Critique de l'Etat
La Modernité, dès la Renaissance, inventa l'Etat ; monarchique d'abord, républicain, ensuite.
Et l'Etat, pour se légitimer, s'inventa des idées abstraites, irréelles, artificielles : celle de Nation et celle de Peuple.
L'Etat était censé émaner de la Nation et prendre soin du Peuple.
Dans la réalité, ce que l'Etat central, appelait la "Nation" n'était que l'ensemble des territoires qu'il avait réussi à voler à ses voisins, par ruse, par mariage ou par guerre. Quant à ce qu'il appela le "Peuple", ce n'était que des communautés locales, ancrées dans leur terroir, dans leurs us et coutumes, dans leurs croyances, dans leur langue vernaculaire.
Soyons clair : la Nation française n'existe pas plus que le Peuple français. Il n'existe que l'Etat français qui, depuis les ambitieux capétiens, n'a eu de cesse que de capturer des territoires qui ne lui appartenaient pas pour faire grossir le royaume franc et l'Île de France héritée de Clovis.
Ainsi des deux Bourgognes, de la Flandre, de l'Aquitaine, de la Lorraine, de l'Alsace, du Pays basque, de la Provence, du Languedoc, de la Normandie, de la Savoie, du comté de Nice, de la Corse, de la Bretagne, etc …
La France, telle que nous la connaissons aujourd'hui, ne date que de la fin du 19ème siècle lorsque le second empire et la troisième république, afin de mieux répondre aux nationalismes ambiants, voulurent uniformiser, d'une main de fer, ce qui n'était qu'une mosaïque de communautés de vie qui se fichaient, comme d'une guigne, des guignoleries parisiennes. Pour qu'il puisse y avoir une Armée populaire et nationale pour faire la guerre à l'Allemagne, il fallut d'abord inventer et fabriquer de force un Peuple et une Nation qui n'existaient pas encore et qui n'existent toujours pas.
L'Etat français s'est construit d'abord à la cour des rois de France. Louis XIV l'avait résumé d'une phrase sèche : "L'Etat, c'est moi". Rien n'a changé ... ou si peu. La cinquième république conçue et voulue par Charles De Gaulle et hypertrophiée par François Mitterrand, a simplement rétabli le monarchisme comme l'avaient fait, avant eux, Napoléon Bonaparte, la Restauration, le second Empire et Philippe Pétain.
La France est profondément monarchiste ; elle a une fascination hallucinée et hallucinante pour l'Etat central, elle râle mais obéit, elle est hypnotisée par l'idée du pouvoir politique central et par le cynisme de ses détenteurs. Il est curieux de constater que la mentalité française est en extase devant les "grands hommes" qui l'ont saignée à blanc ou qui l'ont fait s'affaiblir et reculer : Louis XIV, Robespierre, Bonaparte, De Gaulle ou Mitterrand.
Il n'empêche, aujourd'hui, il n'est pas politiquement correct de nier la réalité de la "Nation française" tant fut efficace la propagande des hussards noirs de la République et tant l'idée de "patriotisme" marqua les mémoires au travers des hécatombes absurdes des Poilus dans les tranchées de Verdun, d'Ypres et d'ailleurs.
On sait bien, aujourd'hui, que ce patriotisme suicidaire était tout sauf spontané et que bien des Poilus n'ont marché vers la mort que sous la menace d'un révolver français (combien d'entre eux ne sont-ils pas morts d'une balle dans le dos ?) ou sous l'influence de drogues diverses.
Mais qu'à cela ne tienne. Il n'est pas en vogue d'être lucide.
Il faudrait encore parler des idéaux républicains, de ces "joyaux" idéalistes hérités du siècle des "Lumières" et de la fameuse révolution de 1789 (qui ne fut qu'une insignifiante émeute de bourgeois parisiens et qui ne devint prégnante dans les provinces qu'à partir de 1792, avec le meurtre de Louis XVI et l'instauration de la Terreur jacobine de Robespierre et Saint-Just). Bref : les "idéaux", donc.
Progressisme. Universalisme, Egalitarisme. Républicanisme (et sa funeste conséquence : le Jacobinisme qui a assuré le triomphe du centralisme contre le fédéralisme des Girondins).
Toutes ces notions sont en lambeaux.
Le progrès ? Le progrès, ces deux derniers siècles, ne fut que technique au point, aujourd'hui, de ne laisser qu'une planète exsangue, pillée et saccagée, consacrant, au contraire, une dégénérescence morale, intellectuelle, artistique et, surtout, spirituelle.
L'universalité ? Elle induit le refus et l'oppression de toutes les différences, la machine uniformisante des hussards de la République, le cosmopolitisme délétère et le relativisme généralisé.
L'égalité ? Une absurdité : rien dans le monde réel n'est l'égal de rien d'autre, un pomme n'est pas une autre pomme, une rose n'est pas une autre rose, un homme n'est pas un autre homme. L'égalité nie et lamine les différences, et conduit, toujours, au nivellement par le bas, à la médiocrité et à la vulgarité.
La République ? une vaste machination d'infantilisation ("Allons, enfants de la Patrie") et de mise sous dépendance et tutelle des masses, à grands coups d'assistanats bureaucratisés et fonctionnarisés. Quant à la centralisation, elle relève des modèles pyramidaux et hiérarchiques dont on sait la totale inadéquation dans notre monde complexe.
Qu'en est-il des droits régaliens ?
Classiquement, sont dites régaliennes cinq fonctions de souveraineté que l'Etat s'est appropriées (au nom d'un contrat social rousseauiste que personne, jamais, n'a ni lu, ni signé) :
- assurer la sécurité extérieure par la diplomatie et la défense du territoire ;
- assurer la sécurité intérieure et le maintien de l'ordre public avec, notamment, des forces de police ;
- définir le droit et rendre la justice ;
- détenir la souveraineté monétaire en émettant de la monnaie, notamment par le biais d'une banque centrale.
- détenir la souveraineté budgétaire en votant le budget de l'Etat, en levant l'impôt et en assurant la gestion des finances publiques.
Assurer la qualité de la monnaie : voilà 16 ans que ce droit est passé au niveau européen ; et heureusement, car j'appartiens à la génération qui a connu l'effroyable dévaluation du franc du fait des incroyables incompétences et ignorances gaulliennes en matière économique (De Gaulle n'avait que mépris pour l'économie, croyant, dur comme fer, que toute la réalité sociétale pouvait et devait se réduire à sa seule dimension politique. Il en alla de même pour Mitterrand et Hollande). Les politiques français ne comprennent rien à la réalité économique, depuis fort longtemps. Et ce ne sont pas les cours de l'ENA qui vont améliorer les choses …
Assurer la qualité de la paix intérieure : la montée incontrôlée des violences et des délinquances liées aux radicalisations islamistes, aux afflux de migrants, aux caïds et bandes des banlieues, aux terrorismes intellectuels de "Nuit Debout" ou autre groupuscule insignifiant de l'extrême gauche, aux exactions des Roms, aux incivilités innombrables dans les trains, les métros, les quartiers, les immeubles, etc … truffent l'actualité de preuves incontestables de l'incapacité de l'Etat français à assurer la paix civile.
Assurer la qualité de la paix extérieure : est-il utile de rappeler les "aventures" de l'armée de l'Etat français (sempiternellement battue, dans toutes ses guerres, depuis 1815) au Mali, en Lybie ou ailleurs, pour complaire aux Etats-Unis et néo-coloniser ses pourvoyeurs en uranium ou en pétrole ?
Assurer la qualité du droit et de la justice : l'effarante Taubira n'a fait qu'amplifier jusqu'au délire et saper jusqu'au fondement la justice de l'Etat français : il n'y a plus de salauds, de délinquants, de barbares, il n'y a plus que des victimes ! Victime de qui ? Des "sales petits blancs" et de leur "capitalisme". Quant au droit, on légifère sur tout, on veut tout normer, normaliser, procéduraliser, uniformiser, sanctuariser, interdire, imposer, sanctionner, fliquer. Le droit de l'Etat français devient de plus en plus totalitaire dans les textes, malgré l'incapacité de mettre ces mêmes textes en application. Paradoxe évident d'un Etat français velléitaire, mais en fin de vie.
Assurer la qualité du budget collectif et de la fiscalité : L'endettement de l'Etat français a atteint des niveaux himalayesques qui fait que chaque contribuable français à une casserole aux fesses que trois vies entières de labeur ne suffiraient pas à rembourser. Et malgré cela, l'Etat français continue de distribuer privilèges, prébendes, rentes et assistanats à tire-larigot. Conséquence : une fiscalité délirante qui condamne à mort la compétitivité des pauvres entreprises qui, on se demande pourquoi, continuent de garder leur siège social dans ce pays en pleine dégénérescence économique.
Si, à cette liste des fonctions régaliennes, on ajoute celle d'assurer la qualité des services publics, alors on atteint des sommets : la bureaucratisation et la fonctionnarisation de pans entiers de la vie collective font de l'inefficience, de l'incompétence et du je-m'en-foutisme des règles de vie. Les réglementations, procédures et formulaires administratifs sont pléthoriques, superfétatoires et omniprésents. Les déficits de la Sécu, de la SNCF, d'Air France, d'Areva, et j'en passe et des meilleurs, sont titanesques malgré des qualités de service déplorables. Et si l'on tourne les regards vers ce qui devrait être le tremplin de l'avenir : l'Education nationale - qui n'est plus une Instruction publique -, on sombre dans le vaudeville mélodramatique ; ses visées universalistes et égalitaristes, associées aux fantasmes pédagogistes, sont à la pointe du combat pour la médiocrité de tous et le talent de personne.
Il faut déduire de tout ceci, calmement mais fermement, une déliquescence avancée de l'Etat français (dont la République n'est que le surnom) avec son funeste cortège de faillite économique, de marais politicien, d'inefficience fonctionnaire, d'impasse jacobine, etc …
Enfin, un constat s'impose qui est la dramatique montée de l'abstentionnisme, surtout chez les jeunes, et la remise en cause, subséquente, de la démocratie au suffrage universel.
Celle-ci, très logiquement, inéluctablement, comme partout ailleurs dans le monde où elle est de mise, a viré, depuis longtemps à la démagogie généralisée avec son cortège d'électoralismes, de clientélismes, de carriérismes, de court-termismes ... sans parler des incompétences souvent notoires des personnes, de la collusion infernale entre les médias et le politique, et de la mainmise de l'ENA sur les divers rouages du pouvoir.
Depuis longtemps, aussi, on a confondu la gouvernance pour le peuple (c'est le sens athénien originel) et la gouvernance par le peuple. Le peuple ne demande jamais à gouverner - au contraire des ambitieux de tous poils et de tous bords - ; le peuple ne demande que le bien-vivre.Marc Halévy, 24/9/2016
Article paru en "Carte Blanche" dans l'ECHO du 26 septembre 2016.