant se forge à l'enclume de l'intériorité, de l'écosophie et de la spiritualité.
Le chemin de l'intériorité.
La seule vraie vie est toute intérieure. Elle seule importe.
Prendre la Vie très au sérieux sans se prendre au sérieux.
Si l'on éliminait tout ce dont on peut se passer, quel épurement de la Vie ce serait.
Pour vivre "dehors", il faut d'abord vivre "dedans".
Il faut tout un univers intérieur, bien consistant et bien vivant, pour rayonner vers le monde extérieur sans jamais dépendre le lui. C'est à l'intérieur de soi que l'on s'accomplit, et nulle part ailleurs. Et cet accomplissement, tout intérieur, alimente un immense réservoir d'énergie vitale.
C'est, au contraire, l'abyssal vide intérieur des contemporains qui leur fait donner un poids hypertrophié, artificiel et illusoire à la socialité, au lien social. Ce que l'on n'est pas capable de vivre au-dedans, on essaie de se le faire jouer au dehors.
Qui n'est pas habité, n'habite rien.
Le prix de la liberté est l'intériorité.
On n'est vraiment libre qu'à l'intérieur de soi.
L'intériorité se partage peu. Elle n'est partageable qu'au sein d'un authentique Amour fusionnel. Tout le reste n'est qu'illusion sociale.
L'intériorité n'a aucun but - pas même la Joie ou le bonheur qui n'en sont que des conséquences. Elle est en soi cheminement autoréférentiel, sans autre volonté ni désir que de pleinement et noblement s'accomplir.
Paul Valéry écrivait ce bel alexandrin :
"Et je jouis sans fin de mon propre cerveau".
Tout est dit !
Je serai misanthrope tant que les humains ne comprendront pas que leur extériorité sociale me saccage mon intériorité spirituelle.
Elle me tue : la seule vraie vie est tout intérieure.
L'Amour permet la construction d'un en-dedans unique où fusionneront deux existences dans la Vie-Une.
C'est l'intérieur qui nourrit l'extérieur et non l'inverse.
Par la verticalité spirituelle, je peux me relier à ce qui me fonde et à ce qui me dépasse.
Par l'horizontalité religieuse, je peux me relier à une communauté de croyances, de rites et de pratiques cultuelles.
Une spiritualité sans religion débouche sur la mystique.
Une religion sans spiritualité débouche sur l'idéologie.
Dans cet espace que forment la verticalité spirituelle et l'horizontalité religieuse, et dont chacun est le centre pour soi, se trace un ovale plus ou moins étiré selon la part de spiritualité et de religion que l'on pratique.
De même, globalement, chaque tradition de foi, à chaque époque de son histoire, trace un pareil ovale qui détermine sa part de mystique et sa part d'idéologie.
En complément de ce qui vient d'être dit sur le dipôle entre spiritualité et religion, il faut aussi parler d'un autre dipôle tendu entre spiritualité et ontologie (plaçant ainsi la pensée au centre d'un trièdre philosophique : ontologie, spiritualité, religion).
La spiritualité est une démarche de foi et d'intuition (mais ces deux notions sont proches car, "avoir la foi" ou "croire", n'est-ce pas faire confiance à son intuition qui "révèle" au-delà de la preuve ?). Cette foi intuitive est faite de reliances et de résonances non pas contre, mais au-delà de la rationalité. L'ontologie (et derrière elle, toute la physique fondamentale qui poursuit le même questionnement) aborde aussi le même problème de l'appréhension de la place de l'homme pensant au sein de ce grand Tout mystérieux et inconnu, tant intérieur (que l'hindouisme appelle Atman) qu'extérieur (que l'hindouisme appelle Brahman).
Au centre des deux démarches se pose même le moteur : l'art du questionnement. C'est par le mode de la réponse que les deux voies diffèrent.
La spiritualité ne cherche pas à expliciter, à structurer, à prouver, à raisonner ses certitudes - qui restent, définitivement, soumises au doute, bien sûr -, alors que l'ontologie veut les englober dans un système doctrinal d'idées dont la cohérence globale est, elle-même, assise du bienfondé du tout.
Au fond, spiritualité et ontologie visent les mêmes certitudes - toutes provisoires -, mais la première vise à vivre la Vie du Tout, sa vitalité, alors que la seconde vise à dire l'Unité du Tout, sa cohérence.
La voie de l'écosophie.
La vie intérieure doit être nourrie, sinon elle s'étiole. Et ses nourritures viennent du dehors de soi sous la forme de nourritures matérielles et immatérielles. La relation au monde extérieur inclut la relation aux autres.
En grec, l'Oïkos c'est ce que l'on habite : sa maison, son milieu, son monde. L'écologie est donc l'étude de cela que l'on habite et des relations que l'on entretient avec lui.
On parle bien sûr d'écologie lorsque l'on veut parler du rapport entre l'homme et la Nature qu'il habite, exploite, saccage et pille. Par abus de langage, on parle aussi d'écologie sociale lorsque l'on veut récupérer les mouvances authentiquement écologiques au profit d'idéologies crypto-gauchistes qui n'ont rien à y faire.
On peut parler d'écologie intérieure lorsque la réflexion porte sur ce "dedans" qu'habite, tant bien que mal, la conscience de chacun.
L'écologie, disais-je, étudie les rapports entre soi et son propre monde. Or, chacun vit dans deux mondes. Il y a le monde du "dehors" : les "autres", proches, prochains et lointains, la Nature et tout ce qui y vit, l'univers et tout ce qui y évolue, le cosmos et ses lois d'ordonnancement. Et il y a le monde du "dedans" : ce monde que la pensée et la conscience explorent par introspection. Et la question surgit … Qu'est-ce qui vit là-"dedans" ? Qu'est-ce qui pense là-"dedans" ? Qu'est-ce qui ressent là-"dedans" ? Qu'est-ce qui mémorise là-"dedans" ?
Bref : qu'est-ce qui vit en moi ? ou, mieux, qui vit en moi ?
Il faut d'abord étriller Platon, Descartes et tous les idéalistes dualistes : séparer le corps et l'âme (ou l'esprit, comme l'on voudra) est une pure ânerie. Ce qui vit et pense et ressent et mémorise en moi est un tout indissociable. Il n'y a pas une part céleste, immatérielle, immortelle, noble et divine, d'un côté, et une part terrestre, matérielle, mortelle, vile et diabolique de l'autre. Cette binarisation - comme toutes les binarisations dont l'occident est si coutumier et friand - est une bêtise.
Ce vivant relié, connecté et interdépendant que j'appelle "moi" - provisoirement, en attendant mieux - est une unité organique complexe, où tout est dans tout, où tout interagit avec tout, où tout est cause et effet de tout, où tout dépend de tout le reste. On appelle cela une unité holistique c'est-à-dire une entité compacte et autonome qui constitue un tout indissociable, réfractaire par essence à toute approche analytique. Pour le dire autrement, ce "moi" est un processus cohésif et cohérent qui évolue dans son monde, en interaction permanente avec lui, porté par une intention de vie et une logique poïétique qui lui sont propres.
Une des plus grandes bévues du 20ème siècle a été d'avoir fondé les "sciences" cognitives et les neurosciences sur un modèle à la fois cartésien et matérialiste : pour elles, le mental, au sens le plus large incluant pensée, conscience, inconscient, mémoire, instinct, etc …, est une sécrétion physico-chimique du cerveau qui est un organe matériel spécifique du corps matériel. On voit poindre, derrière ce parti-pris faux, un monisme matérialiste qui a les relents désuets du mécanicisme laplacien, du positivisme comtien et du scientisme de la fin du 19ème siècle.
Ce serait un peu comme prétendre que le sens et l'émotion véhiculés par un poème seraient une sécrétion des lettres et signes qui le composent. Sans lettres et signes, il n'y a, bien sûr, ni sens ni émotion ; mais ceux-ci ne se réduisent jamais à ceux-là car il faut encore la lecture et la sensibilité d'un lecteur. Il en va de même pour le mental qui émerge de la physico-chimie organique et neuronale, mais qui ne peut s'y réduire. Comme la vie émane de la physico-chimie macromoléculaire, mais ne peut s'y réduire.
De plus, l'analogie arbitraire et artificielle entre le fonctionnement mécanique d'un ordinateur et le travail organique du cerveau qui a fondé les "sciences" cognitives et les neurosciences, est catastrophiquement fausse : ce n'est pas le cerveau qui pense et mémorise, mais bien le corps tout entier et, au-delà du corps, l'univers tout entier. Le cerveau est bien plus une centrale électrique et un central téléphonique qu'un ordinateur qui traite les sensations et mémorise des représentations.
Bref : ni dualisme, ni matérialisme, ni idéalisme, ni surnaturalisme.
L'écologie intérieure est l'art d'habiter ce "dedans" global qui est en "moi". Elle commence par la reconstitution de l'unité foncière de ce "moi" qui l'on a voulu, par obsession analytique cartésienne, saucissonner. Répétons-le vigoureusement : le mental n'a pas de siège spécifique, localisé dans la physico-chimie neuronale du cerveau. Le mental, comme la vie, habite chacune de nos cellules. Séparer le mental du physique, comme le fait et le veut la tradition occidentale platonicienne, chrétienne et cartésienne, est une opération catastrophique. Cette obsession va bien plus loin et, au sein du mental, elle sépare l'intellect (le cerveau "gauche" qui pense) et l'affect (le cerveau "droit" qui ressent). Et ainsi de suite … comme si ces discriminations avaient un sens. Le mental est un tout qui est consubstantiel à cet autre tout qu'est le physique.
Pour la plupart des traditions mystiques et spirituelles, la "bonne" vie consiste à harmoniser, en permanence, l'évolution du monde du "dedans" - son intériorité - et celle du monde du "dehors" - son extériorité. Son tao intérieur et le Tao cosmique, dirait le taoïsme chinois. Il n'y a pas d'objectifs futurs à atteindre ; le chemin de la vie n'a aucune destination ; il n'y a rien à "réussir". Juste viser l'harmonie permanente, source unique de la joie de vivre.
Mais pour entrer dans cette logique de vie, encore faut-il connaître son propre monde du "dedans". C'est vers cela que mène l'écologie intérieure : vers la clarification des structures du monde du "dedans" et leur mise en harmonie avec celles du monde du "dehors".
Pour le dire autrement : chacun porte en lui une vocation et des potentialités intérieures face à une situation et des opportunités extérieurs. Mener une "bonne" vie consiste à activer les potentialités intérieures les plus adéquates en vue de réaliser au mieux sa vocation en fonction des opportunités extérieures qu'offre la situation vécue du moment. Se réaliser soi-même en vivant intensément le moment présent : voilà une autre manière de l'exprimer.
Mais sommes-nous encore capables de discerner notre vocation profonde et nos potentialités vraies ? De comprendre notre situation actuelle et ses opportunités efficientes ? Autrement dit, sommes-nous encore capables de nous connecter au Réel, tant intérieur qu'extérieur ? Entre notre conscience et ces divers aspects du Réel, n'avons-nous pas accepter, probablement inconsciemment, que l'on glisse un écran opaque fallacieusement nommé "progrès" ou "culture" ou "civilisation" ? Pouvons-nous encore voir, avec lucidité, que l'artificialité technologique nous barre la route et nous empêche d'accéder au Réel de notre monde et de notre propre réalité ?
La distance qui nous épare de la Nature et de ce qu'elle nous dit des vérités profondes du cosmos, ne fait que s'agrandir. Nous ne vivons plus ces vérités ; elles atteignent encore quelques rares d'entre nous, parfois, mais seulement par ouï-dire. Nous ne vivons plus la Vie cosmique, la vie réelle, mais seulement une vie artificielle et déconnectée du Grand Tout, enfermés que nous sommes dans nos prisons de verre, de béton et d'acier. La ville, en ce sens, est le symbole même de notre déconcertante déconnexion d'avec le Réel, la Nature et le Cosmos.
Notre monde extérieur est devenu, subrepticement, une prothèse mécanique qui, au prétexte de nous protéger contre la supposée sauvagerie de la vie réelle, nous a coupé de nos racines organiques. Nous sommes devenus des "animaux dénaturés", aurait jugé Vercors, des animaux sans plus de racines organiques, devenus des êtres "hors sol", vivant un monde artificiel fait de rôles, de codes, de normes.
Mais il y a plus grave : la distance grandissante qui éloigne notre existence factice de notre réalité intérieure. C'est la réduction rapide et spectaculaire de cette distance-là que vise l'écologie intérieure. Certains parlent de recentrage de soi ou de réalignement de soi. Peu importe les mots.
Comment, aujourd'hui, mettre en application la célèbre exhortation de Nietzsche (inspirée du poète latin Pindare) : "Deviens ce que tu es et fais ce que toi seul peux faire" ? Car voilà bien le grand secret de la "bonne" vie : "devenir ce que l'on est" c'est-à-dire réaliser sa vocation profonde et "faire ce que soi seul peut faire" c'est-à-dire déployer toutes ses propres potentialités authentiques. Bien sûr, le monde artificiel extérieur qui nous impose ses rôles et ses normes, ses masques et ses déguisement, est un premier obstacle majeur à la réduction de cette terrible distance entre notre "moi" apparent et notre "moi" profond. Mais il y a pire : notre lâcheté, notre paresse, notre nonchalance, notre mollesse, notre attachement à la facilité et au confort. Il nous faut nous refonder une discipline ; cette discipline que les Grecs appelaient ascèse et que le sanskrit nomme yoga (qui n'a que bien peu à voir avec les postures et contorsions d'un hatha-yoga américanisé et marchandisé).
Cette discipline à réinventer se confond, trait pour trait, avec le concept d'écologie intérieure. En quelque sorte, et très concrètement, il s'agit de restaurer, avant tout, les conditions d'une bonne "santé" intérieure et globale. Pas seulement de cette santé des organes comme en parlerait un carabin, mais de cette "Grande Santé" dont parlait Nietzsche. La Grande Santé du corps avec l'esprit et de l'esprit avec le corps, celle du grand tout organique qui me constitue et que j'habite.
Nous n'aimons plus le mot "discipline" et encore moins l'idée qu'il exprime. C'est bon signe. C'est que nous en avons besoin. Il est temps que chacun reprenne le contrôle sur lui-même. Il est temps que chacun se réapproprie sa propre vie, ses propres talents et tares, ses propres élans et peurs. Il est temps que chacun se reprenne en charge et redevienne responsable de lui-même et de son propre devenir. Il est temps que cessent l'assistanat généralisé, la zombification normalisée, la conformisation permanente, l'uniformisation mécanique. Il est temps que l'intériorité de chacun reprenne le pas sur l'extériorité de tous qui n'est, en fait, le monde de personne. La vraie vie est tout intérieure. Je ne vis que ce qui se vit de l'intérieur de moi. Le reste n'est qu'apparences, mirages ou illusions, poudre aux yeux, spectacles et facticités.
Reprendre sa propre vie en main. Voilà le mot d'ordre. Voilà l'essence de cette salutaire discipline à mettre en œuvre. Ne plus laisser l'artificialité et la facticité extérieures polluer la vie intérieure. Voilà toute l'écologie intérieure. Il y faut une discipline de vie, dans les deux cas, sur les deux dimensions extérieure et intérieure, cosmique et ontique.
L'ascèse écologique, au fond, revient à réduire, au strict minimum, cet ego qui nous pousse à dominer cruellement le monde au mépris de la Nature cosmique, et qui nous stimule à porter fièrement des masques au mépris de notre nature profonde. L'ennemi, c'est l'ego. Ou, plutôt, c'est l'hypertrophie de l'ego qui, tant qu'il reste un esclave docile et un outil existentiel, n'est pas trop dérangeant et rend même, parfois, quelque service. Le problème surgit lorsque nous laissons cet ego croire qu'il existe par lui-même, qu'il est une personne à part entière, qu'il est étant alors qu'il n'est qu'un parlant.
Toute la discipline de l'écologie intérieure vise à réduire cet ego dont la première caractéristique est de vouloir, avec force ruses et turpitudes, prendre toute la place, tant dans le monde extérieur où il plastronne et assujettit tout ce qu'il peut, que dans le monde intérieur où il s'affirme comme meneur de jeu et comme commandant en chef. Une saine discipline de vie consiste à remettre cet ego arrogant et vaniteux à sa juste place, celle d'un lieu de conscience où se rencontrent le monde extérieur et le monde intérieur. Il n'est qu'un lieu. Rien qu'un lieu. Une place pour la rencontre existentielle du "dedans" et du "dehors". Une agora, en somme. Et, on le sait bien, plus ce forum est désencombré, plus les rencontres qui s'y promettent, sont simples et fructueuses. Et l'ascèse dont on parle ici, consiste, essentiellement, à faire taire l'ego et à l'astreindre à écouter plutôt qu'à pérorer. Il est le lieu des débats entre le Brahman et l'Atman, diraient les upanishads indiens, entre le Tout-Un transcendant et le Soi immanent, entre ce qui nous dépasse et ce qui nous fonde, entre la Nature cosmique et notre nature ontique.
Au fond, cette discipline que j'essaie ici d'esquisser, pourrait se dire d'un mot : humilité. Juste reconnaître que l'homme doit diminuer pour que la Nature et le Réel puissent augmenter. Juste savoir que l'ego doit se vider de ses leurres et de ses mensonges afin de laisser la place nette pour la rencontre du "dedans" et du "dehors". Juste renoncer au désir de pouvoir et de domination pour que jaillisse la volonté de puissance et d'accomplissement.
Comme l'écologie extérieure visait à renouer une reliance et à induire une réinsertion de chacun dans la Nature cosmique profonde, l'écologie intérieure vise à renouer une reliance et à induire une réinsertion de chacun dans sa nature ontique profonde. Mais qu'est-elle, cette nature ontique profonde qui nous constitue chacun, sur un mode unique ?
Elle est d'abord un héritage. Elle est ensuite une construction.
Elle est d'abord un héritage en ceci que son socle essentiel, offert par la nature et la culture qui nous fait naître au monde, passe par les gènes et par les langages que l'on reçoit en naissant. Pas seulement ceux de nos parents immédiats, mais bien ceux de toute la lignée qui les a précédés et dont eux-mêmes furent les héritiers. Car la mémoire de chacun est profonde, bien plus profonde que les bribes de vécu que l'on a voulu retenir. Elle remonte loin : aux ancêtres, aux pithécanthropes, aux marsupiaux, aux algues bleues, aux molécules de matière, aux étoiles qui les ont fabriquées, à la galaxie qui a craché puis façonné ces étoiles par flots immenses. Dans cette mémoire astronomique qui git au fond de chacun, l'ego n'est plus qu'un point minuscule d'horizon.
Notre nature profonde est aussi une construction. Elle n'est pas que destin et héritage. Elle est aussi accomplissement de ce destin et de cet héritage. Ou plutôt, elle est un style particulier d'accomplissement, une manière d'être et de faire, de vivre et de devenir qu'il faut s'attacher à connaître et à cultiver. Cela s'appelle, sans doute, la personnalité : une façon personnelle de se sculpter, de s'offrir au temps et à la durée, de vivre sa vie afin d'en faire jaillir de l'intensité, de la noblesse, de l'élégance, de la fécondité et de la joie.
Voilà, sans doute, ce qu'est l'écologie intérieure, c'est-à-dire l'écosophie …
La rapport au monde inclut, bien sûr, le rapport à l'autre et conduit à méditer les termes de base : individu, personne et communauté …
Un fois bien ancrée la différence cruciale entre l'individu (l'atome social vu dans son extériorité) et la personne (l'être humain pris dans son intériorité), il est possible d'affirmer que l'individu, par soi et en soi, n'a ni valeur, ni intérêt. L'individu ne prend consistance que par ses appartenances (ses interdépendances, donc) aux communautés de vie qui le transcendent et, donc, lui donnent sens et valeur.
Mais de quelles communautés s'agit-il ?
Depuis 1792, l'idéologie française place la communauté nationale - la Patrie - au centre de son dispositif ; mais une telle communauté est une abstraction, artificielle et démagogue, qui ne correspond à rien d'autre qu'à un Etat central jacobin, assorti de tous les césarismes possibles.
De son côté, Hegel encensait l'Etat (au sens transcendantal) qui implique les notions de culture, d'histoire, de mémoire, de langue communes et dont la pérennité devait être garantie par l'Etat (au sens institutionnel) ; on retrouve là la théorisation de l'idée prussienne et bismarckienne d'identité (pan)germanique.
Dans ces deux cas, il s'agit de nationalisme (lié à l'action napoléonienne) ; cette notion est obsolète et doit être éliminée de la pensée et de la philosophie politiques. Les nationalismes, tous issus de 1792 ("La Patrie en danger" - "Aux armes, ô citoyens"), ont été le cancer du monde durant deux siècles et la source unique de toutes les nombreuses guerres mondiales, qu'elles soient militaires, idéologiques, commerciales, technologiques ou monétaires ; il est temps de les éradiquer.
L'idée de contrat social, inventée par Hugo Grotius, reprise par Thomas Hobbes et John Locke, et plagiée par Jean-Jacques Rousseau, est une autre approche, mais elle n'est que pure théorie : personne n'a jamais ni rédigé, ni lu, ni signé ce fameux "contrat" qui est un pur artifice.
La seule "chose" collective qui puisse transcender des individus et leur donner, à la fois, sens et valeur, est un "cause" commune, un projet commun : projet de construire un futur (projet entrepreneurial) ou projet de gérer un passé (projet patrimonial) ou les deux. C'est l'adhésion, directe et réelle, active et contributive, à un tel projet, qui fonde la notion égrégorique de "communauté de vie". Tout le reste n'est que transaction apolitique.
L'individu ne prend sens et valeur qu'au service d'une cause qui le dépasse et qu'il doit pouvoir choisir librement. Et toute personne est totalement libre de se consacrer exclusivement à son accomplissement intérieur, de refuser toute contribution extérieure, toute adhésion à quelque cause commune ou communauté de vie que ce soit, et de se dépouiller de toute individualité.
Personnalisme et communautarisme constituent les deux piliers de toute pensée politique post-nationaliste.
Le retour de la spiritualité.
Qu'est-ce que la spiritualité ?
Chacun est le centre de son propre monde, et ce monde n'appartient qu'à lui et n'est connaissable que par lui. La solitude existentielle est absolue - sans être du tout tragique. Mais ce monde propre n'est pas le Réel : il n'est qu'un reflet, partiel et partial, du Réel ; le Réel est la matrice profonde de mon monde. Il est donc subjectif car appartenant à un "sujet" unique.
Et puis, il y a les "autres", chacun possédant aussi son propre monde. Tous ces mondes spécifiques ne sont que des reflets du même Réel, mais même leur somme n'est pas le Réel. Au cours de l'existence, certains de ces autres mondes propres entrent en interaction avec mon monde propre. De ces interactions naissent des sympathies et des antipathies, des convergences et des divergences, des amitiés et des inimitiés, des amours et des haines, qui viennent enrichir, de façon différente, chacun des ces mondes en interaction.
Il ne faut pas croire que l'idée des "autres" se limite aux autres humains ; rien ne serait plus faux puisque l'autre est tout ce qui n'est pas moi et qui possède un monde à lui : ce chien, cet arbre, cette mésange, cette jonquille, ce cristal, … tout ce qui possède mémoire, même la plus ténue, la plus primitive, tout ce qui "reconnaît" quelque chose de ce qui l'entoure, est un "autre" interférant, en réciprocité, avec mon monde.
Deux questions se posent, en toute généralité : celle des modes d'interférences entre deux mondes propres, et le rapport entre les mondes spécifiques et les Réel qui les porte et les nourrit.
Ma "personne" n'est que l'autre nom que je donne et que l'on donne à mon monde spécifique, à cette "maison" que ma vie construit et que j'habite seul. Ce que l'on nomme la "personne", n'est rien d'autre qu'un tel monde propre et unique, centré sur une conscience unique. Et cette "conscience" n'est que lieu d'interférence entre un monde spécifique (un moi intérieur qui est une personne, un masque au travers duquel le Réel sonne c'est-à-dire se manifeste et s'exprime) et le Réel (le ça extérieur qui s'y exprime).
Il y a donc deux problèmes existentiels : celui de la connexion horizontale entre les mondes spécifiques qui interfèrent entre eux, et celui de la connexion verticale entre un monde spécifique et le Réel qui s'y exprime.
La notion de "distance" est ici cruciale. La distance qui sépare deux mondes spécifiques (l'écart à la "fraternité") et la distance qui sépare tel monde spécifique et le Réel (l'écart à la "vérité").
Lorsqu'une telle distance grandit, on parle d'antipathie, de sympathie lorsqu'elle diminue et de fusion lorsqu'elle s'annule.
La gnose vise à réduire l'écart à la vérité c'est-à-dire la sympathie envers le Réel.
La compassion vise à réduire l'écart à la fraternité c'est-à-dire la sympathie envers les autres.
La spiritualité unit ces deux démarches vers plus de vérité et plus de fraternité.
Quels rapports entre spiritualité et religiosité ?
Lorsqu'on parle de foi religieuse, on pense presque toujours le long d'un axe qui part de l'athée matérialiste radical et qui aboutit au croyant fondamentaliste et intraitable.
Ainsi regardé, le phénomène religieux paraît confus car les tendances aux spiritualités non institutionnelles, aux paganismes mystiques, aux courants méditatifs ou yogis, au traditions initiatiques, etc … n'y trouvent pas leur place.
Il faut donc changer de grille d'étude.
Je propose un autre axe de lecture de la religiosité qui, du côté des abscisses négatives, part du besoin irrépressible de certitude dogmatique (intégrisme religieux ou athée, où toutes les réponses sont données et gravées dans l'airain avant même que les questions ne se posent), passe par le zéro de l'indifférence religieuse (il ne s'agit pas d'une réponse athée ou agnostique, mais d'une question qui ne se pose simplement pas), et qui va, du côté des abscisses positives, jusqu'au besoin impérieux d'une quête mystique (quel qu'en soit l'objet, théiste ou non).
Pour le dire autrement : d'un côté, les religiosités de la réponse et, de l'autre côté, les religiosités de la question en passant, au centre, par l'insouciance.
La population humaine, du moins en occident, se répartit sur cet axe selon une gaussienne asymétrique où la masse se trouve au centre, autour de la religiosité zéro, et où l'aile droite (la quête) est beaucoup moins fournie que l'aile gauche (le dogme).
Pour la plupart de nos contemporains, donc, leur existence se cantonne, en majeure partie, autour du point zéro de la religiosité, dans l'indifférence spirituelle et le non-questionnement. De temps à autre, au fil des événements (une crise d'angoisse existentielle, la mort ou la maladie d'un proche, un mauvais coup du sort, une blessure de vie, …), la question métaphysique se réveille et, dans la plupart des cas, la personne se tourne naturellement vers les réponses toutes faites des dogmes de la religion de son enfance ou de la parole d'un mentor vénéré. Dans d'autres cas, plus rares, un éveil spirituel enclenche une démarche de quête vers l'autre bout du spectre de la religiosité, pour une excursion dans les mondes du questionnement. Cette excursion peut n'être que très provisoire, le temps de se requinquer le moral, mais, parfois, elle peut déboucher sur une véritable quête profonde et durable, religieuse, métaphysique, initiatique ou mystique, près ou loin des religions institutionnalisées et de leurs communautés.
Notre époque a vu s'effondrer à peu près toutes les convictions et tous les repères culturels, moraux, idéologiques et religieux. Face à cela, un grand désarroi a enclenché deux types de réactions diamétralement opposés et clairement en phase avec ma grille de lecture : la quête mystique et spirituelle (qu'illustre le succès des "religions" et pratiques asiatiques comme le bouddhisme, le zen, le tao, …) et le repli sur le fondamentalisme le plus dur au nom du "plus pur" (islamismes, revivalismes, évangélismes, …).
Lorsque la masse indifférente ne l'est plus et panique devant un monde devenu fou, cruel, cynique et incompréhensible, le réflexe majoritaire - parce que le plus facile, le plus confortable, le plus "évident" - est un retour pur et dur aux dogmes. Le fondamentalisme islamiste et la radicalisation montante des "opinions publiques" de nos sociétés occidentales en sont des illustrations criantes.
On comprend bien que la seule réponse possible à donner aux dangers réels de la montée des religiosité de la réponse et du dogme, est le développement d'une religiosité de la question et de la quête. Or, cette seule solution possible se heurte au mur du laïcisme ambiant qui, à mot couvert, lutte en réalité pour une irréligiosité généralisée, voire pour un athéisme matérialiste dépassé, aussi radical que militant.
Il faut d'urgence réactiver une réelle et saine spiritualité du questionnement métaphysique, initiatique, mystique et religieux. Même si "Dieu est mort", la question de Dieu ne l'est pas !
Une démarche spirituelle …
"Il n'y a pas de but ; seul importe la qualité du cheminement !"
Un arbre pousse tous les jours. Selon ce qu'il est, selon son espèce, selon son lieu et son milieu. Il pousse tous les jours pour s'accomplir malgré et grâce aux ressources du moment : lumière, eau, sels. Mais il ne cherche point à atteindre une forme finale qui préexisterait, quelque part. Il est, adviendra et restera unique parce qu'au-delà de sa vocation à s'accomplir, il n'y a nulle part un arbre idéal qu'il devrait devenir. Il pousse par accumulation, mû par sa force vitale (son intention à s'accomplir, son entéléchie, sa volonté de puissance, son vouloir-vivre, son élan vital, comme on voudra) ; mais il ne pousse pas dans le but d'atteindre un quelconque objectif qui serait (pré)défini, quelque part, dans un arrière-monde secret.
Décidément, l'idéalisme est une calamité ; elle est radicalement absurde cette croyance en l'existence d'un arrière-monde où l'Idéal préexisterait au Réel dont la vocation serait de le réaliser. Il existerait, ainsi, un monde idéal, une forme idéale, une société idéale, une cité idéale, une religion idéale, un homme idéal, une science idéale, une mathématique idéale, une vie idéale, une mort idéale, une Nature idéale, une sagesse idéale, etc … Ridicule !
Non seulement, derrière les idéalismes (et les idéologies qui, immanquablement, les promeuvent), il y a un mépris et un dédain du Réel tel qu'il est et va, mais il y a surtout l'incroyable infirmité mentale et philosophique de ne pas comprendre que l'avenir n'est écrit nulle part et que toute évolution doit être créée, inventée, osée, improvisée, par essais et erreurs. Il n'y a aucune destination prédéfinie, il n'y a pas de destinée ; mais tout ce qui existe, possède un destin propre, toujours le même : s'accomplir en plénitude, devenir pleinement ce qu'il est déjà potentiellement, faire tout ce que soi seul peut faire.
La Vie, le monde, l'homme et soi se construisent peu à peu … et il n'y a pas de plan. Nulle part.
L'idéalisme croit bêtement que ce plan existe, de toute éternité, et qu'il ne reste qu'à l'actualiser dans la chair du Réel.
L'idéalisme est une maladie mentale, une schizophrénie qui dédouble le monde et fait vivre dans un monde imaginaire, irréel, fantasmagorique.
Depuis Parménide, Pythagore et Platon, au travers du christianisme, jusqu'à Kant, Marx ou Russell, l'humanité cultive cette schizophrénie … frénétiquement … hystériquement … et passe à côté du Réel ou, plutôt, détruit fanatiquement le Réel, la Vie, la Nature pour alimenter ses délires imbéciles.
A force de rêver d'une "vie idéale", on se pourrit la vie réelle à gagner toujours plus d'argent ; mais cet argent accumulé ne pourra jamais acheter cette "vie idéale" qui n'existe pas. Quelle absurdité ! Et pour gagner et accumuler cet argent inutile, on détruit, on blesse, on épuise, on salit, on avilit, on pille, on saccage, on tue, on torture … Quelle dérision !
Le monde ne sait pas où il va. Rien de ce qui existe ne sait où il va. Il n'y a pas de destination, il n'y a pas de but à atteindre. Il n'y a qu'une chose qui existe pour tout ce qui existe : un chemin à tracer, une trajectoire à dessiner, la plus belle et la plus pleine possible.
Il n'y a rien au bout du chemin que la fin du cheminement dans la mort ; aussi, seul le cheminement lui-même importe-t-il qui donne à l'existence sa seule et pleine valeur unique !
Puisqu'il n'y a pas deux cheminements pareils, il n'y a pas deux chemins pareils. A chacun de créer le trajet qui accomplit tout ce qu'il porte en lui.
Entre naissance et mort, chacun a une dédicace à écrire, comme une calligraphie sur le parchemin du temps, sur le livre d'or de la mémoire cosmique.
Il n'y a pas d'autre éthique que la beauté et la véracité, la profondeur et la clarté de notre dédicace de vie personnelle. Tout le reste est mensonge. Mensonge de tout ceux qui ne cessent d'essayer de nous convaincre que nous devons avoir un but dans la vie et que ce but est de réaliser leur idéal de vie, qu'il faut donc que nous y soumettions nos existences, notre temps, notre énergie. Mensonge ! Le Progrès, le Justice, l'Egalité, la Solidarité, le Salut, … ne sont que des mythes vides, que des idéaux puérils, que des mensonges manipulatoires qui n'ont pour but que d'amener le troupeau au sacrifice de lui-même.
Puisque n'importe que la qualité du cheminement de vie, sans but ni destination, il faut encore que chacun se définisse ses propres critères de qualité de vie. C'est cela que signifie l'idée de se construire une intention de vie : savoir non pas où l'on veut aller dans la vie, mais savoir comment on veut marcher pour la vie. Quel genre de chemin veut-on emprunter ou créer ? Dans quel sorte de paysage ? Seul ou en compagnie ? Aller loin, ou aller vite, ou aller profond, ou aller haut, ou aller beau, etc … ? Définir précisément ce qui, à chaque carrefour de vie, nous fera choisir telle voie plutôt que telle autre.
Il n'y a pas de but ; il n'y a que la manière, plus ou moins intelligente, plus ou moins élégante, plus ou moins frugale, plus ou moins épanouissante, plus ou moins esthétique, plus ou moins fraternelle, plus ou moins contemplative, plus ou moins anagogique, etc …
Voilà l'essence même de la philosophie ou de la spiritualité : penser l'art de vivre sa vie, en cohérence et en amour avec son destin et sa liberté.
Il faut le marteler sans cesse …
"Il n'y a pas de but ; seul importe la qualité du cheminement !"
Pour conclure cette - trop longue … - préface …
Faire son deuil du monde d'avant et assumer le monde qui vient.
Forte de sa terrible expérience de rescapée d'Auschwitz, Elisabeth Kübler-Ross émigre aux Etats-Unis où elle fonde les soins palliatifs et l'accompagnement psychologique des personnes atteintes d'une maladie incurable. De là naît une théorie simple et solide : lorsqu'on informe quelqu'un de l'incurabilité de sa maladie et de la proximité de sa mort, celui-ci passe par cinq stades successifs.
Le premier : le déni. Le diagnostic est faux. Les médecins et spécialistes sont des ânes bâtés. Ils se trompent. Ils mentent.
Le deuxième : la culpabilisation. Puisque maladie il y a, il doit bien y avoir un responsable, un coupable. Et comme, selon lui, ce ne peut être le malade lui-même, c'est forcément quelqu'un d'autre : les proches, un ennemi, le sort, la société, Dieu …
Le troisième : la négociation. Qu'il y ait ou non un coupable responsable, la maladie demeure et avance. Il faut alors arracher des bois de rallonge, des espérances, des promesses : "si je fais ceci … alors n'est-ce pas que …". Appel au miracle contre force prières.
Le quatrième : l'effondrement. Puisque tout est fichu, alors il ne reste rien. Désespérance radicale. Pour quoi donc continuer à se battre. Autant en finir le plus vite possible. Plus rien n'a d'intérêt. Plus rien ne vaut la peine.
Et le cinquième : la sublimation. Il faut vivre magnifiquement ce qui reste à vivre. Peu importe la quantité pourvu que la qualité y soit. Il faut se préparer - et préparer les autres - joyeusement à l'après …
Ce processus de deuil n'est pas que personnel. Il est également collectif. Nous le vivons en ce moment de fin de l'ère moderne, de fin de la foi chrétienne, de fin du modèle économique financiaro-industriel, de fin des idéaux humanistes … Nous vivons la fin d'un monde. Du monde qui nous a vu naître et où nous avons grandi, travaillé, vécu.
Un autre monde est en train de naître bâti sur d'autres principes, sur d'autres principes, sur d'autres valeurs.
En gros, ce monde nouveau qui s'enclenche sous nos yeux aujourd'hui, aura pour piliers l'intériorité (spiritualité, eudémonisme, personnalisme, joie de vivre), la réticularité (réticulation collaborative, réseaux réels et virtuels, communalisme, multi-appartenance, post-géographisme, abolition technologique du temps et de l'espace, anti-étatisme), la frugalité (consommations minimales, exclusion du superflu, du frivole, de l'inutile, du futile, du spectacle et du divertissement, triomphe de la valeur d'usage sur le prix bas), l'immatérialité (activités construites sur des patrimoines faits de connaissances, d'intelligences, de talents, d'excellences et de virtuosités, généralisation d'un élitisme bienveillant et ouvert, anti-égalitarisme), et la liberté (autonomie de chacun, solidarités électives et sélectives, créativités, partenariats, anti-salariat, anti-assistanat, responsabilité individuelle, chacun est son propre fonds de commerce).
Bien sûr d'énormes forces réactionnaires (de gauche comme de droite, sous le label de "social-étatisme") sont prêtes à tout - même au suicide collectif - pour empêcher ou ralentir le déploiement de ce nouveau cycle paradigmatique qui ruine et réduit à néant tous leurs fonds de commerce liés au cycle précédent.
Qu'on le veuille ou non, il faudra bien que nous fassions notre deuil du monde précédent qui disparaît à vive allure, malgré les acharnements thérapeutiques des gouvernements et institutions. La question est : où en sommes-nous de notre processus de deuil ?
Marc Halévy, décembre 2015.