Solitude et isolement
L'individuation consiste à assumer, à développer et à affirmer sa propre différence au sein de son propre monde. L'intégration consiste à assumer, à développer et à affirmer sa propre interdépendance avec ce monde-là. Toute évolution personnelle est le fruit de la dialectique entre ces deux tensions, entre ce "dedans" individuant et ce "dehors" intégrant.
La solitude est le moment de l'individuation par l'affirmation de sa différence, alors que la fraternité est le moment de l'intégration par la conscience de son interdépendance. La solitude n'est pas négative ; elle est un moment de ressourcement de soi, en soi et par soi. Elle est jouissance de sa propre différence et de sa propre autonomie ; elle est intériorité pure et désirée. En revanche, l'isolement est une solitude contrainte, subie, imposée; elle est un désir de fraternité, d'interdépendance, de reliance ou de partage qui est refusé par les circonstances, par le monde, par les faits. Ce que l'isolement est par rapport à la solitude, la socialité l'est par rapport à la fraternité : le poids des autres, la promiscuité, la présence indésirée et inopportune d'autrui, l'insistance de l'autre à vouloir s'imposer, à envahir la solitude aimée.
Notre époque, avec un récurrence obsessionnelle, refuse et maudit la solitude pour "vendre" à bas prix de la "convivialité", du "partage", des "échanges" dont le vide, l'artificialité et la superficialité sont proprement navrants. Le goût pour la solitude est taxé de quasi névrose et est, à tout le moins, suspect de misanthropie et d'asocialité : il faut du "lien" !
Cette obsession ambiante vient de la grande confusion entre solitude (désirée et cultivée) et isolement (subi et douloureux). La solitude n'est pas une souffrance - tout au contraire -, l'isolement l'est comme, à l'inverse, la fraternité (désirée) est une bénédiction alors que la socialité (subie) est répugnante.
La solitude du dirigeant est une situation de fait qui n'a absolument rien de dramatique. L'entreprise n'est pas démocratique. Elle ne peut pas l'être. La démocratie est l'antithèse de l'efficacité : le processus démocratique est utile et parfois souhaitable lorsqu'il s'agit de traiter du bien commun, il est néfaste lorsqu'il s'agit de mener un projet précis à bien avec des moyens limités.
Un dirigeant doit être autonome (au sens étymologique d'être "sa propre loi") et capable d'assumer cette autonomie : les risques qu'il prend sont les siens et les décisions qu'il prend sont les siennes. Il est le moteur de son organisation. Cela n'empêche nullement ni la consultation, ni la discussion, ni la confrontation ; mais au final, il est seul face à sa décision. Et cette solitude, cette autonomie, bref : cette liberté, sont, sans doute, le cœur de sa motivation à être dirigeant, indépendant, artisan de son propre destin.
En revanche, le dirigeant isolé, coupé du monde qui l'entoure, incapable de nouer les relations et les reliances utiles à son projet, bloqué dans sa propre finitude dans une sorte de paranoïa schizophrénique, est un être qui souffre. Il ne parle à personne parce qu'il croit qu'il ne peut parler à personne. Il tourne en rond dans son intériorité démantibulée comme un ours en cage. Il aspire à une certaine interdépendance fraternelle, mais il ne s'en donne pas les moyens.
Au fond, un dirigeant est un être solitaire, autonome et différent, mais qui doit apprendre à nourrir sa solitude féconde par de la confraternité chaleureuse et fertile. Qu'il le veuille ou non, il est dans une posture aristocratique, au meilleur sens de ce terme.
Marc Halévy, 6 décembre 2015.