La raison est-elle bien raisonnable ?
Le mot latin ratio possède beaucoup de sens ; il est un mot "tiroir" qui signifie autant "intelligence" que "système" ou "ordre" ou "règle" ou "plan" ou "méthode", ou "preuve" ou "rapport" ou "relation" …
On peut inférer de tout cela que serait rationnel ce qui se construit soit sur un modèle structuré rigoureux, soit avec une méthode structurée rigoureuse.
On le voit bien : la notion de "raison" est ambigüe et couvre bien des sens et acceptions dont, finalement, le seul point commun est la notion de "rigueur", de démarche rigoureuse. Mais n'est-ce pas tomber de Charybde en Scylla ? Car qu'est-ce que la rigueur ? L'idée de "rigueur" renvoie elle-même à celle de "loi" : appliquer la loi avec sévérité, sans état d'âme, … L'étymologie latine confirme : rigor désigne la dureté, la froideur, la raideur, la rigidité, la rudesse … le contraire de la mansuétude, de la souplesse, de la miséricorde, de la flexibilité.
La rigueur, comme la raison, s'oppose à la sensibilité, au sentiment.
Au fond, la raison consiste à appliquer systématiquement, rigoureusement et précisément une règle générale, sans autre considération, sans état d'âme, comme le calcul arithmétique impose, s'il veut être exact, l'application stricte des règles propres à chacune des opérations faites. La rationalité consiste, ainsi, à user d'une règle précise, systématique (pour décrire la structure d'un système) et méthodique (pour décrire la structure d'une méthode).
La rationalité est une quête systématique et méthodique de rigueur et de régularité (c'est-à-dire d'observance de la règle).
Par ailleurs, lorsqu'on parle de la "raison d'exister" d'un étant ou d'un phénomène, on parle autant de sa cause (son origine dans le passé) que de sa vocation (sa justification dans le futur). On parle donc de sa reliance, dans l'espace comme dans le temps, avec tous les autres étants et phénomènes qui existent. La raison, alors, prend le sens de "relation", de "rapport" à ce qui est autre que soi, hic et nunc.
Mais, d'où que l'on y regarde, on retombe toujours sur l'idée de règle : tel objet a sa raison d'être parce qu'il résulte de l'application rigoureuse d'une règle qui fait que les choses existent ou pas, du fait de leurs relations et de leur rapports entre elles toutes.
Si de telles règles existent, alors le Réel peut être qualifié de rationnel (ce fut la conclusion d'Hegel) ; sinon, il ne l'est pas.
La raison est ainsi la capacité d'appliquer rigoureusement, systématiquement et méthodiquement une règle de pensée afin de relier, entre eux, concepts et idées.
Mais la question métaphysique de fond demeure celle-ci : de quelle(s) règle(s) parle-t-on ? Cette question appelle une définition rigoureuse de l'idée de règle : qu'est-ce qu'une règle, de pensée ou autre ?
La regula latine renvoie au verbe rego (regere, rectum) qui signifie "diriger, conduire, mener, régir, gouverner" et pointe le mot rex (regis) qui est le "roi" : la règle est ce qui est édicté par le roi, détenteur de l'autorité suprême, qui distingue ce qui est correct de ce qui ne l'est pas et devrait, donc, être corrigé pour devenir conforme. Tous ces mots se tiennent.
De ce qui précède, il vient que la raison est ce qui applique la règle qui, elle-même, vient de l'autorité suprême. En ce sens, serait rationnel ce qui est conforme à la loi divine. Donc ce qui est "logique" puisque ce qui est logique, c'est ce qui est conforme au Logos.
Ceci nous mène à passer du latin au grec où, précisément, la "raison" se dit Logos … La boucle se boucle : la Raison est ce qui fait obéir à la Loi. Et, plus précisément, à la Loi cosmique ou divine et non, spécifiquement, aux lois des hommes qui, comme l'on sait, sont souvent parfaitement irrationnelles. Au plan métaphysique et cosmique, est rationnel ce qui est logique, ce qui est conforme à la loi de cohérence interne du Réel tel qu'il est et va.
Cette loi étant encore largement inconnue, il faut en conclure que les meilleurs des hommes sont des êtres encore bien peu rationnels (ne parlons pas des troupeaux d'animaux humains qui ne connaissent que leurs instincts) et que la raison humaine, malgré ses prétentions rationalistes et ses orgueils ratiocinants, est encore bien balbutiante.
Marc HALEVY, juin 2016