Empirisme tautologique
Ce phénomène et cet instrument en interaction constituent un système en soi dont l'état global (la mesure proprement dite) trahit certaines caractéristiques du phénomène (le réel phénoménologique) qui elles-mêmes expriment les propriétés d'un processus sous-jacent (le réel ontologique).
Ce que le début du 20ème siècle a découvert, c'est que la mesure réalisée dépend de l'état du phénomène mesuré, mais aussi de l'état du système mesurant (par exemple sa vitesse ou son accélération pour le regard relativiste, ou son type de sensibilité pour le regard quantique).
Il faut dès lors entrevoir un protocole à trois étages pour décrypter la mesure c'est-à-dire l'expression de l'état global du système phénomène/instrument. Au premier étage, on fait la mesure c'est-à-dire qu'on quantifie certaines caractéristiques de l'état du système phénomène/instrument. Au deuxième étage, on tente d'éliminer, autant que faire se peut, de la mesure réalisée, tout ce qui dépend de l'état de l'instrument et des modalités d'interaction entre l'instrument et le phénomène, pour ne garder que les éléments propres au phénomène lui-même. Au troisième étage, on tente d'interpréter ces caractéristiques supposées du phénomène en espérant remonter au processus réel.
C'est sur ce dernier point que porte la célèbre querelle entre Einstein et Bohr ; pour ce dernier, ce passage au troisième étage est simplement impossible ; pour Einstein, il est indispensable, sinon la science est vaine.
Ce qu'il faut parfaitement bien comprendre, c'est le caractère tautologique de cette démarche. En effet, pour éliminer les effets de l'instrument et de l'interaction, et ne garder que les caractéristiques propres du phénomènes, il faut partir de la théorie qui explique ces effets, théorie que la mesure tente, précisément de valider. La théorie à valider est donc un maillon de cette démarche de validation. Cette faute logique s'appelle une tautologie.
On comprend donc que, plus les relations entre phénomène et instrument sont complexes et inextricables, plus la mesure ne prouve ni ne valide plus rien. C'est exactement cela qui est au cœur du modèle standard des particules et des "expériences" de collisionneurs comme celles du CERN à Genève.
On s'appuie sur une théorie pour concevoir et décrypter une expérience qui est censée valider la théorie en question. On voit donc que de telles expériences ne prouvent rien ou, mieux, qu'elles permettent de prouver n'importe quoi.
On comprend aussi combien délicate et risquée est la démarche qui tente, ensuite, de passer depuis ces caractéristiques phénoménologiques entachés de tant de relents tautologiques, jusqu'aux propriétés ontologiques des processus réels.
Il faut en tirer un conclusion sévère : lorsque l'on s'attaque à des phénomènes dont les caractéristiques commencent à devenir du même ordre de grandeur que celle de leur interaction avec un instrument de mesure, la bonne vieille méthode scientifique s'effondre puisqu'on ne sait plus ce que l'on mesure du phénomène ou de l'interaction mesurante.
Il convient donc d'envisager de changer de méthode. Une alternative, semble-t-il, serait axiomatique et fut celle utilisée par Einstein : partir d'une vision métaphysique de l'univers et descendre, progressivement, de cette vision aux processus réels supposés puis, de là, aux phénomènes possibles, puis, de là, aux interactions mesurantes envisageables, puis, de là, aux instruments de mesure imaginables, puis, de là, à l'expérience réalisée dont les résultats corroborent, ou non, d'un bloc, la totalité de la démarche. Une autre alternative serait celle de Bohr : renoncer à atteindre le niveau ontologique - voire remettre en cause son existence même - et limiter la science au seul cercle des approches phénoménologiques où les effets de mesure sont discernables et faibles par rapports aux phénomènes eux-mêmes.
Existerait-il une troisième voie qui pourrait prétendre pallier les faiblesses des deux précédentes ?
Marc Halévy, 6 février 2016.